les etres qui nous inspirent le plus d affection ne sont pas toujours ceux que nous estimons le plus la tendresse du coeur n a pas besoin d admiration et d enthousiasme elle est fondee sur un sentiment d egalite qui nous fait chercher dans un ami un semblable un homme sujet aux memes passions aux memes faiblesses que nous la veneration commande une autre sorte d affection que cette intimite expansive de tous les instants qu on appelle l amitie j aurais bien mauvaise opinion d un homme qui ne pourrait aimer ce qu il admire j en aurais une plus mauvaise encore de celui qui ne pourrait aimer que ce qu il admire ceci soit dit en fait d amilie seulement l amour est tout autre il ne vit que d enthousiasme et tout ce qui porte atteinte a sa delicatesse exaltee le fletrit et le desseche mais le plus doux de tous les sentiments humains celui qui s alimente des miseres et des fautes connue des grandeurs et des actes heroiques celui qui est de tous les ages de notre vie qui se developpe en nous avec le premier sentiment de l etre et qui dure autant que nous celui qui double et etend reellement notre existence celui qui renait de ses propres cendres et se renoue aussi serre et aussi solide apres s etre brise ce sentiment la helas ce n est pas l amour vous le savez bien c est l amitie si je disais ici tout ce que je pense et tout ce que je sais de l amitie j oublierais que j ai une histoire a vous raconter et j ecrirais un gros traite en je ne sais combien de volumes mais je risquerais fort de trouver peu de lecteurs en ce siecle ou l amitie a tant passe de mode qu on n en trouve guere plus que d amour je me bornerai donc a ce que je viens d en indiquer peur poser ce preliminaire de mon recit a savoir qu un des amis que je regrette le plus et qui a le plus mele ma vie a la sienne ce n a pas ete le plus accompli et le meilleur de tous mais au contraire un jeune homme rempli de defauts et de travers que j ai meme meprise et bai a de certaines heures et pour qui cependant j ai ressenti une des plus puissantes et des plus invincibles sympathies que j aie jamais connues il se nommait horace dumontet il etait fils d un petit employe de province a quinze cents francs d appointements qui ayant epouse une heritiere campagnarde riche d environ dix mille ecus se voyait a la tete comme on dit de trois mille francs de rente l avenir c est a dire l avancement etait hypotheque sur son travail sa sante et sa bonne conduite c est a dire son adhesion aveugle a tous les actes et a toutes les formes d un gouvernement et d une societe quelconque personne ne sera etonne d apprendre que dans une situation aussi precaire et avec une aisance aussi bornee m et mme dumontet le pere et la mere de mon ami eussent resolu de donner a leur fils ce qu on appelle de l education c est a dire qu ils l eussent mis dans un college de province jusqu a ce qu il eut ete recu bachelier et qu ils l eussent envoye a paris pour y suivre les cours de la faculte a cette fin de devenir en peu d annees avocat ou medecin je dis que personne n en sera etonne parce qu il n est guere de famille dans une position analogue qui n ait fait ce reve ambitieux de donner a ses fils une existence independante l independance ou ce qu il se represente par ce mot emphatique c est l ideal du pauvre employe il a souffert trop de privations et souvent helas trop d humiliations pour ne pas desirer d en affranchir sa progeniture il croit qu autour de lui sont jetes en abondance des lots de toute sorte et qu il n a qu a se baisser pour ramasser l avenir brillant de sa famille l homme aspire a monter c est grace a cet instinct que se soutient encore l edifice si surprenant de fragilite et de duree de l inegalite sociale de toutes les professions qu un adolescent peut embrasser pour echapper a la misere jamais de nos jours les parents ne s aviseront d aller choisir la plus modeste et la plus sure la cupidite ou la vanite sont toujours juges on a tant d exemples de succes autour de soi des derniers rangs de la societe on voit s elever aux premieres places des prodiges de tout genre voire des prodiges de nullite et pourquoi disait m dumontet a sa femme notre horace ne parviendrait il pas comme un tel un tel et tant d autres qui avaient moins de dispositions et de courage que lui madame dumontet etait un peu effrayee des sacrifices que lui proposait son mari pour lancer horace dans la carriere mais le moyen de se persuader qu on n a pas donne le jour a l entant le plus intelligent et le plus favorise du ciel qui ait jamais existe madame dumontet etait une bonne femme toute simple elevee aux champs pleine de sens dans la sphere d idees que son education lui avait permis de parcourir mais en dehors de ce petit cercle il y avait tout un monde inconnu qu elle ne voyait qu avec les yeux de son mari quand il lui disait que depuis la revolution tous les francais sont egaux devant la loi qu il n y a plus de privileges et que tout homme de talent peut fendre la presse et arriver sauf a pousser un pou plus fort que ceux qui se trouvent places plus pres du but elle se rendait a ces bonnes raisons craignant de passer pour arrieree obstinee et de ressembler en cela aux paysans dont elle sortait le sacrifice que lui proposait dumontet n etait rien moins que celui d une moitie de leur revenu avec quinze cents francs disait il nous pouvons vivre et elever notre fille sous nos yeux modestement avec le surplus de nos rentes c est a dire avec mes appointements nous pouvons entretenir horace a taris sur un bon pied pendant plusieurs annees quinze cents francs pour etre a paris sur un bon pied a dix neuf ans et quand on est horace dumontet madame dumontet ne reculait devant aucun sacrifice la digne femme eut vecu de pain noir et marche sans souliers pour etre utile a son fils et agreable a son mari mais elle s affligeait de depenser tout d un coup les economies qu elle avait faites depuis son mariage et qui s elevaient a une dizaine de mille francs pour qui ne connait pas la petite vie de province et l incroyable habilete des meres de famille a rogner et grappiller sur tontes choses la possibilite d economiser plusieurs centaines d ecus par an sur trois mille francs de rente sans faire mourir de faim mari enfants servantes et chats paraitra fabuleuse mais ceux qui menent cette vie ou qui la voient de pres savent bien que rien n est plus frequent la femme sans talent sans fonctions et sans fortune n a d autre facon d exister et d aider l existence des siens qu en exercant l etrange industrie de se voler elle meme en retranchant chaque jour a la consommation de sa famille un peu du necessaire cela fait une triste vie sans charite sans gaiete sans variete et sans hospitalite mais qu importe aux riches qui trouvent la fortune publique tres equitablement repartie si ces gens la veulent elever leurs enfants comme les notres disent ils en parlant des petits bourgeois qu ils se privent et s ils ne veulent pas se priver qu ils en fassent des artisans et des manoeuvres les riches ont bien raison de parler ainsi au point de vue du droit social au point de vue du droit humain que dieu soit juge et pourquoi repondent les pauvres gens du fond de leurs tristes demeures pourquoi nos enfants ne marcheraient ils pas de pair avec ceux du gros industriel et du noble seigneur l education nivelle les hommes et dieu nous commande de travailler a ce nivellement vous aussi vous avez bien raison eternellement raison braves parents au point de vue general et malgre les rudes et frequentes defaites de vos esperances il est certain que longtemps encore nous marcherons vers l egalite par cette voie de votre ambition legitime et de votre vanite naive mais quand ce nivellement des droits et des esperances sera accompli quand tout homme trouvera dans la societe le milieu ou son existence sera non seulement possible mais utile et feconde il faut bien esperer que chacun consultera ses forces et se jugera dans le calme de la liberte avec plus de raison et de modestie qu on ne le fait a cette heure dans la fievre de l inquietude et dans l agitation de la lutte il viendra un temps je le crois fermement ou tous les jeunes gens ne seront pas resolus a devenir chacun le premier homme de son siecle ou a se bruler la cervelle dans ce temps la chacun ayant des droits politiques et l exercice de ces droits etant considere comme une des faces de la vie de tout citoyen il est vraisemblable que la carriere politique ne sera plus encombree de ces ambitions palpitantes qui s y precipitent aujourd hui avec tant d aprete dedaigneuses de toute autre fonction que celle de primer et de gouverner les hommes tant il y a que madame dumontet qui comptait sur ses dix mille francs d economie pour doter sa fille consentit a les entamer pour l entretien de son fils a paris se reservant d economiser desormais pour marier camille la jeune soeur d horace voila donc horace sur le beau pave de paris avec son titre de bachelier et d etudiant en droit ses dix neuf ans et ses quinze cents livres de pension il y avait deja un an qu il y faisait ou qu il etait cense y faire ses etudes lorsque je fis connaissance avec lui dans un petit cafe pres le luxembourg ou nous allions prendre le chocolat et lire les journaux tous les matins ses manieres obligeantes son air ouvert son regard vif et doux me gagnerent a la premiere vue entre jeunes gens on est bientot lie il suffit d etre assis plusieurs jours de suite a la meme table et d avoir a echanger quelques mots de politesse pour qu au premier matin de soleil et d expansion la conversation s engage et se prolonge du cafe au fond des allees du luxembourg c est ce qui nous arriva en effet par une matinee de printemps les lilas etaient en fleur le soleil brillait joyeusement sur le comptoir d acajou a bronzes dores de madame poisson la belle directrice du cafe nous nous trouvames je ne sais comment horace et moi sur les bords du grand bassin bras dessus bras dessous causant comme de vieux amis et ne sachant point encore le nom l un de l autre car si l echange de nos idees generales nous avait subitement rapproches nous n etions pas encore sortis de cette reserve personnelle qui precisement donne une confiance mutuelle aux personnes bien elevees tout ce que j appris d horace ce jour la c est qu il etait etudiant en droit tout ce qu il sut de moi c est que j etudiais la medecine il ne me fit de questions que sur la maniere dont j envisageais la science a laquelle je m etais voue et reciproquement je vous admire me dit il au moment de me quitter ou plutot je vous envie vous travaillez vous ne perdez pas de temps vous aimez la science vous avez de l espoir vous marchez droit au but quant a moi je suis dans une voie si differente qu au lieu d y perseverer je ne cherche qu a en sortir j ai le droit en horreur ce n est qu un tissu de mensonges contre l equite divine et la verite eternelle encore si c etaient des mensonges lies par un systeme logique mais ce sont au contraire des mensonges qui se contredisent impudemment les uns les autres afin que chacun puisse faire le mal par les moyens de perversite qui lui sont propres je declare infame ou absurde tout jeune homme qui pourra prendre au serieux l etude de la chicane je le meprise je le hais il parlait avec une vehemence qui me plaisait et qui cependant n etait pas tout a fait exempte d un certain parti pris d avance on ne pouvait douter de sa sincerite en l ecoutant mais on voyait qu il ne fulminait pas ses imprecations pour la premiere fois elles lui venaient trop naturellement pour n etre pas etudiees qu on me pardonne ce paradoxe apparent si l on ne comprend pas bien ce que j entends par la on entrera difficilement dans le secret de ce caractere d horace malaise a definir malaise a mesurer juste pour moi meme qui l ai tant etudie c etait un melange d affectation et de naturel si delicatement unis que l on ne pouvait plus distinguer l un de l autre ainsi qu il arrive dans la preparation de certains mets ou de certaines essences ou le gout ni l odorat ne peuvent plus reconnaitre les elements primitifs j ai vu des gens a qui des l abord horace deplaisait souverainement et qui le tenaient pour pretentieux et boursoufle au supreme degre j en ai vu d autres qui s engouaient de lui sur le champ et n en voulaient plus demordre soutenant qu il etait d une candeur et d un laisser aller sans exemple je puis vous affirmer que les uns et les autres se trompaient ou plutot qu ils avaient raison de part et d autre horace etait affecte naturellement est ce que vous ne connaissez pas des gens ainsi faits qui sont venus au monde avec un caractere et des manieres d emprunt et qui semblent jouer un role tout en jouant serieusement le drame de leur propre vie ce sont des gens qui se copient eux memes esprits ardents et portes par nature a l amour des grandes choses que leur milieu soit prosaique leur elan n en est pas moins romanesque que leurs facultes d execution soient bornees leurs conceptions n en sont pas moins demesurees aussi se drapent ils perpetuellement avec le manteau du personnage qu ils ont dans l imagination ce personnage est bien l homme meme puisqu il est son reve sa creation son mobile interieur l homme reel marche a cote de l homme ideal et comme nous voyons deux representations de nous memes dans une glace fendue par le milieu nous distinguons dans cet homme dedouble pour ainsi dire deux images qui ne sauraient se detacher mais qui sont pourtant bien distinctes l une de l autre c est ce que nous entendons par le mot de seconde nature qui est devenu synonyme d habitude horace donc etait ainsi il avait nourri en lui meme un tel besoin de paraitre avec tous ses avantages qu il etait toujours habille pare reluisant au moral comme au physique la nature semblait l aider a ce travail perpetuel sa personne etait belle et toujours posee dans des altitudes elegantes et faciles un bon gout irreprochable ne presidait pas toujours a sa toilette ni a ses gestes mais un peintre eut pu trouver en lui a tous les instants du jour un effet a saisir il etait grand bien fait robuste sans etre lourd sa figure etait tres noble grace a la purete des lignes et pourtant elle n etait pas distinguee ce qui est bien different la noblesse est l ouvrage de la nature la distinction est celui de l art l une est nee avec nous l autre s acquiert elle reside dans un certain arrangement et dans l expression habituelle la barbe noire et epaisse d horace etait taillee avec un dandysme qui sentait son quartier latin d une lieue et sa forte chevelure d ebene s epanouissait avec une profusion qu un dandy veritable aurait eu le soin de reprimer mais lorsqu il passait sa main avec impetuosite dans ce flot d encre jamais le desordre qu elle y portait n etait ridicule ou nuisible a la beaute du front horace savait parfaitement qu il pouvait impunement deranger dix fois par heure sa coiffure parce que selon l expression qui lui echappa un jour devant moi ses cheveux etaient admirablement bien plantes il etait habille avec une sorte de recherche il avait un tailleur sans reputation et sans notions de la vraie fashion mais qui avait l esprit de le comprendre et de hasarder toujours avec lui un parement plus large une couleur de gilet plus tranchee une coupe plus cambree un gilet mieux bombe en plastron qu il ne le faisait pour ses autres jeunes clients horace eut ete parfaitement ridicule sur le boulevard de gand mais au jardin du luxembourg et au parterre de l odeon il etait le mieux mis le plus degage le plus serre des cotes le plus etoffe des flancs le plus voyant comme on dit en style de journal des modes il avait le chapeau sur l oreille ni trop ni trop peu et sa canne n etait ni trop grosse ni trop legere ses habits n avaient pas ce moelleux de la maniere anglaise qui caracterise les vrais elegants en revanche ses mouvements avaient tant de souplesse et il portait ses revers inflexibles avec tant d aisance et de grace naturelle que du fond de leurs carrosses ou du haut de leurs avant scenes les dames du noble faubourg voire les jeunes avaient pour lui un regard en passant horace savait qu il etait beau et il le faisait sentir continuellement quoiqu il eut l esprit de ne jamais parler de sa figure mais il etait toujours occupe de celle des autres il en remarquait minutieusement et rapidement toutes les defectuosites toutes les particularites desagreables et naturellement il vous amenait par ses observations railleuses a comparer interieurement sa personne a celle de ses victimes il etait mordant sur ce sujet la et comme il avait un nez admirablement dessine et des yeux magnifiques il etait sans pitie pour les nez mal faits et pour les yeux vulgaires il avait pour les bossus une compassion douloureuse et chaque fois qu il m en faisait remarquer un j avais la naivete de regarder en anatomiste sa charpente dorsale dont les vertebres fremissaient d un secret plaisir quoique le visage n exprimat qu un sourire d indifference pour cet avantage frivole d une belle conformation si quelqu un s endormait dans une attitude genee ou disgracieuse horace etait toujours le premier a en rire cela me forca de remarquer lorsqu il habita ma chambre ou que je le surpris dans la sienne qu il s endormait toujours avec un bras plie sous la nuque ou rejete sur la tete comme les statues antiques et ce fut cette observation en apparence puerile qui me conduisit a comprendre cette affectation naturelle c est a dire innee dont j ai parle plus haut meme en dormant meme seul et sans miroir horace s arrangeait pour dormir noblement un de nos camarades pretendait mechamment qu il posait devant les mouches que l on me pardonne ces details je crois qu ils etaient necessaires et je reviens a mes premiers entretiens avec lui le jour suivant je lui demandai pourquoi ayant une telle repugnance pour le droit il ne se livrait pas a l etude de quelque autre science mon cher monsieur me dit il avec une assurance qui n etait pas de son age et qui semblait empruntee a l experience d un homme de quarante ans il n y a aujourd hui qu une profession qui conduise a tout c est celle d avocat qu est ce donc que vous appelez tout lui demandai je pour le moment me repondit il la deputation est tout mais attendez un peu et nous verrons bien autre chose oui vous comptez sur une nouvelle revolution mais si elle n arrive pas comment vous arrangerez vous pour etre depute vous avez donc de la fortune non pas precisement mais j en aurai a la bonne heure en ce cas il s agit pour vous d avoir votre diplome et vous n aurez pas besoin d exercer je le croyais sincerement dans une position de fortune assez eminente pour legitimer sa confiance il hesita quelques instants puis n osant me confirmer dans mon erreur ni m en tirer brusquement il reprit il faut exercer pour etre connu sans aucun doute avant deux ans les capacites seront admises a la candidature il faut donc faire preuve de capacite deux ans cela me parait bien peu d ailleurs il vous faut bien le double pour etre recu avocat et pour avoir fait vos preuves de capacite encore serez vous loin de l age est ce que vous croyez que l age ne sera pas abaisse comme le cens a la prochaine session peut etre je ne le crois pas mais enfin c est une question de temps et je crois qu un peu plus tot ou un peu plus tard vous arriverez si vous en avez la ferme resolution n est il pas vrai me dit il avec un sourire de beatitude et un regard etincelant de fierte qu il ne faut que cela dans le monde et que de si bas que l on parte on peut gravir aux sommites sociales si l on a dans le sein une pensee d avenir je n en doute pas lui repondis je le tout est de savoir si l on aura plus ou moins d obstacles a renverser et cela est le secret de la providence non mon cher s ecria t il en passant familierement son bras sous le mien le tout est de savoir si l on aura une volonte plus forte que tous les obstacles et cela ajouta t il en frappant avec force sur son thorax sonore je l ai nous etions arrives tout en causant en face de la chambre des pairs horace semblait pret a grandir comme un geant dans un conte fantastique je le regardai et remarquai que malgre sa barbe precoce la rondeur des contours de son visage accusait encore l adolescence son enthousiasme d ambition rendait le contraste encore plus sensible quel age avez vous donc lui demandai je devinez me dit il avec un sourire au premier abord on vous donnerait vingt cinq ans lui repondis je mais vous n en avez peut etre pas vingt effectivement je ne les ai pas encore et que voulez vous conclure que votre volonte n est agee que de deux ou trois ans et que par consequent elle est bien jeune et bien fragile encore vous vous trompez s ecria horace ma volonte est nee avec moi elle a le meme age que moi cela est vrai dans le sens d aptitude et d inneite mais enfin je presume que cette volonte ne s est pas encore exercee beaucoup dans la carriere politique il ne peut pas y avoir longtemps que vous songez serieusement a etre depute car il n y a pas longtemps que vous savez ce que c est qu un depute soyez certain que je l ai su d aussi bonne heure qu il est possible a un enfant a peine comprenais je le sens des mots qu il y avait dans celui la pour moi quelque chose de magique il y a la une destinee voyez vous la mienne est d etre un homme parlementaire oui oui je parlerai et je ferai parler de moi soit lui repondis je vous avez l instrument c est un don de dieu apprenez maintenant la theorie qu entendez vous par la le droit la chicane oh si ce n etait que cela je veux dire apprenez la science de l humanite l histoire la politique les religions diverses et puis jugez combinez formez vous une certitude vous voulez dire des idees reprit il avec ce sourire et ce regard qui imposaient par leur conviction triomphante j en ai deja des idees et si vous voulez que je vous le dise je crois que je n en aurai jamais de meilleures car nos idees viennent de nos sentiments et tous mes sentiments a moi sont grands oui monsieur le ciel m a fait grand et bon j ignore quelles epreuves il me reserve mais je le dis avec un orgueil qui ne pourrait faire rire que des sots je me sens genereux je me sens fort je me sens magnanime mon ame fremit et mon sang bouillonne a l idee d une injustice les grandes choses m enivrent jusqu au delire je n en tire et n en peux tirer aucune vanite ce me semble mais je le dis avec assurance je me sens de la race des heros je ne pus reprimer un sourire mais horace qui m observait vit que ce sourire n avait rien de malveillant vous etes surpris me dit il que je m abandonne ainsi devant vous que je connais a peine a des sentiments qu ordinairement on ne laisse pas percer meme devant son meilleur ami croyez vous qu on soit plus modeste pour cela non certes et l on est moins sincere eh bien donc sachez que je me trouve meilleur et moins ridicule que tous ces hypocrites qui se croyant in petto des demi dieux baissent sournoisement la tete et affectent une pruderie pretendue de bon gout ceux la sont des egoistes des ambitieux dans le sens haissable du mot et de la chose loin de laisser etaler cet enthousiasme qui est sympathique et autour duquel viennent se grouper toutes les idees fortes toutes les ames genereuses et par quel autre moyen s operent les grandes revolutions ils caressent en secret leur etroite superiorite et de peur qu on ne s en effraie ils la derobent aux regards jaloux pour s en servir adroitement le jour ou leur fortune sera faite je vous dis que ces hommes la ne sont bons qu a gagner de l argent et a occuper des places sous un gouvernement corrompu mais les hommes qui renversent les pouvoirs iniques ceux qui agitent les passions genereuses ceux qui remuent serieusement et noblement le monde les mirabeau les danton les pitt allez voir s ils s amusent aux gentillesses de la modestie il y avait du vrai dans ce qu il disait et il le disait avec tant de conviction qu il ne me vint pas dans l idee de le contredire quoique j eusse des lors par education peut etre autant que par nature l outrecuidance en horreur mais horace avait cela de particulier qu en le voyant et en l ecoutant on etait sous le charme de sa parole et de son geste quand on le quittait on s etonnait de ne pas lui avoir demontre son erreur mais quand on le retrouvait on subissait de nouveau le magnetisme de son paradoxe je me separai de lui ce jour la tres frappe de son originalite et me demandant si c etait un fou ou un grand homme je penchais pour la derniere opinion puisque vous aimez tant les revolutions lui dis je le lendemain vous avez du vous battre l an dernier aux journees de juillet helas j etais en vacances me repondit il mais la aussi dans ma petite province j ai agi et si je n ai pas couru de dangers ce n est pas ma faute j ai ete de ceux qui se sont organises en garde urbaine volontaire et qui ont veille au maintien de la conquete nous passions des nuits de faction le fusil sur l epaule et si l ancien systeme eut lutte s il eut envoye de la troupe contre nous comme nous nous y attendions je me flatte que nous nous serions mieux conduits que tous ces vieux epiciers qui ont ete ensuite admis a faire partie de la garde nationale lorsque le gouvernement l a organisee ceux la n avaient pas bouge de leurs boutiques lorsque l evenement etait encore incertain et c est nous qui faisions la ronde autour de la ville pour les preserver d une reaction du dehors quinze jours apres lorsque le danger fut eloigne ils nous auraient passe leurs baionnettes au travers du corps si nous eussions crie vive la liberte ce jour la ayant cause assez longtemps avec lui je lui proposai de rester avec moi jusqu a l heure du diner et ensuite de venir diner rue de l ancienne comedie chez pinson le plus honnete et le plus affable des restaurateurs du quartier latin je le traitai de mon mieux et il est certain que la cuisine de m pinson est excellente tres saine et a bon marche son petit restaurant est le rendez vous des jeunes aspirants a la gloire litteraire et des etudiants ranges depuis que son collegue et rival dagnaux officier de la garde nationale equestre avait fait des prodiges de valeur dans les emeutes toute une phalange d etudiants ses habitues avait jure de ne plus franchir le seuil de ses domaines et s etait rejetee sur les cotelettes plus larges et les biftecks plus epais du pacifique et bienveillant pinson apres diner nous allames a l odeon voir madame dorval et lockroy dans antony de ce jour la connaissance fut faite et l amitie nouee completement entre horace et moi ainsi lui disais je dans un entr acte vous trouvez l etude de la medecine encore plus repoussante que celle du droit mon cher repondit il je vous avoue que je ne comprends rien a votre vocation se peut il que vous puissiez plonger chaque jour vos mains vos regards et votre esprit dans celle boue humaine sans perdre tout sentiment de poesie et toute fraicheur d imagination il y a quelque chose de pis que de dissequer les morts lui dis je c est d operer les vivants la il faut plus de courage et de resolution je vous assure l aspect du plus hideux cadavre fait moins de mal que le premier cri de douleur arrache a un pauvre enfant qui ne comprend rien au mal que vous lui faites c est un metier de boucher si ce n est pas une mission d apotre on dit que le coeur se desseche a ce metier la reprit horace ne craignez vous pas de vous passionner pour la science au point d oublier l humanite comme ont fait tous ces grands anatomistes que l on vante et dont je detourne les yeux comme si je rencontrais le bourreau j espere repondis je arriver juste au degre de sang froid necessaire pour etre utile sans perdre le sentiment de la pitie et de la sympathie humaine pour arriver au calme indispensable j ai encore du chemin a faire et je ne crois pas d ailleurs que le coeur s endurcisse c est possible mais enfin les sens s enervent l imagination se detend le sentiment du beau et du laid se perd on ne voit plus de la vie qu un certain cote materiel ou tout l ideal arrive a l idee d utilite avez vous jamais connu un medecin poete je pourrais vous demander egalement si vous connaissez beaucoup de deputes poetes il ne me semble pas que la carriere politique telle que je l envisage de nos jours soit propre a conserver la fraicheur de l imagination et le fragile coloris de la poesie si la societe etait reformee s ecria horace cette carriere pourrait etre le plus beau developpement pour la vigueur du cerveau et la sensibilite du coeur mais il est certain que la route tracee aujourd hui est dessechante quand je songe que pour etre apte a juger des verites sociales ou la philosophie devrait etre l unique lumiere il faut que je connaisse le code et le digeste que je m assimile pothier ducaurroy et rogron que je travaille en un mot a m abrutir et que afin de me mettre en contact avec les hommes de mon temps je descende a leur niveau oh alors je songe serieusement a me retirer de la politique mais dans ce cas que feriez vous de cet enthousiasme qui vous devore de cette grandeur d ame qui deborde en vous et quel aliment donneriez vous a cette volonte de fer dont vous me faisiez un reproche de douter il y a peu de jours il prit sa tete entre ses deux mains appuya ses coudes sur la barre qui separe le parterre de l orchestre et resta plonge dans ses reflexions jusqu au lever de la toile puis il ecouta le troisieme acte d antony avec une attention et une emotion tres grandes et les passions s ecria t il lorsque l acte fut fini pour combien comptez vous les passions dans la vie parlez vous de l amour lui repondis je la vie telle que nous nous la sommes faite admet en ce genre tout ou rien vouloir etre a la fois amant comme antony et citoyen comme vous n est pas possible il faut opter c est bien justement la ce que je pensais en ecoutant cet antony si dedaigneux de la societe si outre contre elle si revolte contre tout ce qui fait obstacle a son amour avez vous jamais aime vous peut etre qu importe demandez a votre propre coeur ce que c est que l amour dieu me damne si je m en doute s ecria t il en haussant les epaules est ce que j ai jamais eu le temps d aimer moi est ce que je sais ce que c est qu une femme je suis pur mon cher pur comme une oie ajouta t il en eclatant de rire avec beaucoup de bonhomie et dussiez vous me mepriser je vous dirai que jusqu a present les femmes m ont fait plus de peur que d envie j ai pourtant beaucoup de barbe au menton et beaucoup d imagination a satisfaire eh bien c est la surtout ce qui m a preserve des egarements grossiers ou j ai vu tomber mes camarades je n ai pas encore rencontre la vierge ideale pour laquelle mon coeur doit se donner la peine de battre ces malheureuses grisettes que l on ramasse a la chaumiere et autres bergeries immondes me font tant de pitie que pour tous les plaisirs de l enfer je ne voudrais pas avoir a me reprocher la chute d un de ces anges deplumes et puis cela a de grosses mains des nez retrousses cela fait des pa ta qu est ce et vous reproche son malheur dans des lettres a mourir de rire il n y a pas meme moyen d avoir avec cela un remords serieux moi si je me livre a l amour je veux qu il me blesse profondement qu il m electrise qu il me navre ou qu il m exalte au troisieme ciel et m enivre de voluptes point de milieu l un ou l autre l un et l autre si l on veut mais pas de drame d arriere boutique pas de triomphe d estaminet je veux bien souffrir je veux bien devenir fou je veux bien m empoisonner avec ma maitresse ou me poignarder sur son cadavre mais je ne veux pas etre ridicule et surtout je ne veux pas m ennuyer un milieu de ma tragedie et la finir par un trait de vaudeville mes compagnons raillent beaucoup mon innocence ils font les don juan sous mes yeux pour me tenter ou m eblouir et je vous assure qu ils le font a bon marche je leur souhaite bien du plaisir mais j en desire un autre pour mon compte a quoi songez vous ajouta t il en me voyant detourner la tete pour lui cacher une forte envie de rire je songe lui dis je que j ai demain a dejeuner chez moi une grisette fort aimable a laquelle je veux vous presenter oh que dieu me preserve de ces parties la s ecria t il j ai cinq ou six de mes amis que je suis condamne a ne plus entrevoir qu a travers le fantome leger de leurs menageres a la quinzaine je sais par coeur le vocabulaire de ces femelles fi vous me scandalisez vous que je croyais plus grave que tous ces absurdes compagnon je les fuis depuis huit jours pour m attacher a vous qui me semblez un homme serieux et qui a coup sur avez des moeurs elegantes pour un etudiant et voila que vous avez une femme vous aussi mon dieu ou irai je me cacher pour ne plus rencontrer de ces femmes la il faudra pourtant vous risquer a voir la mienne je vous dis que j y tiens et que j irai vous chercher si vous ne venez pas dejeuner demain avec elle chez moi si vous etes degoute d elle je vous avertis que je ne suis pas l homme qui vous en debarrasserai mon cher horace je vais vous rassurer en vous declarant que si vous etiez tente de la debarrasser de moi il faudrait commencer par me couper la gorge parlez vous serieusement le plus serieusement du monde en ce cas j accepte votre invitation j aurai du plaisir a voir de plus pres un veritable amour pour une grisette n est ce pas cela vous etonne eh bien oui cela m etonne quant a moi je n ai jamais vu qu une femme que j aurais pu aimer si elle avait eu vingt ans de moins c etait une douairiere de province une chatelaine encore blonde jadis belle et parlant marchant accueillant et congediant d une certaine facon aupres de laquelle toutes les femmes que j avais vues jusque la me semblerent des gardeuses de dindons cette dame etait d une ancienne famille elle avait la taille d une guepe les mains d une vierge de raphael les pieds d une sylphide le visage d une momie et la langue d une vipere mais je me suis bien promis de ne jamais prendre une maitresse belle aimable et jeune a moins qu elle n ait ces pieds et ces mains la et surtout ces manieres aristocratiques et beaucoup de dentelles blanches sur des cheveux blonds mon cher horace lui dis je vous etes encore loin du temps ou vous aimerez et peut etre n aimerez vous jamais dieu vous entende s ecria t il si j aime une fois je suis perdu adieu ma carriere politique adieu mon austere et vaste avenir je ne sais rien etre a demi voyons serai je orateur serai je poete serai je amoureux si nous commencions par etre etudiants lui dis je helas vous en parlez a votre aise repondit il vous etes etudiant et amoureux moi je n aime pas et j etudie encore moins horace m inspirait le plus vif interet je n etais pas absolument convaincu de cette force heroique et de cet austere enthousiasme qu il s attribuait dans la sincerite de son coeur je voyais plutot en lui un excellent enfant genereux candide plus epris de beaux reves que capable encore de les realiser mais sa franchise et son aspiration continuelle vers les choses elevees me le faisaient aimer sans que j eusse besoin de le regarder comme un heros cette fantaisie de sa part n avait rien de deplaisant elle temoignait de son amour pour le beau ideal de deux choses l une me disais je ou il est appele a etre un homme superieur et un instinct secret auquel il obeit naivement le lui revele ou il n est qu un brave jeune homme qui cette fievre apaisee verra eclore en lui une bonte douce une conscience paisible echauffee de temps a autre par un rayon d enthousiasme apres tout je l aimais mieux sous ce dernier aspect j eusse ete plus sur de lui voir perdre cette fatuite candide sans perdre l amour du beau et du bien l homme superieur a une terrible destinee devant lui les obstacles l exasperent et son orgueil est parfois tenace et violent au point de l egarer et de changer en une puissance funeste celle que dieu lui avait donnee pour le bien d une maniere ou de l autre horace me plaisait et m attachait ou j avais a le seconder dans sa force ou j avais a le secourir dans sa faiblesse j etais plus age que lui de cinq a six ans j etais doue d une nature plus calme mes projets d avenir etaient assis et ne me causaient plus de souci personnel dans l age des passions j etais preserve des fautes et des souffrances par une affection pleine de douceur et de verite je sentais que tout ce bonheur etait un don gratuit de la providence que je ne l avais pas merite assez pour en jouir seul et que je devais faire profiter quelqu un de cette serenite de mon ame en la posant comme un calmant sur une autre ame irritable ou envenimee je raisonnais en medecin mais mon intention etait bonne et sauf a repeter les innocentes vanteries de mon pauvre horace je dirai que moi aussi j etais bon et plus aimant que je ne savais l exprimer la seule chose clairement absurde et blamable que j eusse trouvee dans mon nouvel ami c etait cette aspiration vers la femme aristocratique en lui republicain farouche mauvais juge a coup sur en fait de belles manieres et dedaigneux avec exageration des formes naives et brusques dont il n etait certes pas lui meme aussi decrasse qu il en avait la pretention j avais resolu de lui faire faire connaissance avec eugenie plus tot que plus tard m imaginant que la vue de cette simple et noble creature changerait ses idees ou leur donnerait au moins un cours plus sage il la vit et fut frappe de sa bonne grace mais il ne la trouva point aussi belle qu il s etait imagine devoir etre une femme aimee serieusement elle n est que bien me dit il entre deux portes il faut qu elle ait enormement d esprit elle a plus de jugement que d esprit lui repondis je et ses anciennes compagnes l ont jugee fort sotte elle servit notre modeste dejeuner qu elle avait prepare elle meme et cette action prosaique souleva de degout le coeur altier d horace mais lorsqu elle s assit entre nous deux et qu elle lui fit les honneurs avec une aisance et une convenance parfaites il fut frappe de respect et changea tout a coup de maniere d etre jusque la il avait ecrase ma pauvre eugenie de paradoxes fort spirituels qui ne l avaient meme pas fait sourire ce qu il avait pris pour un signe d admiration lorsqu il put pressentir en elle un juge au lieu d une dupe il devint serieux et prit autant de peine pour paraitre grave qu il venait d en prendre pour paraitre leger il etait trop tard il avait produit sur la severe eugenie une impression facheuse mais elle ne lui en temoigna rien et a peine le dejeuner fut il acheve qu elle se retira dans un coin de la chambre et se mit a coudre ni plus ni moins qu une grisette ordinaire horace sentit son respect s en aller comme il etait venu mon petit appartement situe sur le quai des augustins etait compose de trois pieces et ne me coutait pas moins de trois cents francs de loyer j etais dans mes meubles c etait du luxe pour un etudiant j avais une salle a manger une chambre a coucher et entre les deux un cabinet d etude que je decorais du nom de salon c est la que nous primes le cafe horace voyant des cigares en alluma un sans facon pardon lui dis je en lui prenant le bras ceci deplait a eugenie je ne fume jamais que sur le balcon il prit la peine de demander pardon a eugenie de sa distraction mais au fond il etait surpris de me voir traiter ainsi une femme qui etait en train d ourler mes cravates mon balcon couronnait le dernier etage de la maison eugenie l avait ombrage de liserons et de pots de senteur qu elle avait semes dans deux caisses d oranger les orangers etaient fleuris et quelques pots de violettes et de reseda completaient les delices de mon divan je fis a horace les honneurs du morceau de vieille tenture qui me servait de tapis d orient et du coussin de cuir sur lequel j appuyais mon coude pour fumer ni plus ni moins voluptueusement qu un pacha la vitre de la fenetre separait le divan de la chaise sur laquelle eugenie travaillait dans le cabinet de cette facon je la voyais j etais avec elle sans l incommoder de la fumee de mon tabac quand elle vit horace sur le tapis au lieu de moi elle baissa doucement et sans affectation le rideau de mousseline de la croisee entre elle et nous feignant d avoir trop de soleil mais effectivement par un sentiment de pudeur qu horace comprit fort bien je m etais assis sur une des caisses d oranger derriere lui il y avait de la place bien juste pour deux personnes et pour quatre ou cinq pots de fleurs sur cet etroit belvedere mais nous embrassions d un coup d oeil la plus belle partie du cours de la seine toute la longueur du louvre jaune au soleil et tranchant sur le bleu du ciel tous les ponts et tous les quais jusqu a l hotel dieu en face de nous la sainte chapelle dressait ses aiguilles d un gris sombre et son fronton aigu au dessus des maisons de la cite la belle tour de saint jacques la boucherie elevait un peu plus loin ses quatre lions geants jusqu au ciel et la facade de notre dame formait le tableau a droite de sa masse elegante et solide c etait un beau coup d oeil d un cote le vieux paris avec ses monuments venerables et son desordre pittoresque de l autre le paris de la renaissance se confondant avec le paris de l empire l oeuvre de medicis de louis xiv et de napoleon chaque colonne chaque porte etait une page de l histoire de la royaute nous venions de lire dans sa nouveaute notre dame de paris nous nous abandonnions naivement comme tout le monde alors ou du moins comme tous les jeunes gens au charme de poesie repandu fraichement par cette oeuvre romantique sur les antiques beautes de notre capitale c etait comme un coloris magique a travers lequel les souvenirs effaces se ravivaient et grace au poete nous regardions le faite de nos vieux edifices nous en examinions les formes tranchees et les effets pittoresques avec des yeux que nos devanciers les etudiants de l empire et de la restauration n avaient certainement pas eus horace etait passionne pour victor hugo il en aimait avec fureur toutes les etrangetes toutes les hardiesses je ne discutais point quoique je ne fusse pas toujours de son avis mon gout et mon instinct me portaient vers une forme moins accidentee vers une peinture aux contours moins apres et aux ombres moins dures je le comparais a salvator rosa qui a vu avec les yeux de l imagination plus qu avec ceux de la science mais pourquoi aurais je fait contre horace la guerre aux mots et aux figures ce n est pas a dix neuf ans qu on recule devant l expression qui rend une sensation plus vive et ce n est pas a vingt cinq ans qu on la condamne non l heureuse jeunesse n est point pedante elle ne trouve jamais de traduction trop energique pour rendre ce qu elle eprouve avec tant d energie elle meme et c est bien quelque chose pour un poete que de donner a sa contemplation une certaine forme assez large et assez frappante pour qu une generation presque entiere ouvre les yeux avec lui et se mette a jouir des memes emotions qui l ont inspire il en a ete ainsi les plus recalcitrants d entre nous ceux qui avaient besoin pour se rafraichir la vue de lire en fermant notre dame de paris une page de paul et virginie ou comme a dit un elegant critique de repasser bien vite le plus cristallin des sonnets de petrarque n en ont pas moins mis sur leurs yeux delicats ces lunettes aux couleurs bigarrees qui faisaient voir tant de choses nouvelles et apres qu ils ont joui de ce spectacle plein d emotions les ingrats ont pretendu que c etaient la d etranges lunettes etranges tant que vous voudrez mais sans ce caprice du maitre et avec vos yeux nus auriez vous distingue quelque chose horace faisait a ma critique de minces concessions j en faisais de plus larges a son enthousiasme et apres avoir discute nos regards suivant au vol les hirondelles et les corbeaux qui rasaient nos tetes allaient se reposer avec eux sur les tours de notre dame eternel objet de notre contemplation elle a eu sa part de nos amours la vieille cathedrale comme ces beautes delaissees qui reviennent de mode et autour desquelles la foule s empresse des qu elles ont retrouve un admirateur fervent dont la louange les rajeunit je ne pretends pas faire de ce recit d une partie de ma jeunesse un examen critique de mon epoque mes forces n y suffiraient pas mais je ne pouvais repasser certains jours dans mes souvenirs sans rappeler l influence que certaines lectures exercerent sur horace sur moi sur nous tous cela fait partie de notre vie de nous memes pour ainsi dire je ne sais point separer dans ma memoire les impressions poetiques de mon adolescence de la lecture de rene et d atala au milieu de nos dissertations romantiques on sonna a la porte eugenie m en avertit en frappant un petit coup contre la vitre et j allai ouvrir c etait un eleve en peinture de l ecole d eugene delacroix nomme paul arsene surnomme le petit masaccio a l atelier ou j allais tous les jours faire un cours d anatomie a l usage des peintres salut au signor masaccio lui dis je en le presentant a horace qui jeta un regard glacial sur sa blouse malpropre et ses cheveux mal peignes voici un jeune maitre qui ira loin a ce qu on assure et qui vient en attendant me chercher pour la lecon non pas encore me repondit paul arsene vous avez plus d une heure devant vous je venais pour vous parler de choses qui me concernent particulierement auriez vous le loisir de m ecouter certainement repondis je et si mon ami est de trop il retournera fumer sur le balcon non reprit le jeune homme je n ai rien de secret a vous dire et comme deux avis valent mieux qu un je ne serai pas fache que monsieur m entende aussi asseyez vous lui dis je en allant chercher une quatrieme chaise dans l autre chambre ne faites pas attention dit le rapin en grimpant sur la commode et ayant mis sa casquette entre son coude et son genou il essuya d un mouchoir a carreaux sa figure inondee de sueur et parla en ces termes les jambes pendantes et le reste du corps dans l altitude du pensieroso monsieur j ai envie de quitter la peinture et d entrer dans la medecine parce qu on me dit que c est un meilleur etat je viens donc vous demander ce que vous en pensez vous me faites une question lui dis je a laquelle il est plus difficile de repondre que vous ne pensez je crois toutes les professions tres encombrees et par consequent tous les etats comme vous dites tres precaires de grandes connaissances et une grande capacite ne sont pas des garanties certaines d avenir enfin je ne vois pas en quoi la medecine vous offrirait plus de chances que les arts le meilleur parti a prendre c est celui que nos aptitudes nous indiquent et puisque vous avez assure t on les plus remarquables dispositions pour la peinture je ne comprends pas que vous en soyez deja degoute degoute moi oh non repliqua le masaccio je ne suis degoute de rien du tout et si l on pouvait gagner sa vie a faire de la peinture j aimerais mieux cela que toute autre chose mais il parait que c est si long si long mon patron dit qu il faudra dessiner le modele pendant deux ans au moins avant de manier le pinceau et puis avant d exposer il parait qu il faut encore travailler la peinture au moins deux ou trois ans et quand on a expose si on n est pas refuse on n est souvent pas plus avance qu auparavant j etais ce matin au musee je croyais que tout le monde allait s arreter devant le tableau de mon patron car enfin c est un maitre et un fameux celui la eh bien la moitie des gens qui passaient ne levaient seulement pas la tete et ils allaient tous regarder un monsieur qui s etait fait peindre en habit d artilleur et qui avait des bras de bois et une figure de carton passe pour ceux la c etaient de pauvres ignorants mais voila qu il est venu des jeunes gens eleves en peinture de differents ateliers et que chacun disait son mot ceux ci blamaient ceux la admiraient mais pas un n a parle comme j aurais voulu pas un ne comprenait je me suis dit alors a quoi bon faire de l art pour un public qui n y voit et qui n y entend goutte c etait bon dans les temps moi je vais prendre un autre metier pourvu que ca me rapporte de l argent voila un sale cretin me dit horace en se penchant vers mon oreille son ame est aussi crasseuse que sa blouse je ne partageais pas le mepris d horace je ne connaissais presque pas le masaccio mais je le savais intelligent et laborieux m delacroix en faisait grand cas et ses camarades avaient de l estime et de l amitie pour lui il fallait qu une pensee que je ne comprenais pas fut cachee sous ces manifestations de cupidite ingenue et comme il avait declare en commencant n avoir rien de secret a me dire je prevoyais bien que ce secret ne sortirait pas aisement il ne fallait pour se convaincre de l obstination du masaccio et en meme temps pour pressentir en lui quelque motif non vulgaire que regarder sa figure et observer ses manieres c etait le type peuple incarne dans un individu non le peuple robuste et paisible qui cultive la terre mais le peuple artisan chetif hardi intelligent et alerte c est dire qu il n etait pas beau cependant il etait de ceux dont les camarades d atelier disent il y a quelque chose de fameux a faire avec cette tete la c est qu il y avait dans sa tete en effet une expression magnifique sous la vulgarite des traits je n en ai jamais vu de plus energique ni de plus penetrante ses yeux etaient petits et meme voiles sous une paupiere courte et bridee cependant ces yeux la lancaient des flammes et le regard etait si rapide qu il semblait toujours pret a dechirer l orbite le nez etait trop court et le peu de distance entre le coin de l oeil et la narine donnait au premier aspect l air commun et presque bas a la face entiere mais cette impression ne durait qu un instant s il y avait encore de l esclave et du vassal dans l enveloppe le genie de l independance couvait interieurement et se trahissait par des eclairs la bouche epaisse ombragee d une naissante moustache noire irregulierement plantee la figure large le menton droit serre et un peu fendu au milieu les zygomas eleves et saillants partout des plans fermes et droits coupes de lignes carrees annoncaient une volonte peu commune et une indomptable droiture d intention il y avait a la commissure des narines des delicatesses exquises pour un adepte de lavater et le front qui etait d une structure admirable dans le sens de la statuaire ne l etait pas moins au point de vue phrenologique pour moi qui etais dans toute la ferveur de mes recherches je ne me lassais point de le regarder et lorsque je faisais mes demonstrations anatomiques a l atelier je m adressais toujours instinctivement a ce jeune homme qui etait pour moi le type de l intelligence du courage et de la bonte aussi je souffrais je l avoue de l entendre parler d une maniere si triviale comment arsene lui dis je vous quitteriez la peinture pour un peu plus de profit dans une autre carriere oui monsieur je le ferais comme je vous le dis repondit il sans le moindre embarras si maintenant j etais assure de gagner mille francs nets par an je me ferais cordonnier c est un art comme un autre dit horace avec un sourire de mepris ce n est point un art repliqua froidement le masaccio c est le metier de mon pere et je n y serais pas plus maladroit qu un autre mais cela ne me donnerait pas l argent qu il me faut il vous faut donc bien de l argent mon pauvre garcon lui dis je je vous le dis il me faudrait gagner mille francs et au lieu de cela j en depense la moitie comment pouvez vous songer en ce cas a etudier la medecine il vous faudrait avoir une trentaine de mille francs devant vous tant pour les annees ou l on etudie que pour celles ou l on attend la clientele et puis et puis vous n avez pas fait vos classes dit horace impatiente de ma patience cela c est vrai dit arsene mais je les ferais ou du moins je ferais l equivalent je me mettrais dans ma chambre avec une cruche d eau et un morceau de pain et il me semble bien que j apprendrais dans une semaine ce que les ecoliers apprennent dans un mois car les ecoliers en general n aiment pas a travailler et quand on est enfant on joue et on perd du temps quand on a vingt ans et plus de raison et quand d ailleurs on est force de se depecher on se depeche mais d apres ce que vous me dites du reste de l apprentissage je vois bien que je ne puis pas etre medecin et pour etre avocat horace eclata de rire vous allez vous faire mal a l estomac lui dit tranquillement le masaccio frappe de l affectation d horace en cet instant mon cher enfant repris je eloignez tous ces projets a votre age ils sont irrealisables vous n avez devant vous que les arts et l industrie si vous n avez ni argent ni credit il n y a pas plus de certitude d un cote que de l autre quelque parti que vous preniez il vous faut du temps de la patience et de la resignation arsene soupira je me reservai de l interroger plus tard vous etes ne peintre cela est certain continuai je c est encore par la que vous marcherez plus vite non monsieur repliqua t il je n ai qu a entrer demain dans un magasin de nouveautes je gagnerai de l argent vous pouvez meme etre laquais ajouta horace indigne de plus en plus cela me deplairait beaucoup dit arsene mais s il n y avait que cela arsene arsene m ecriai je ce serait un grand malheur pour vous et une perte pour l art est il possible que vous ne compreniez pas qu une grande faculte est un grand devoir impose par la providence voila une belle parole dit arsene dont les yeux s enflammerent tout a coup mais il y a d autres devoirs que ceux qu on remplit envers soi meme tant pis allons je m en vais dire a l atelier que vous viendrez a trois heures n est ce pas et il sauta a bas de la commode me serra la main sans rien dire salua a peine horace et s enfonca comme un chat dans la profondeur de l escalier s arretant a chaque etage pour faire rentrer ses talons dans ses souliers delabres paul arsene revint me voir et quand nous fumes seuls j obtins non sans peine la confidence que je pressentais il commenca par me faire en ces termes le recit de sa vie comme je vous l ai dit monsieur mon pere est cordonnier en province nous etions cinq enfants je suis le troisieme l aine etait un homme fait lorsque mon pere deja vieux et pouvant se retirer du metier avec un peu de bien s est remarie avec une femme qui n etait ni belle ni bonne ni jeune ni riche mais qui s est emparee de son esprit et qui gaspille son honneur et son argent mon pere trompe malheureux d autant plus epris qu elle lui donne plus de sujets de jalousie s est jete dans le vin pour s etourdir comme on fait dans notre classe quand on a du chagrin pauvre pere nous avons bien patiente avec lui car il nous faisait vraiment pitie nous l avions connu si sage et si bon enfin un temps est venu ou il n etait plus possible d y tenir son caractere avait tellement change que pour un mot pour un regard il se jetait sur nous pour nous frapper nous n etions plus des enfants nous ne pouvions pas souffrir cela d ailleurs nous avions ete eleves avec douceur et nous n etions pas habitues a avoir l enfer dans notre famille et puis ne voila t il pas qu il a pris de la jalousie contre mon frere aine le fait est que la belle mere lui avait fait des avances parce qu il etait beau garcon et bon enfant mais il l avait menacee de tout raconter a mon pere et elle avait pris les devants comme dans la tragedie de phedre que je n ai jamais vu jouer depuis sans pleurer elle avait accuse mon pauvre frere de ses propres egarements d esprit alors mon frere s est vendu comme remplacant et il est parti le second qui prevoyait que quelque chose de semblable pourrait bien lui arriver est venu ici chercher fortune en me promettant de me faire venir aussitot qu il aurait trouve un moyen d exister moi je restais a la maison avec mes deux soeurs et je vivais assez tranquillement parce que j avais pris le parti de laisser crier la mechante femme sans jamais lui repondre j aimais a m occuper je savais assez bien ce que j avais appris en classe et quand je n aidais pas mon pere a la boutique je m amusais a lire ou a barbouiller du papier car j ai toujours eu du gout pour le dessin mais comme je pensais que cela ne me servirait jamais a rien j y perdais le moins de temps possible un jour un peintre qui parcourait le pays pour faire des etudes de paysage commanda chez nous une paire de gros souliers et je fus charge d aller lui prendre mesure il avait des albums etales sur la table de sa petite chambre d auberge je lui demandai la permission de les regarder et comme ma curiosite lui donnait a penser il me dit de lui faire d idee un bonhomme sur un bout de papier qu il me mit dans les mains ainsi qu un crayon je pensai qu il se moquait de moi mais le plaisir de charbonner avec un crayon si noir sur un papier si coulant l emporta sur l amour propre je fis ce qui me passa par la tete il le regarda et ne rit pas il voulut meme le coller dans son album et y ecrire mon nom ma profession et le nom de mon endroit vous avez tort de rester ouvrier me dil il vous etes ne pour la peinture a votre place je quitterais tout pour aller etudier dans quelque grande ville il me proposa meme de m emmener car il etait bon et genereux ce jeune homme la il me donna son adresse a paris afin que si le coeur m en disait je pusse aller le trouver je le remerciai et n osai ni le suivre ni croire aux esperances qu il me donnait je retournai a mes cuirs et a mes formes et un an se passa encore sans orage entre mon pere et moi la belle mere me haissait comme je lui cedais toujours les querelles n allaient pas loin mais un beau jour elle remarqua que ma soeur louison qui avait deja quinze ans devenait jolie et que les gens du quartier s en apercevaient la voila qui prend louison en haine qui commence a lui reprocher d etre une petite coquette et pis que cela la pauvre louison etait pourtant aussi pure qu un enfant de dix ans et avec cela fiere comme etait notre pauvre mere louison desesperee au lieu de filer doux comme je le lui conseillais se pique repond et menace de quitter la maison mon pere veut la soutenir mais sa femme a bientot pris le dessus louison est grondee insultee frappee monsieur helas et la petite suzanne aussi qui voulait prendre le parti de sa soeur et qui criait pour ameuter le voisinage alors je prends un jour ma soeur louison par un bras et ma petite soeur suzanne de l autre et nous voila partis tous les trois a pied sans un sou sans une chemise et pleurant au soleil sur le grand chemin je vas trouver ma tante henriette qui demeure a plus de dix lieues de notre ville et je lui dis d abord ma tante donnez nous a manger et a boire car nous mourons de faim et de soif nous n avons pas seulement la force de parler et apres que ma tante nous eut donne a diner je lui dis je vous ai amene vos nieces si vous ne voulez pas les garder il faut qu elles aillent de porte en porte demander leur pain ou qu elles retournent a la maison pour perir sous les coups mon pere avait cinq enfants et il ne lui en reste plus les garcons se tireront d affaire en travaillant mais si vous n avez pas pitie des filles il leur arrivera ce que je vous dis alors ma tante repondit je suis bien vieille je suis bien pauvre mais plutot que d abandonner mes nieces j irai mendier moi meme d ailleurs elles sont sages elles sont courageuses et nous travaillerons toutes les trois cela dit et convenu j acceptai vingt francs que la pauvre femme voulut absolument me donner et je partis sur mes jambes pour venir ici je fus tout de suite trouver mon second frere jean qui me fit donner de l ouvrage dans la boutique ou il travaillait comme cordonnier et ensuite j allai voir mon jeune peintre pour lui demander des conseils il me recut tres bien et voulut m avancer de l argent que je refusai j avais de quoi manger en travaillant mais cette diable de peinture qu il m avait mise en tete n en etait pas sortie et je ne commencais jamais ma journee sans soupirer en pensant combien j aimerais mieux manier le crayon et le pinceau que l alene j avais fait quelques progres car malgre moi a mes heures de loisir le dimanche j avais toujours barbouille quelques figures ou copie quelques images dans un vieux livre qui me venait de ma mere le jeune peintre m encourageait et je n eus pas la force de refuser les lecons qu il voulut me donner gratis mais il fallait subsister pendant ce temps la et avec quoi il connaissait un homme de lettres qui me donna des manuscrits a copier j avais une belle main comme on dit mais je ne savais pas l orthographe on m essaya et dans les quatre ou cinq lignes qu on me dicta on ne trouva pas de fautes j avais assez lu de livres pour avoir appris un peu la langue par routine mais je ne savais pas les principes et je n osais pas trop le dire de peur de manquer d ouvrage je ne fis pourtant pas de fautes dans mes copies et ce fut a force d attention cette attention me faisait perdre beaucoup de temps et je vis que j aurais plus tot fait d apprendre la grammaire et de m exercer tout seul a faire des themes en effet la chose marcha vite mais comme je pris beaucoup sur mon sommeil je tombai malade mon frere me retira dans son grenier et travailla pour deux le peu d argent que j avais gagne en copiant le manuscrit de l auteur servit a payer le pharmacien je ne voulus pas faire savoir ma position a mon jeune peintre j avais vu par mes yeux qu il etait lui meme souvent aux expedients n ayant encore ni reputation ni fortune je savais que son bon coeur le porterait a me secourir et comme il l avait fait deja malgre moi j aimais mieux mourir sur mon grabat que de l induire encore en depense il me crut ingrat et trouvant une occasion favorable pour faire le voyage d italie objet de tous ses desirs il partit sans me voir emportant de moi une idee qui me fait bien du mal quand je revins a la sante je vis mon pauvre frere amaigri extenue nos petites epargnes depensees et la boutique fermee pour nous car pour me soigner jean avait manque bien des journees c etait au mois de juillet de l annee passee par une chaleur de tous les diables nous causions tristement de nos petites affaires moi encore couche et si faible que je comprenais a peine ce que jean me disait pendant ce temps la nous entendions tirer le canon et nous ne songions pas meme a demander pourquoi mais la porte s ouvre et deux de nos camarades de la boutique tout echeveles tout exaltes viennent nous chercher pour vaincre ou perir c etait leur maniere de dire je demande de quoi il s agit de renverser la royaute et d etablir la republique me disent ils je saute a bas de mon lit en deux secondes je passe un mauvais pantalon et une blouse en guenilles qui me servait de robe de chambre jean me suit mieux vaut mourir d un coup de fusil que de faim disait il nous voila partis nous arrivons a la porte d un armurier ou des jeunes gens comme nous distribuaient des fusils a qui en voulait nous en prenons chacun un et nous nous postons derriere une barricade au premier feu de la troupe mon pauvre jean tombe roide mort a cote de moi alors je perds la raison je deviens furieux ah je ne me serais jamais cru capable de repandre tant de sang je m y suis baigne pendant trois jours jusqu a la ceinture je puis dire car j en etais couvert et non pas seulement de celui des autres mais du mien qui coulait par plusieurs blessures mais je ne sentais rien enfin le aout je me suis trouve a l hopital sans savoir comment j y etais venu quand j en suis sorti j etais plus miserable que jamais et j avais le coeur navre mon frere jean n etait plus avec moi et la royaute etait retablie j etais trop faible pour travailler et puis ces journees de juillet m avaient laisse dans la tete je ne sais quelle fievre il me semblait que la colere et le desespoir pouvaient faire de moi un artiste je revais des tableaux effrayants je barbouillais les murs de figures que je m imaginais dignes de michel ange je lisais les iambes de barbier et je les faconnais dans ma tete en images vivantes je revais j etais oisif je mourais de faim et ne m en apercevais pas cela ne pouvait pas durer bien longtemps mais cela dura quelques jours avec tant de force que je n avais souci de rien autour de moi il me semblait que j etais contenu tout entier dans ma tete que je n avais plus ni jambes ni bras ni estomac ni memoire ni conscience ni parents ni amis j allais devant moi par les rues sans savoir ou je voulais aller j etais toujours ramene sans savoir comment au tour des tombes de juillet je ne savais pas si mon pauvre frere etait enterre la mais je me figurais que lui ou les autres martyrs c etait la meme chose et que presser cette terre de mes genoux c etait rendre hommage a la cendre de mon frere j etais dans un etat d exaltation qui me faisait sans cesse parler tout haut et tout seul je n ai conserve aucun souvenir de mes longs discours il me semble que le plus souvent je parlais en vers cela devait etre mauvais et bien ridicule et les passants devaient me prendre pour un fou mais moi je ne voyais personne et je ne m entendais moi meme que par instants alors je m efforcais de me taire mais je ne le pouvais pas ma figure etait baignee de sueur et de larmes et ce qu il y a de plus etrange c est que cet etat de desespoir n etait pas sans quelque douceur j errais toute la nuit ou je restais assis sur quelque borne au clair de la lune en proie a des reves sans fin et sans suite comme ceux qu on fait dans le sommeil et pourtant je ne dormais pas car je marchais et je voyais sur les murs ou sur le pave mon ombre marcher et gesticuler a cote de moi je ne comprends pas comment je ne fus pas une seule fois ramasse par la garde je rencontrai enfin un etudiant que j avais vu quelquefois dans l atelier de mon jeune peintre il ne fut pas fier quoique j eusse l air d un mendiant et il m accosta le premier je n y mis pas de discretion je ne savais pas si j etais bien ou mal mis j avais bien autre chose dans la cervelle et je marchai a cote de lui sur les quais lui parlant peinture car c etait mon idee fixe il parut s interesser a ce que je lui disais peut etre aussi n etait il pas fache de se montrer avec un des bras nus des glorieuses journees et de faire croire par la aux badauds qu il s etait battu a cette epoque la les jeunes gens de la bourgeoisie tiraient une grande vanite de pouvoir montrer un sabre de gendarme qu ils avaient achete a quelque voyou apres la fete ou une egratignure qu ils s etaient faite en se mettant a la fenetre precipitamment pour regarder celui la me parut un peu de la trempe des vantards il pretendait m avoir vu et parle a telle et telle barricade ou je ne me souvenais nullement de l avoir rencontre enfin il me proposa de dejeuner avec lui et j acceptai sans fierte car il y avait je ne sais combien de jours que je n avais rien pris et ma cervelle commencait a demenager serieusement apres le dejeuner il s en allait visiter le cabinet de m dusommerard a l ancien hotel de cluny il me proposa de l accompagner et je le suivis machinalement la vue de toutes les merveilles d art et de rarete entassees dans cette collection me passionna tellement que j oubliai tous mes chagrins en un instant il y avait dans un coin plusieurs eleves en peinture qui copiaient des emaux pour la collection gravee que fait faire a ses frais m dusommerard je jetai les yeux sur leur travail il me sembla que j en pourrais bien faire autant et meme que je verrais plus juste que quelques uns d entre eux dans ce moment m dusommerard rentra et fut salue par mon introducteur l etudiant qui le connaissait un peu ils se tinrent quelques minutes a distance de moi et je vis bien a leurs regards que j etais l objet de leur explication comme le dejeuner m avait rendu un peu de sang froid je commencais a comprendre que ma mauvaise tenue etait choquante et que l antiquaire aurait bien pu me prendre pour un voleur si l autre ne lui eut repondu de moi m dusommerard est tres bon il n aime pas les faiseurs d embarras mais il oblige volontiers les pauvres diables qui lui montrent du zele et du desinteressement il s approcha de moi m interrogea et voyant mon desir de travailler pour lui et prenant aussi sans doute en consideration le besoin que j en avais il me remit aussitot quelque argent pour acheter des crayons a ce qu il disait mais en effet pour me mettre en etat de pourvoir aux premieres necessites il me designa les objets que j aurais a copier des le lendemain j etais habille proprement et installe a la place ou je devais travailler je fis de mon mieux et si vite que m dusommerard fut content et m employa encore j ai eu beaucoup a m en louer et c est grace a lui que j ai vecu jusqu a ce jour car non seulement il m a fait faire beaucoup de copies d objets d art mais encore il m a donne des recommandations moyennant lesquelles je suis entre dans plusieurs boutiques de joaillier pour peindre des fleurs et des oiseaux pour bijoux d email et des tetes pour imitation de camees grace a ces expedients j ai pu suivre ma vocation et entrer dans les ateliers de m delacroix pour qui je me suis senti de l admiration et de l inclination a la premiere vue je ne suis pas demandeur et jamais je n aurais songe a ce qu il m a accorde de lui meme la premiere fois que j allai lui dire que je desirais participer a ses lecons je crus devoir en meme temps lui porter quelques croquis il les regarda et me dit ce n est vraiment pas mal on m avait prevenu qu il n etait pas causeur et que s il me disait cela je devais me tenir pour bien content aussi je le fus et je m en allais lorsqu il me rappela pour me demander si j avais de quoi payer l atelier je repondis que oui en rougissant jusqu au blanc des yeux mais soit qu il devinat que ce ne serait pas sans peine soit que quelqu un lui eut parle de moi il ajouta c est bien vous paierez au massier cela voulait dire comme je le sus bientot que je mettrais seulement a la masse l argent qui sert a payer le loyer de la salle et les modeles mais que le maitre ne recevrait rien pour lui et que j aurais ses lecons gratis aussi je porte ce maitre la dans mon coeur voyez vous voila bientot six mois que cela dure et je me trouverais bien heureux si cela pouvait durer toujours mais cela ne se peut plus il faut que ma position change et qu au lieu de marcher patiemment dans la plus belle carriere je me mette a courir au plus vite dans n importe laquelle ici le masaccio se troubla visiblement il ne raconta plus dans l abondance et la naivete de ses pensees il chercha des pretextes et il n en trouva aucun de plausible pour motiver l irresolution ou il etait tombe il me montra une lettre de sa soeur louison qui contenait de fraiches nouvelles de la tante henriette cette bonne vieille parente etait devenue tout a fait infirme et ne servait plus que de porte respect a ses deux nieces qui travaillaient a la journee pour la faire vivre les medecins la condamnaient et on ne pouvait esperer de la conserver au dela de trois ou quatre mois quand nous l aurons perdue disait paul arsene que deviendront mes soeurs resteront elles seules dans une petite ville ou elles n ont point d autres parents que la tante henriette exposees a tous les dangers qui entourent deux jolies filles abandonnees d ailleurs mon pere ne le souffrirait pas et il ne serait pas de son devoir de le souffrir et alors leur sort serait pire car non seulement elles seraient exposees aux mauvais traitements de la belle mere mais encore elles auraient sous les yeux les mauvais exemples de cette femme qui n est pas seulement mechante le seul parti que j aie a prendre est donc ou d aller rejoindre mes soeurs en province et de m y etablir comme ouvrier pour ne les plus quitter ou de les faire venir ici et de les y soutenir jusqu a ce qu elles puissent par leur travail se soutenir elles memes tout cela est fort juste et fort bien pense lui dis je mais si vos soeurs sont fortes et laborieuses comme vous le dites elles ne seront pas longtemps a votre charge je ne vois donc pas que vous soyez force de vous creer un etat qui donne des appointements fixes aussi considerables que vous le disiez l autre jour il ne s agit que de trouver l argent necessaire pour faire venir louison et suzanne et pour les aider un peu dans les commencements eh bien vous avez des amis qui pourront vous avancer cette somme sans se gener et moi meme merci monsieur dit arsene mais je ne veux pas on sait quand on emprunte on ne sait pas quand on rendra je dois deja trop aux bontes d autrui et les temps sont durs pour tout le monde je le sais pourquoi ferais je peser sur les autres des privations que je peux supporter j aime la peinture je suis force de l abandonner tant pis pour moi si vous faites un sacrifice pour que je continue a peindre vous vous trouverez peut etre empeche le lendemain d en faire un pour un homme plus malheureux que moi car enfin pourvu qu on vive honnetement qu importe qu on soit artiste ou manoeuvre il ne faut pas etre delicat pour soi meme il y a tant de grands artistes qui se plaignent a ce qu on dit il faut bien qu il y ait de pauvres savetiers qui ne disent rien tout ce que je pus lui dire fut inutile il demeura inebranlable il lui fallait gagner mille francs par an et entrer en fonctions fut ce en service comme laquais le plus tot possible il ne s agissait plus pour lui que de trouver sa nouvelle condition mais si je me chargeais lui dis je de vous donner plus d ouvrage a domicile que vous n en avez soit en vous faisant copier encore des manuscrits soit en vous donnant des dessins a faire persisteriez vous a quitter la peinture si cela se pouvait dit il ebranle un instant mais ajouta t il cela vous donnera de la peine et cela ne sera jamais fixe laissez moi toujours essayer repris je il me serra encore la main et partit emportant sa resolution et son secret horace me frequentait de plus en plus il me temoignait une sympathie a laquelle j etais sensible quoique eugenie ne la partageat point il lui arriva plusieurs fois de rencontrer chez moi le petit masaccio et malgre le bien que je lui disais de ce jeune homme loin de partager la bonne opinion que j en avais il eprouvait pour lui une antipathie insurmontable cependant il le traitait avec plus d egards depuis qu il l avait vu essayer le portrait d eugenie et que l esquisse etait si bien venue avec une ressemblance si noble et un dessin si large qu horace engoue de toute superiorite intellectuelle ne pouvait s empecher de lui montrer une sorte de deference mais il n en etait que plus indigne de cette inexplicable absence d ambition noble qui contrastait avec l exuberance de la sienne propre il s emportait en vehementes declamations a cet egard et paul arsene l ecoutant avec un sourire contenu au bord des levres se contentait pour toute reponse de dire en se tournant vers moi monsieur votre ami parle bien du reste paul ne manifestait ni bonne ni mauvaise disposition a son egard il etait de ces gens qui marchent si droit a leur but que jamais ils ne s arretent aux distractions du chemin il ne disait rien d inutile il ne se prononcait presque sur rien alleguant toujours son ignorance soit qu elle fut reelle soit qu elle lui servit de pretexte souverain pour couper court a toute discussion toujours renferme en lui meme il ne faisait acte de volonte que pour calmer les autres sans pedantisme ou les obliger sans ostentation et en attendant qu il prit le parti qu il roulait dans sa tete il etudiait le modele apprenait l anatomie et faisait des dessins pour porcelaine avec autant de soin et de zele que s il n eut pas songe a changer de carriere ce calme dans le present avec cette agitation pour l avenir me frappait d admiration c est un des assemblages de facultes les plus rares qui soient dans l homme la jeunesse surtout est portee a s endormir dans le present sans souci du lendemain ou a devorer le present dans l attente fievreuse de l avenir horace semblait l antipode volontaire et raisonne de ce caractere peu de jours m avaient suffi pour me convaincre qu il ne travaillait pas quoiqu il pretendit reparer en quelques heures de veille toute l oisivete de la semaine il n en etait rien il n avait pas ete trois fois dans sa vie au cours de droit il n avait peut etre pas ouvert plus souvent ses livres et un jour que j examinais les rayons de sa chambre je n y trouvai que des romans et des poemes il m avoua que tous ses livres de droit etaient vendus cet aveu en entraina d autres je craignais que ce besoin d argent ne fut l effet d une conduite legere il se justifia en me disant que ses parents n avaient aucune fortune et sans me faire connaitre le chiffre du revenu qui lui etait assigne il m assura que sa bonne mere etait dans une etrange illusion en se persuadant qu elle lui envoyait de quoi vivre a paris je n osai pousser plus loin mon interrogatoire mais je jetai un regard involontaire sur la garde robe elegante et bien fournie de mon jeune ami rien ne lui manquait il avait plus de gilets d habits et de redingotes que moi qui jouissais d un heritage de trois mille francs de rente je devinai que le tailleur allait devenir le fleau de cette existence je ne me trompai pas bientot je vis le front d horace se rembrunir sa parole devenir plus breve et son ton plus incisif il fallut plus d une semaine pour le confesser enfin je lui arrachai l aveu de son outrage l infame tailleur s etait permis de presenter son memoire le miserable cela meritait des coups de canne c etait encore un signe de vertu que cette indignation horace n en etait pas au degre de perversite ou l on se vante de ses dettes et ou l on rit avec fanfaronnade a l idee de voir fondre sur les parents une note de trois ou quatre mille francs d ailleurs il cherissait profondement sa mere quoiqu il la trouvat bornee et il etait bon fils quoiqu il eut un secret mepris pour la dependance ou son pere vivait a l egard du gouvernement le voyant tomber dans le spleen je pris sur moi de dire au tailleur quelques mots qui le tranquilliserent et horace apres m avoir remercie avec une effusion extreme reprit sa serenite mais son oisivete ne cessa point et son genre de vie pour n avoir rien que de tres ordinaire dans un etudiant me causa une vive surprise a mesure que je l observai comment concilier en effet cette ardeur de gloire ces reves d activite parlementaire et de superiorite politique avec la profonde inertie et la voluptueuse nonchalance d un tel temperament il semblait que la vie dut etre cent fois trop longue pour le peu qu il y avait a faire il perdait les heures les jours et les semaines avec une insouciance vraiment royale c etait quelque chose de beau a contempler que ce fier jeune homme aux formes athletiques a la noire chevelure a l oeil de flamme couche du matin a la nuit sur le divan de mon balcon fumant une enorme pipe dont il fallait tous les jours renouveler la cheminee parce qu en la secouant sur les barreaux du balcon il ne manquait jamais de laisser tomber la capsule dans la rue et feuilletant un roman de balzac ou un volume de lamartine sans daigner lire un chapitre ou un morceau entier je le laissais la pour aller travailler et quand je revenais de la clinique ou de l hopital je le retrouvais assoupi a la meme place presque dans la meme attitude eugenie condamnee a subir cet etrange tete a tete et n ayant du reste pas a s en plaindre personnellement car il daignait a peine lui adresser la parole la regardant plutot comme un meuble que comme une personne etait indignee de cette paresse princiere quant a moi je commencais a sourire lorsque les yeux encore appesantis par une reverie somnolente il reprenait ses divagations sur la gloire la politique et la puissance cependant aucune idee de blame ou de mepris ne se melait a mon doute tous les jours apres le diner nous nous retrouvions horace et moi au luxembourg au cafe ou a l odeon au milieu d un groupe assez nombreux compose de ses amis et des miens et la horace perorait avec une rare facilite sur toutes choses il etait le plus competent quoiqu il fut le plus jeune en toutes choses il etait le plus hardi le plus passionne le plus avance comme on disait alors et comme on dit je crois encore aujourd hui ceux meme qui ne l aimaient pas parmi les auditeurs etaient forces de l ecouter avec interet et ses contradicteurs montraient en general plus de mefiance et de depit que de justice et de bonne foi c est que la horace reprenait tous ses avantages la discussion etait sur son terrain et chacun s avouait interieurement que s il n etait pas logicien infaillible du moins il etait orateur fecond ingenieux et chaud ceux qui ne le connaissaient pas croyaient le renverser en disant que c etait un homme sans fond sans idees qui avait travaille immensement et dont toute l inspiration n etait que le resultat d une culture minutieuse pour moi qui savais si bien le contraire j admirais cette puissance d intuition a laquelle il suffisait d effleurer chaque chose en passant pour se l assimiler et pour lui donner aussitot toutes sortes de developpements au hasard de l improvisation c etait a coup sur une organisation privilegiee et pour laquelle on pouvait augurer qu il serait toujours temps puisqu il lui en fallait si peu pour s elargir et se completer sa presence assidue chez moi etait un veritable supplice pour eugenie comme toutes les personnes actives et laborieuses elle ne pouvait avoir sous les yeux le spectacle de l inaction prolongee sans en ressentir un malaise qui allait jusqu a la souffrance n etant point actif par nature mais par raisonnement et par necessite je n etais pas aussi revolte qu elle d ailleurs je me plaisais a croire que cette inaction n etait qu une defaillance passagere dans les forces de mon jeune ami et que bientot il donnerait comme il disait un vigoureux coup de collier cependant comme deux mois s etaient ecoules sans apporter aucun changement a cette maniere d etre je crus de mon devoir d aider au reveil du lion et j essayai un jour d aborder ce point delicat en prenant le cafe avec lui chez poisson la journee avait ete orageuse et de grands eclairs faisaient par intervalles bleuir la verdure des marronniers du luxembourg la dame du comptoir etait belle comme a l ordinaire plus qu a l ordinaire peut etre car la melancolie habituelle de son visage etait en harmonie avec cette soiree pleine de langueur et a demi sombre horace tourna plusieurs fois les yeux vers elle et revenant a moi je m etonne dit il qu etant capable de devenir serieusement epris d une femme de ce genre vous n ayez pas concu une grande passion pour celle ci elle est admirablement belle lui dis je mais j ai le bonheur de ne jamais avoir d yeux que pour la femme que j aime ce serait plutot a moi de m etonner qu ayant le coeur libre vous ne fassiez pas plus d attention a ce profil grec et a cette taille de nymphe la polymnie du musee est aussi belle repondit horace et elle a sur celle ci de grands avantages d abord elle ne parle point et celle ci me desenchanterait au premier mot qu elle dirait ensuite celle du musee n est pas limonadiere et en troisieme lieu elle ne s appelle point madame poisson madame poisson quel nom vous allez encore blamer mon aristocratie mais vous meme voyons si eugenie s etait appelee margot ou javotte j eusse mieux aime margot ou javotte que leocadie ou phoedora mais laissez moi vous dire horace que vous me cachez quelque chose vous devenez amoureux horace me tendit son bras docteur s ecria t il en riant tatez moi le pouls ce doit etre un amour bien tranquille puisque je ne m en apercois pas mais pourquoi avez vous une pareille idee parce que vous ne songez plus a la politique ou prenez vous cela j y pense plus que jamais mais ne peut on marcher a son but que par une seule voie oh quelle est donc celle ou vous marchez je sais bien que pour moi le far niente serait le bonheur mais pour qui aime la gloire la gloire vient trouver ceux qui l aiment d un amour delicat et fier pour moi plus je reflechis plus je trouve l etude du droit inconciliable avec mon organisation et le metier d avocat impossible a un homme qui se respecte j y ai renonce en verite m ecriai je etourdi de l aisance avec laquelle il m annoncait une pareille determination et qu allez vous faire je ne sais repondit il d un air indifferent peut etre de la litterature c est une voie encore plus large que l autre ou plutot c est un champ ouvert ou l on peut entrer de toutes parts cela convient a mon impatience et a ma paresse il ne faut qu un jour pour se placer au premier rang et quand l heure d une grande revolution sonnera les partis sauront reconnaitre dans les lettres bien mieux que dans le barreau les hommes qui leur conviennent comme il disait cela je vis passer dans une glace une figure qui me sembla etre celle de paul arsene mais avant que j eusse tourne la tete pour m en assurer elle avait disparu et quelle partie choisirez vous dans les lettres demandai je a horace vers prose roman theatre critique polemique satire poeme tonte forme est a mon choix et je n en vois aucune qui m effraie la forme bien mais le fond le fond deborde repondit il et la forme est le vase etroit ou il faut que j apprenne a contenir mes pensees soyez tranquille vous verrez bientot que cette oisivete qui vous effraie couve quelque chose il y a des abimes sous l eau qui dort mes yeux flottant autour de moi retrouverent de nouveau paul arsene mais dans un accoutrement inusite cette fois sa chemise etait fort blanche et assez fine il avait un tablier blanc et pour achever la metamorphose il portait un plateau charge de tasses voila dit horace dont les yeux avaient suivi la meme direction que les miens un garcon qui ressemble effroyablement au masaccio quoiqu il eut coupe ses longs cheveux et sa petite moustache il m etait impossible de douter un seul instant que ce ne fut le masaccio en personne j eus le coeur affreusement serre et faisant un effort j appelai le garcon voila monsieur repondit il aussitot et s approchant de nous sans le moindre embarras il nous presenta le cafe est il possible arsene m ecriai je vous avez pris ce parti en attendant un meilleur repondit il et je ne m en trouve pas mal mais vous n avez pas un instant de reste pour dessiner lui dis je sachant bien que c etait la seule objection qui put l emouvoir oh cela c est un malheur mais il est pour moi seul repondit il ne me blamez pas monsieur ma vieille tante va mourir et je veux faire venir mes soeurs ici car voyez vous quand on a tate de ce coquin de paris on ne peut plus s en aller vivre en province au moins ici j entendrai parler d art et de peinture aux jeunes etudiants et quand m delacroix exposera je pourrai m esquiver une heure pour aller voir ses tableaux est ce que les arts vont perir parce que paul arsene ne s en mele plus il n y a que les tasses qui menacent ruine ajouta t il gaiement en retenant le plateau pret a s echapper de sa main encore mal exercee ah ca paul arsene s ecria horace en eclatant de rire ou vous etes un petit juif ou vous etes amoureux de la belle madame poisson il fit cette plaisanterie selon son habitude avec si peu de precaution que madame poisson dont le comptoir etait tout pres l entendit et rougit jusqu au blanc des yeux arsene devint pale comme la mort et laissa tomber le plateau m poisson accourut au bruit donna un coup d oeil au degat et alla au comptoir pour l inscrire sur un livre ad hoc le garcon de cafe est comptable de tout ce qu il casse en voyant l emotion de sa femme nous entendimes le patron lui dire d une voix apre vous serez donc toujours prete a sauter et a crier au moindre bruit vous avez des nerfs de marquise madame poisson detourna la tete et ferma les yeux comme si la vue de cet homme lui eut fait horreur ce petit drame bourgeois se passa en trois minutes horace n y fit aucune attention mais ce fut pour moi comme un trait de lumiere l interet sincere et profond que j eprouvais pour le pauvre masaccio me fit souvent retourner au cafe poisson j y fis de plus longues seances que de coutume et j y augmentai ma consommation afin de ne point eveiller desagreablement l attention du maitre qui me parut jaloux et brutal mais quoique je m attendisse sans cesse a voir quelque tragedie dans ce menage il se passa plus d un mois sans que l ordre farouche en parut trouble arsene remplissait ses fonctions de valet avec une rare activite une proprete irreprochable une politesse brusque et de bonne humeur qui captivait la bienveillance de tous les habitues et jusqu a celle de son rude patron vous le connaissez me dit un jour ce dernier en voyant que je causais un pou longuement avec lui arsene m avait recommande de ne point dire qu il eut ete artiste de peur de lui aliener la confiance de son maitre et conformement aux instructions qu il m avait donnees je repondis que je l avais vu dans un restaurant ou on le regrettait beaucoup c est un excellent sujet me repondit m poisson parfaitement honnete point causeur point donneur point ivrogne toujours content toujours pret mon etablissement a beaucoup gagne depuis qu il est a mon service eh bien monsieur croiriez vous que madame poisson qui est d une faiblesse et d une indulgence absurdes avec tous ces gaillards la ne peut point souffrir ce pauvre arsene m poisson parlait ainsi debout a deux pas de ma petite table le coude appuye majestueusement sur la face externe du comptoir d acajou ou sa femme tronait d un air aussi ennuye qu une reine veritable la figure ronde et rouge de l epoux sortait de sa chemise a jabot de mousseline et son embonpoint debordait un pantalon de nankin ridiculement tendu sur ses flancs enormes horace l avait surnomme le minautore tandis qu il deplorait l injustice de sa femme envers ce pauvre arsene je crus voir un imperceptible sourire errer sur les levres de celle ci mais elle ne repliqua pas un mot et lorsque je voulus continuer cette conversation avec elle elle me repondit avec un calme imperturbable que voulez vous monsieur ces gens la elle parlait des garcons de cafe en general sont les fleaux de notre existence ils ont des manieres si brutales et si peu d attachement ils tiennent a la maison et jamais aux personnes mon chat vaut mieux il tient a la maison et a moi et parlant ainsi d une voix douce et trainante elle passait sa main de neige sur le dos tigre du magnifique angora qui se jouait adroitement parmi les porcelaines du comptoir madame poisson ne manquait point d esprit et je remarquai souvent qu elle lisait de bons romans comme habitue j avais achete le droit de causer avec elle et mes manieres respectueuses inspiraient toute confiance au mari je lui fis souvent compliment du choix de ses lectures jamais je n avais vu entre ses mains un seul de ces ouvrages grivois et a demi obscenes qui font les delires de la petite bourgeoisie un jour qu elle terminait manon lescaut je vis une larme rouler sur sa joue et je l abordai en lui disant que c etait le plus beau roman du coeur qui eut ete fait en france elle s ecria oh oui monsieur c est du moins le plus beau que j aie lu ah perfide manon sublime desgrieux et ses regards tomberent sur arsene qui deposait de l argent dans sa sebile fut ce par hasard ou par entrainement il etait difficile de prononcer jamais arsene ne levait les yeux sur elle il circulait des tables au comptoir avec une tranquillite qui aurait deroute le plus fin observateur peu a peu horace avait daigne faire attention a la beaute et aux bonnes manieres de laure c etait le petit nom que m poisson donnait a sa femme si cela etait ne sur un trone disait il souvent en la regardant la terre entiere serait prosternee devant une telle majeste a quoi bon un trone lui repondis je la beaute est par elle meme une royaute veritable ce qui la distingue pour moi des autres teneuses de comptoir reprenait il c est cette dignite froide si differente de leurs agaceries coquettes en general elles vous vendent leurs regards pour un verre d eau sucree c est a vous oter la soif pour toujours mais celle ci est au milieu des hommages grossiers qui l environnent une perle fine dans le fumier elle inspire vraiment une sorte de respect si j etais sur qu elle ne fut pas bete j aurais presque envie d en devenir amoureux la vue de plusieurs jeunes gens qui chaque jour s evertuaient a fixer l attention de la belle limonadiere et qui eussent vraiment fait des folies pour elle acheva de piquer l amour propre d horace mais il ne convenait pas a tant d orgueil de suivre la meme route que ces naifs admirateurs il ne voulait pas etre confondu dans ce cortege il lui fallait disait il emporter la place d assaut au nez des assiegeants il medita ses moyens et jeta un soir une lettre passionnee sur le comptoir puis il resta jusqu au lendemain sans se montrer pensant que cet air occupe decourage ou dedaigneux explique ensuite par lui selon la circonstance ferait un bon effet par contraste avec l obsession de ses rivaux j avais consenti a m interesser a cette folie persuade interieurement qu elle servirait de lecon a la naissante fatuite d horace et qu il en serait pour ses frais d eloquence epistolaire le lendemain je fus occupe plus que de coutume et nous nous donnames rendez vous le soir au cafe poisson la dame n etait pas a son comptoir arsene remplissait a lui seul les fonctions de maitre et de valet et il etait si affaire qu a toutes nos questions il ne repondit qu un je ne sais pas jete en courant d un air d indifference m poisson ne paraissant pas davantage nous allions prendre le parti de nous retirer sans rien savoir lorsque laraviniere le president des bousingots entra bruyamment au milieu de sa joyeuse phalange j ai lu quelque part une definition assez etendue de l etudiant qui n est certainement pas faite sans talent mais qui ne m a point paru exacte l etudiant y est trop rabaisse je dirai plus trop degrade il y joue un role bas et grossier qui vraiment n est pas le sien l etudiant a plus de travers et de ridicules que de vices et quand il en a ce sont des vices si peu enracines qu il lui suffit d avoir subi ses examens et repasse le seuil du toit paternel pour devenir calme positif range trop positif la plupart du temps car les vices de l etudiant sont ceux de la societe tout entiere d une societe ou l adolescence est livree a une education a la fois superficielle et pedantesque qui developpe en elle l outrecuidance et la vanite ou la jeunesse est abandonnee sans regle et sans frein a tous les desordres qu engendre le scepticisme ou l age viril rentre immediatement apres dans la sphere des egoismes rivaux et des luttes difficiles mais si les etudiants etaient aussi pervertis qu on nous les montre l avenir de la france serait etrangement compromis il faut bien vite excuser l ecrivain que je blame en reconnaissant combien il est difficile pour ne pas dire impossible de resumer en un seul type une classe aussi nombreuse que celle des etudiants eh quoi c est la jeunesse lettree en masse que vous voulez nous faire connaitre dans une simple effigie mais que de nuances infinies dans cette population d enfants a demi hommes que paris voit sans cesse se renouveler comme des aliments heterogenes dans le vaste estomac du quartier latin il y a autant de classes d etudiants qu il y a de classes rivales et diverses dans la bourgeoisie haissez la bourgeoisie encroutee qui maitresse de toutes les forces de l etat en fait un miserable trafic mais ne condamnez pas la jeune bourgeoisie qui sent de genereux instincts se developper et grandir en elle en plusieurs circonstances de notre histoire moderne cette jeunesse s est montree brave et franchement republicaine en elle s est encore interposee entre le peuple et les ministres dechus de la restauration menaces jusque dans l enceinte ou se prononcait leur jugement c a ete son dernier jour de gloire depuis on l a tellement surveillee maltraitee et decouragee qu elle n a pu se montrer ouvertement neanmoins si l amour de la justice le sentiment de l egalite et l enthousiasme pour les grands principes et les grands devouements de la revolution francaise ont encore un foyer de vie autre que le foyer populaire c est dans l ame de cette jeune bourgeoisie qu il faut aller le chercher c est un feu qui la saisit et la consume rapidement j en conviens quelques annees de cette noble exaltation que semble lui communiquer le pave brulant de paris et puis l ennui de la province ou le despotisme de la famille ou l influence des seductions sociales ont bientot efface jusqu a la derniere trace du genereux elan alors on rentre en soi meme c est a dire en soi seul on traite de folies de jeunesse les theories courageuses qu on a aimees et professees on rougit d avoir ete fourieriste ou saint simonien ou revolutionnaire d une maniere quelconque on n ose pas trop raconter quelles motions audacieuses on a elevees ou soutenues dans les societes politiques et puis on s etonne d avoir souhaite l egalite dans toutes ses consequences d avoir aime le peuple sans frayeur d avoir vote la loi de fraternite sans amendement et au bout de peu d annees c est a dire quand on est etabli bien ou mal qu on soit juste milieu legitimiste ou republicain qu on soit de la nuance des debats de la gazette ou du national on inscrit sur sa porte sur son diplome ou sur sa patente qu on n a en aucun temps de sa vie entendu porter atteinte a la sacro sainte propriete mais ceci est le proces a faire je le repete a la societe bourgeoise qui nous opprime ne faisons pas celui de la jeunesse car elle a ete ce que la jeunesse prise en masse et mise en contact avec elle meme est et sera toujours enthousiaste romanesque et genereuse ce qu il y a de meilleur dans le bourgeois c est donc encore l etudiant n en doutez pas je n entreprendrai pas de contredire dans le detail les assertions de l auteur que j incrimine sans aucune aigreur je vous jure il est possible qu il soit mieux informe des moeurs des etudiants que je ne puis l etre relativement a ce qu elles sont aujourd hui mais je dois en conclure ou que l auteur s est trompe ou que les etudiants ont bien change car j ai vu des choses fort differentes ainsi de mon temps nous n etions pas divises en deux especes l une appelee les bambocheurs fort nombreuse qui passait son temps a la chaumiere au cabaret au bal du pantheon criant fumant vociferant dans une atmosphere infecte et hideuse l autre fort restreinte appelee les piocheurs qui s enfermait pour vivre miserablement et s adonner a un travail materiel dont le resultat etait le cretinisme non il y avait bien des oisifs et des paresseux voire des mauvais sujets et des idiots mais il y avait aussi un tres grand nombre de jeunes gens actifs et intelligents dont les moeurs etaient chastes les amours romanesques et la vie empreinte d une sorte d elegance et de poesie au sein de la mediocrite et meme de la misere il est vrai que ces jeunes gens avaient beaucoup d amour propre qu ils perdaient beaucoup de temps qu ils s amusaient a tout autre chose qu a leurs etudes qu ils depensaient plus d argent qu un devouement vertueux a la famille ne l eut permis enfin qu ils faisaient de la politique et du socialisme avec plus d ardeur que de raison et de la philosophie avec plus de sensibilite que de science et de profondeur mais s ils avaient comme je l ai deja confesse des travers et des ridicules il s en faut de beaucoup qu ils fussent vicieux et que leurs jours s ecoulassent dans l abrutissement leurs nuits dans l orgie en un mot j ai vu beaucoup plus d etudiants dans le genre d horace que je n en ai vu dans celui de l etudiant esquisse par l ecrivain que j ose ici contredire celui dont j ai maintenant a vous faire le portrait jean laraviniere etait un grand garcon de vingt cinq ans leste comme un chamois et fort comme un taureau ses parents ayant eu la coupable distraction de ne pas le faire vacciner il etait largement sillonne par la petite verole ce qui etait pour son bonheur un intarissable sujet de plaisanteries comiques de sa part quoique laide sa figure etait agreable sa personne pleine d originalite comme son esprit il etait aussi genereux qu il etait brave et ce n etait pas peu dire ses instincts de combativite comme nous disions en phrenologie le poussaient impetueusement dans toutes les bagarres et il y entrainait toujours une cohorte d amis intrepides qu il fanatisait par son sang froid heroique et sa gaiete belliqueuse il s etait battu tres serieusement en juillet plus tard helas il se battit trop bien ailleurs c etait un tapageur un bambocheur si vous voulez mais quel loyal caractere et quel devouement magnanime il avait toute l excentricite de son role toute l inconsequence de son impetuosite toute la cranerie de sa position vous eussiez pu rire de lui mais vous eussiez ete force de l aimer il etait si bon si naif dans ses convictions si devoue a ses amis il etait cense carabin mais il n etait reellement et ne voulait jamais etre autre chose qu etudiant emeutier bousingot comme on disait dans ce temps la et comme c est un mot historique qui s en va se perdre si l on n y prend garde je vais tacher de l expliquer il y avait une classe d etudiants que nous autres etudiants un peu aristocratiques je l avoue nous appelions sans dedain toutefois etudiants d estaminet elle se composait invariablement de la plupart des etudiants de premiere annee enfants fraichement arrives de province a qui paris faisait tourner la tete et qui croyaient tout d un coup se faire hommes en fumant a se rendre malades et en battant le pave du matin au soir la casquette sur l oreille car l etudiant de premiere annee a rarement un chapeau des la seconde annee l etudiant en general devient plus grave et plus naturel il est tout a fait retire de ce genre de vie a la troisieme c est alors qu il va au parterre des italiens et qu il commence a s habiller comme tout le monde mais un certain nombre de jeunes gens reste attache a ces habitudes de flanerie de billard d interminables fumeries a l estaminet ou de promenade par bandes bruyantes au jardin du luxembourg en un mot ceux la font de la recreation que les autres se permettent sobrement le fond et l habitude de la vie il est tout naturel que leurs manieres leurs idees et jusqu a leurs traits au lieu de se former restent dans une sorte d enfance vagabonde et debraillee dans laquelle il faut se garder de les encourager quoiqu elle ait certainement ses douceurs et meme sa poesie ceux la se trouvent toujours naturellement tout portes aux emeutes les plus jeunes y vont pourvoir d autres y vont pour agir et dans ce temps la presque toujours tous s y jetaient un instant et s en retiraient vite apres avoir donne et recu quelques bons coups cela ne changeait pas la face des affaires et la seule modification que ces tentatives aient apportee c est un redoublement de frayeur chez les boutiquiers et de cruaute brutale chez les agents de police mais aucun de ceux qui ont si legerement trouble l ordre public dans ce temps la ne doit rougir a l heure qu il est d avoir eu quelques jours de chaleureuse jeunesse quand la jeunesse ne peut manifester ce qu elle a de grand et de courageux dans le coeur que par des attentats a la societe il faut que la societe soit bien mauvaise on les appelait alors les bousingots a cause du chapeau marin de cuir verni qu ils avaient adopte pour signe de ralliement ils porterent ensuite une coiffure ecarlate en forme de bonnet militaire avec un velours noir autour designes encore a la police et attaques dans la rue par les mouchards ils adopterent le chapeau gris mais ils n en furent pas moins traques et maltraites on a beaucoup declame contre leur conduite mais je ne sache pas que le gouvernement ait pu justifier celle de ses agents veritables assassins qui en ont assomme un bon nombre sans que le boutiquier en ait montre la moindre indignation ou la moindre pitie le nom de bousingots leur resta lorsque le figaro qui avait fait une opposition railleuse et mordante sous la direction loyale de m delatouche passa en d autres mains et peu a peu changea de couleur le nom de bousingot devint un outrage car il n y eut sorte de moqueries ameres et injustes dont on ne s efforcat de le couvrir mais les vrais bousingots ne s en emurent point et notre ami laraviniere conserva joyeusement son surnom de president des bousingots qu il porta jusqu a sa mort sans craindre ni meriter le ridicule ou le mepris il etait si recherche et si adore de ses compagnons qu on ne le voyait jamais marcher seul au milieu du groupe ambulant qui chantait ou criait toujours autour de lui il s elevait comme un pin robuste et fier au sein du taillis ou comme la calypso de fenelon au milieu du menu fretin de ses nymphes ou enfin comme le jeune saul parmi les bergers d israel il aimait mieux cette comparaison on le reconnaissait de loin a son chapeau gris pointu a larges bords a sa barbe de chevre a ses longs cheveux plats a son enorme cravate rouge sur laquelle tranchaient les enormes revers blancs de son gilet a la marat il portait generalement un habit bleu a longues basques et a boutons de metal un pantalon a larges carreaux gris et noirs et un lourd baton de cormier qu il appelait son frere jean par souvenir du baton de la croix dont le frere jean des entommeures fit selon rabelais un si horrificque carnage des hommes d armes de pichrocole ajoutez a cela un cigare gros comme une buche sortant d une moustache rousse a moitie brulee une voix rauque qui s etait cassee dans les premiers jours d aout a detonner la marseillaise et l aplomb bienveillant d un homme qui a embrasse plus de cent fois lafayette mais qui n en parle plus en qu en disant mon pauvre ami et vous aurez au grand complet jean laraviniere president des bousingots vous demandez madame poisson dit il a horace qui n accueillait pas trop bien en general sa familiarite eh bien vous ne verrez plus madame poisson absente par conge madame poisson pas mal fait m poisson ne la battra plus si elle avait voulu me prendre pour son defenseur s ecria le petit paulier qui n etait guere plus gros qu une mouche elle n aurait pas ete battue deux fois mais enfin puisque c est le president qu elle a honore de sa preference excusez cela n est pas vrai repondit le president des bousingots en elevant sa voix enrouee pour que tout le monde l entendit a moi arsene un verre de rhum j ai la gorge en feu j ai besoin de me rafraichir arsene vint lui verser du rhum et resta debout pres de lui le regardant attentivement avec une expression indefinissable eh bien mon pauvre arsene reprit laraviniere sans lever les yeux sur lui et tout en degustant son petit verre tu ne verras plus ta bourgeoise cela te fait plaisir peut etre elle ne t aimait guere ta bourgeoise je n en sais rien repondit arsene de sa voix claire et ferme mais ou diable peut elle etre je te dis qu elle est partie partie entends tu bien cela veut dire qu elle est ou bon lui semble qu elle est partout excepte ici mais ne craignez vous pas d affliger ou d offenser beaucoup le mari en parlant si haut d une pareille affaire dis je en jetant les yeux vers la porte du fond ou nous apparaissait ordinairement m poisson vingt fois par heure le citoyen poisson n est pas ceans repondit le bousingot louvet nous venons de le rencontrer a l entree de la prefecture de police ou il va sans doute demander des informations ah dame il cherche il cherchera longtemps cherche poisson cherche apporte pauvre bete reprit un autre ca lui apprendra qu on ne prend pas les mouches avec du vinaigre arsene a moi du cafe elle a bien fait dit un troisieme je ne l aurais jamais crue capable d un pareil coup de tete pourtant elle avait l air use par le chagrin cette pauvre femme a moi arsene de la biere arsene servait lestement tout le monde et il venait toujours se planter derriere laraviniere comme s il eut attendu quelque chose eh qu as tu la a me regarder lui dit laraviniere qui le voyait dans la glace j attends pour vous verser un second petit verre repondit tranquillement arsene joli garcon va dit le president en lui tendant son verre ton coeur comprend le mien ah si tu avais pu te poser ainsi en hebe a la barricade de la rue montorgueil l annee passee a pareille epoque j avais une si abominable soif mais ce gamin la ne songeait qu a descendre des gendarmes brave comme un lion ce gamin la ta chemise n etait pas aussi blanche au aujourd hui hein rouge de sang et noire de poudre mais ou diable as tu passe depuis dis nous donc plutot ou madame poisson a passe la nuit puisque tu le sais reprit paulier vous le savez s ecria horace le visage en feu tiens ca vous interesse vous repondit laraviniere ca vous interesse diablement a ce qu il parait eh bien vous ne le saurez pas soit dit sans vous lacher car j ai donne ma parole et vous comprenez je comprends dit horace avec amertume que vous voulez nous donner a entendre que c est chez vous que s est retiree madame poisson chez moi je le voudrais ca supposerait que j ai un chez moi mais pas de mauvaises plaisanteries s il vous plait madame poisson est une femme fort honnete et je suis sur qu elle n ira jamais ni chez vous ni chez moi raconte leur donc comment tu l as aidee a se sauver dit louvet en voyant avec quel interet nous cherchions a deviner le sens de ses reticences voila ecoutez repondit le president je peux bien le dire cela ne fait aucun tort a la dame ah tu ecoutes toi ajouta t il en voyant arsene toujours derriere lui tu voudrais faire le capon et redire cela a ton bourgeois je ne sais pas seulement de quoi vous parlez repondit arsene en s asseyant sur une table vide et en ouvrant un journal je suis la pour vous servir si je suis de trop je m en vas non non reste enfant de juillet dit laraviniere ce que j ai a dire ne compromet personne c etait l heure du diner des habitants du quartier il n y avait dans le cafe que laraviniere ses amis et nous il commenca son recit en ces termes hier soir je pourrais aussi bien dire ce matin car il etait minuit passe pres d une heure je revenais tout seul a mon gite c etait par le plus long je ne vous dirai ni d ou je venais ni en quel endroit je fis cette rencontre j ai pose mes reserves a cet egard je voyais marcher devant moi une vraie taille de guepe et cela avait un air si comme il faut cela avait la marche si peu agacante que nous connaissons que j ai hesite par trois fois enfin persuade que ce ne pouvait etre autre chose qu un phalene je m avance sur la meme ligne mais je ne sais quoi de mysterieux et d indefinissable style choisi mes enfants m aurait empeche d etre grossier quand meme la galanterie francaise ne serait pas dans les moeurs de votre president femme charmante lui dis je pourrait on vous offrir le bras elle ne repond rien et ne tourne pas la tete cela m etonne ah bah elle est peut etre sourde cela s est vu j insiste on me fait doubler le pas n ayez donc pas peur ah un petit cri et puis on s appuie sur le parapet parapet c etait sur le quai dit louvet j ai dit parapet comme j aurais dit borne fenetre muraille quelconque n importe je la voyais trembler comme une femme qui va s evanouir je m arrete interdit se moque t on de moi mais mademoiselle n ayez donc pas peur ah mon dieu c est vous monsieur laraviniere ah mon dieu c est vous madame poisson et voila un coup de theatre je suis bien aise de vous rencontrer dit elle d un ton resolu vous etes un honnete homme vous allez me conduire je remets mon sort entre vos mains je me lie a vous je demande le secret me voila madame pret a passer l eau et le feu pour vous et avec vous elle prend mon bras je pourrais vous prier de ne pas me suivre et je suis sure que vous n insisteriez pas mais j aime mieux me confier a vous mon honneur sera en bonnes mains vous ne le trahirez pas j etends la main elle y met la sienne voila la tete qui me tourne un peu mais c est egal j offre mon bras comme un marquis et sans me permettre une seule question je l accompagne ou demanda horace impatient ou bon lui semble repondit laraviniere chemin faisant je quitte m poisson pour toujours me repondit elle mais je ne le quitte pas pour me mal conduire je n ai pas d amant monsieur je vous jure devant dieu qui veille sur moi puisqu il vous a envoye vers moi en ce moment que je n en ai pas et n en veux pas avoir je me soustrais a de mauvais traitements et voila tout j ai un asile chez une amie chez une femme honnete et bonne je vais vivre de mon travail ne venez pas me voir il faut que je me tienne dans une grande reserve apres une pareille fuite mais gardez moi un souvenir amical et croyez que je n oublierai jamais nouvelle poignee de main adieu solennel eternel peut etre et puis bonsoir plus personne je sais ou elle est mais je ne sais chez qui ni avec qui je ne chercherai pas a le savoir et je ne mettrai personne sur la voie de le decouvrir c est egal je n en ai pas dormi de la nuit et me voila amoureux comme une bete a quoi cela me servira t il et vous croyez dit horace emu qu elle n a pas d amant qu elle est chez une femme qu elle ah je ne crois rien je ne sais rien et peu m importe elle s est emparee de moi me voila force de tenir ce que j ai promis puisqu on m a subjugue ces diables de femmes arsene du rhum l orateur est fatigue je regardai arsene son visage ne trahissait pas la moindre emotion je cessai de croire a son amour pour madame poisson mais en voyant l agitation d horace je commencai a penser que le sien prenait un caractere serieux nous nous separames a la rue git le coeur je rentrai accable de fatigue j avais passe la nuit precedente aupres d un ami malade et je n etais pas revenu chez moi de la journee quoique j eusse vu briller de la lumiere derriere mes fenetres je fus tente de croire qu il n y avait personne chez moi a la lenteur qu eugenie mit a me recevoir ce ne fut qu au troisieme coup de sonnette qu elle se decida a ouvrir la porte apres m avoir bien regarde et interroge par le guichet vous avez donc bien peur lui dis je en entrant tres peur me repondit elle j ai mes raisons pour cela mais puisque vous voila je suis tranquille ce debut m inquieta beaucoup qu est il donc arrive m ecriai je rien que de fort agreable repondit elle en souriant et j espere que vous ne me desavouerez pas j ai en votre absence dispose de votre chambre de ma chambre grand dieu et moi qui ne me suis pas couche la nuit derniere mais pourquoi donc et que veut dire cet air de mystere chut ne faites pas de bruit dit eugenie en mettant sa main sur ma bouche votre chambre est habitee par quelqu un qui a plus besoin de sommeil et de repos que vous voila une etrange invasion tout ce que vous faites est bien mon eugenie mais enfin mais enfin mon ami vous allez vous retirer de suite et demander a votre ami horace ou a quelque autre vous n en manquerez pas de vous ceder la moitie de sa chambre pour une nuit mais vous me direz au moins pour qui je fais ce sacrifice pour une amie a moi qui est venue me demander un refuge dans une circonstance desesperee ah mon dieu m ecriai je un accouchement dans ma chambre au diable le butor a qui je dois cet enfant la non non rien de pareil dit eugenie en rougissant mais parlez donc plus bas il n y a point la d affaire d amour proprement dite c est un roman tout a fait pur et platonique mais allez vous en ah ca c est donc une princesse enlevee pour qui vous prenez tant de precautions respectueuses non mais c est une femme comme moi et elle a bien droit a quelque respect de votre part et vous ne me direz pas meme son nom a quoi bon ce soir nous verrons demain ce qu on peut vous confier et c est une femme dis je avec un grand embarras vous en doutez repondit eugenie en eclatant de rire elle me poussa vers la porte et j obeis machinalement elle me rendit ma lumiere et me reconduisit jusqu au palier d un air affectueux et enjoue puis elle rentra et je l entendis fermer la porte a double tour ainsi qu une barre que j y avais fait poser pour plus de securite quand je laissais eugenie seule le soir dans ma mansarde quand je fus au bas de l escalier je fus pris d un vertige je ne suis point jaloux de ma nature et d ailleurs jamais ma douce et sincere compagne ne m avait donne le moindre sujet de mefiance j avais pour elle plus que de l amour j avais une estime sans bornes pour son caractere une foi absolue en sa parole malgre tout cela je fus saisi d une sorte de delire et ne pus jamais me resoudre a descendre le dernier etage je remontai vingt fois jusqu a ma porte je redescendis autant de fois l escalier le plus profond silence regnait dans ma mansarde et dans toute la maison plus je combattais ma folie plus elle s emparait de mon cerveau une sueur froide coulait de mon front je pensai plusieurs fois a enfoncer la porte malgre la serrure et la barre de fer je crois que j en aurais eu la force dans ce moment la mais la crainte d epouvanter et d offenser eugenie par cette violence et l outrage d un tel soupcon m empecherent de ceder a la tentation si horace m eut vu ainsi il m aurait pris en pitie ou raille amerement apres tout ce que je lui avais dit pour combattre les instincts de jalousie et de despotisme qu il laissait percer dans ses theories de l amour j etais d un ridicule acheve je ne pus neanmoins prendre sur moi de sortir de la maison je songeai bien a passer la nuit a me promener sur le quai mais la maison avait une porte de derriere sur la rue git le coeur et pendant que j en ferais le tour on pouvait sortir d un cote ou de l autre une fois que j aurais franchi la porte principale soit que le portier fut prevenu soit qu il allat se coucher j etais sur de ne pas pouvoir rentrer passe minuit les portiers sont fort inhumains envers les etudiants et le mien etait des plus intraitables au diable l hotesse inconnue et sa reputation compromise pensai je et ne pouvant renoncer a garder mon tresor a vue ne pouvant plus resister a la fatigue je me couchai sur la natte de paille dans l embrasure de ma porte et je finis par m y endormir heureusement nous demeurions au dernier etage de la maison et la seule chambre qui donnat sur notre palier n etait pas louee je ne courais pas risque d etre surpris dans cette ridicule situation par des voisins medisants je ne dormis ni longtemps ni paisiblement comme on peut croire le froid du matin m eveilla de bonne heure j etais brise je fumai pour me ranimer et quand vers six heures j entendis ouvrir la porte de la maison je sonnai a la mienne il me fallut encore attendre et encore subir l examen du guichet enfin il me fut permis de rentrer ah mon dieu dit eugenie en frottant ses yeux appesantis par un sommeil meilleur que le mien vous me paraissez change pauvre theophile vous avez donc ete bien mal couche chez votre ami horace on ne peut pas plus mal repondis je un lit tres dur et votre hote est il enfin parti mon hote dit elle avec un etonnement si candide que je me sentis penetre de honte quand on est coupable on a rarement l esprit de se repentir a temps je sentis le depit me gagner et n ayant rien a dire qui eut le sens commun je posai ma canne un peu brusquement sur la table et je jetai mon chapeau avec humeur sur une chaise il roula par terre je lui donnai un grand coup de pied j avais besoin de briser quelque chose eugenie qui ne m avait jamais vu ainsi resta stupefaite elle ramassa mon chapeau en silence me regarda fixement et devina enfin ma souffrance en voyant l alteration profonde de mes traits elle etouffa un soupir retint une larme et entra doucement dans ma chambre a coucher dont elle referma la porte sur elle avec soin c etait la qu etait le personnage mysterieux je n osais plus je ne voulais plus douter et malgre moi je doutais encore les pensees injustes quand nous leur laissons prendre le dessus s emparent tellement de nous qu elles dominent encore notre imagination alors que la raison et la conscience protestent contre elles j etais au supplice je marchais avec agitation dans mon cabinet m arretant a chaque tour devant cette porte fatale avec un sentiment voisin de la rage les minutes me semblaient des siecles enfin la porte se rouvrit et une femme vetue a la hate les cheveux encore dans le desordre du sommeil et le corps enveloppe d un grand chale s avanca vers moi pale et tremblante je reculai de surprise c etait madame poisson elle s inclina devant moi presque jusqu a mettre un genou en terre et dans cette attitude douloureuse avec sa paleur ses cheveux epars et ses beaux bras nus sortant de son chale ecarlate elle eut desarme un tigre mais j etais si heureux de voir eugenie justifiee que j eusse accueilli mon affreuse portiere avec autant de courtoisie que la belle laure je la relevai je la fis asseoir je lui demandai pardon d etre rentre si matin n osant pas encore demander pardon ni meme jeter un regard a ma pauvre maitresse je suis bien malheureuse et bien coupable envers vous me dit laure encore tout emue j ai failli amener un chagrin dans votre interieur c est ma faute j aurais du vous prevenir j aurais du refuser la genereuse hospitalite d eugenie ah monsieur ne faites de reproche qu a moi eugenie est un ange elle vous aime comme vous le meritez comme je voudrais avoir ete aimee ne fut ce qu un jour dans ma vie elle vous dira tout monsieur elle vous racontera mes malheurs et ma faute ma faute qui n est pas celle que vous croyez mais qui est plus grave mille fois et dont je ferai penitence toute ma vie les larmes lui couperent la parole je pris ses deux mains avec attendrissement je ne sais ce que je lui dis pour la rassurer et la consoler mais elle y parut sensible et m entrainant vers eugenie elle hata avec une grace toute feminine l explosion de mon remords et le pardon de ma chere compagne je le recus a genoux pour toute reponse celle ci attira laure dans mes bras et me dit soyez son frere et promettez moi de la proteger et de l assister comme si elle etait ma soeur et la votre voyez que je ne suis pas jalouse moi et pourtant combien elle est plus belle plus instruite et plus faite que moi pour vous tourner la tete le dejeuner modeste comme a l ordinaire mais plein de cordialite et meme d un enjouement attendri fut suivi des arrangements que prit eugenie pour installer laure dans l appartement qui donnait sur notre palier et que le portier n avait pu mettre encore a sa disposition quoique a mon insu il fut retenu a cet effet depuis plusieurs jours tandis que notre nouvelle voisine s etablissait avec une certaine lenteur melancolique dans ce mysterieux asile sous le nom de mademoiselle moriat c etait le nom de famille d eugenie qui la faisait passer pour sa soeur ma compagne revint me donner les eclaircissements dont j avais besoin pour la secourir vous avez de l amitie pour le masaccio me dit elle pour commencer vous vous interessez a son sort et vous aimerez d autant mieux laure qu elle est plus chere a paul arsene quoi eugenie m ecriai je vous sauriez les secrets du masaccio ces secrets impenetrables pour moi il vous les aurait confies eugenie rougit et sourit elle savait tout depuis longtemps tandis que le masaccio faisait son portrait elle avait su lui inspirer une confiance extraordinaire lui si reserve et meme si mysterieux il avait ete domine par la bonte serieuse et la discrete obligeance d eugenie et puis l homme du peuple mefiant et fier avec moi avait ouvert fraternellement son coeur a la fille du peuple c etait legitime eugenie avait promis le secret elle l avait religieusement garde elle me fit subir un interrogatoire tres judicieux et tres fin et quand elle se fut assuree que ma curiosite n etait fondee que sur un interet sincere et devoue pour son protege elle m apprit beaucoup de choses a savoir primo que madame poisson n etait pas madame poisson mais bien une jeune ouvriere nee dans la meme ville de province et dans la meme rue que le petit masaccio celui ci avait eu pour elle presque des l enfance une passion romanesque et tout a fait malheureuse car la belle marthe encore enfant elle meme s etait laisse seduire et enlever par m poisson alors commis voyageur qui etait venu avec elle dresser la tente de son cafe a la grille du luxembourg comptant sans doute sur la beaute d une telle enseigne pour achalander son etablissement cette secrete pensee n empechait pas m poisson d etre fort jaloux et a la moindre apparence il s emportait contre marthe et la rendait fort malheureuse on assurait meme dans le quartier qu il l avait souvent frappee en second lieu eugenie m apprit que paul arsene ayant un soir contrairement a ses habitudes de sobriete cede a la tentation de boire un verre de biere etait entre il y avait environ trois mois au cafe poisson que la ayant reconnu dans cette belle dame vetue de blanc et coiffee de ses beaux cheveux noirs en chatelaine du moyen age la pauvre marthe ses premieres ses uniques amours il avait failli se trouver mal marthe lui avait fait signe de ne pas lui parler parce que le surveillant farouche etait la mais elle avait trouve moyen en lui rendant la monnaie de sa piece de cinq francs de lui glisser un billet ainsi concu mon pauvre arsene si tu ne meprises pas trop ta payse viens causer avec elle demain c est le jour de garde de m poisson j ai besoin de parler de mon pays et de mon bonheur passe certes continua eugenie arsene fut exact au rendez vous il en sortit plus amoureux que jamais il avait trouve marthe embellie par sa paleur et ennoblie par son chagrin et puis comme elle avait lu beaucoup de romans a son comptoir et meme quelquefois des livres plus serieux elle avait acquis un beau langage et toutes sortes d idees qu elle n avait pas auparavant d ailleurs elle lui confiait ses malheurs son repentir son desir de quitter la position honteuse et miserable que son seducteur lui avait faite et arsene se figurait que les devoirs de la charite chretienne et de l amitie fraternelle l enchainaient seuls desormais a sa compatriote il ne cessa de roder autour d elle sans toutefois eveiller les soupcons du jaloux et il parvint a causer avec marthe toutes les fois que m poisson s absentait marthe etait bien decidee a quitter son tyran mais ce n etait pas disait elle pour changer de honte qu elle voulait s affranchir elle chargeait arsene de lui trouver une condition ou elle put vivre honnetement de son travail soit comme femme de charge chez de riches particuliers soit comme demoiselle de comptoir dans un magasin de nouveautes etc mais toutes les conditions que paul envisageait pour elle lui semblaient indignes de celle qu il aimait il voulait lui trouver une position a la fois honorable aisee et libre ce n etait pas facile c est alors qu il a concu et execute le projet de quitter les arts et de reprendre une industrie quelconque fut ce la domesticite il s est dit que sa tante allait bientot mourir qu il ferait venir ses soeurs a paris qu il les etablirait comme ouvrieres en chambre avec marthe et qu il les soutiendrait toutes les trois tant qu elles ne seraient pas mises dans un bon train d affaires sauf a ne jamais reprendre la peinture si ses avances et leur travail ne suffisaient pas pour les faire vivre dans l aisance c est ainsi que paul a sacrifie la passion de l art a celle du devouement et son avenir a son amour ne trouvant pas d emploi plus lucratif pour le moment que celui de garcon de cafe il s est fait garcon de cafe et il a justement choisi le cafe de m poisson ou il a pu concerter l enlevement de marthe et ou il compte rester encore quelque temps pour detourner les soupcons car la tante henriette est morte les soeurs d arsene sont en route et je m etais chargee de veiller a leur etablissement dans une maison honnete celle ci est propre et bien habitee l appartement a cote du notre se compose de deux petites pieces il coute cent francs de loyer ces demoiselles y seront fort bien nous leur preterons le linge et les meubles dont elles auront besoin en attendant qu elles aient pu se les procurer et cela ne tardera pas car paul depuis deux mois qu il gagne de l argent a deja su acheter une espece de mobilier assez gentil qui etait la haut dans votre grenier et a votre insu enfin avant hier soir tandis que vous etiez aupres de votre malade laure ou pour mieux dire marthe puisque c est son veritable nom a pris son grand courage et au coup de minuit pendant que m poisson etait de garde elle est partie avec arsene qui devait l amener ici et retourner bien vite a la maison avant que son patron fut rentre mais a peine avaient ils fait trente pas qu ils ont cru voir de la lumiere a l entre sol de m poisson et ils ont delibere s ils ne rentreraient pas bien vite alors marthe prenant son parti avec desespoir a force arsene a rentrer et s est mise a descendre a toutes jambes la rue de tournon comptant sur la legerete de sa course et sur la protection du ciel pour echapper seule aux dangers de la nuit elle a ete suivie par un homme sur les quais mais il s est trouve par bonheur que cet homme etait votre camarade laraviniere qui lui a promis le secret et qui l a amenee jusqu ici arsene est venu nous voir en courant ce matin le pauvre garcon etait cense faire une commission a l autre bout de paris il etait si baigne de sueur si haletant si emu que nous avons cru qu il s evanouirait en haut de l escalier enfin en cinq minutes de conversation il nous a appris que leur frayeur au moment de la fuite n etait qu une fausse alerte que m poisson n etait rentre qu au jour et qu au milieu de son trouble et de sa fureur il n avait pas le moindre soupcon de la complicite d arsene et maintenant dis je a eugenie qu ont ils a craindre de m poisson aucune poursuite legale puisqu il n est pas marie avec marthe non mais quelque violence dans le premier feu de la colere comme c est un homme grossier livre a toutes ses passions incapable d un veritable attachement il se sera bientot console avec une nouvelle maitresse marthe qui le connait bien dit que si l on peut tenir sa demeure secrete pendant un mois tout au plus il n y aura plus rien a craindre ensuite si je comprends bien le role que vous m avez reserve dans tout ceci repris je c est primo de vous laisser disposer de tout ce qui est a nous pour assister nos infortunees voisines secundo d avoir toujours derriere la porte une grosse canne au service des epaules de m poisson en cas d attaque eh bien voici primo un terme de ma rente que j ai touche hier et dont tu feras comme de coutume l emploi que tu jugeras convenable secundo voila un assez bon rotin que je vais placer en sentinelle cela fait j allai me jeter sur mon lit ou je tombai a la lettre endormi avant d avoir pu achever de me deshabiller je fus reveille au bout de deux heures par horace que diable se passe t il chez toi me dit il avant d ouvrir on parlemente au guichet on chuchote derriere la porte on cache quelqu un dans la cuisine ou dans le bucher ou dans l armoire je ne sais ou et quand je passe on me rit au nez qui est ce qu on mystifie est ce toi ou moi a mon tour je me mis a rire je fis ma toilette et j allai prendre ma place au conseil deliberatif que marthe et eugenie tenaient ensemble dans la cuisine je fus d avis qu il fallait se fier a horace ainsi qu au petit nombre d amis que j avais l habitude de recevoir en remettant le secret de marthe a leur honneur et a leur prudence on avait beaucoup plus de chances de securite qu en essayant de le leur cacher il etait impossible qu ils ne le decouvrissent pas quand meme marthe s astreindrait a ne jamais passer de sa chambre dans la notre et quand meme je consignerais tous mes amis chez le portier la consigne serait toujours violee et il ne fallait qu une porte entr ouverte une minute durant pour que quelqu un de nos jeunes gens entrevit et reconnut la belle laure je commencai donc le chapitre des confidences solennelles par horace tout en lui cachant ainsi que je le fis a l egard des autres l interet qu arsene portait a laure la part qu il avait prise a son evasion et jusqu a leur ancienne connaissance laure desormais redevenue marthe fut pour horace et pour tous nos amis une amie d enfance d eugenie qui se garda bien de dire qu elle ne la connaissait que depuis deux jours elle seule fut censee lui avoir offert une retraite et la couvrir de sa protection son chaperonnage etait assez respectable tous mes amis professaient a bon droit pour eugenie une haute estime et je ne me vantai jamais comme on peut le croire de mon ridicule acces de jalousie cependant eugenie ne me le pardonna pas aussi aisement que je m en etais flatte je puis meme dire qu elle ne me l a jamais pardonne quoiqu elle fit j en suis convaincu tous ses efforts pour l oublier elle y a toujours pense avec amertume combien de fois ne me l a t elle pas fait sentir en niant energiquement que l amour d un homme fut a la hauteur de celui d une femme le meilleur le plus devoue le plus fidele de tous sera toujours pret disait elle a se mefier de celle qui s est donnee a lui il l outragera sinon par des actes du moins par la pensee l homme a pris sur nous dans la societe un droit tout materiel aussi toute notre fidelite souvent tout notre amour se resument pour lui dans un fait quant a nous qui n exercons qu une domination morale nous nous en rapportons plus a des preuves morales qu a des apparences dans nos jalousies nous sommes capables de recuser le temoignage de nos yeux et quand vous faites un serment nous nous en rapportons a votre parole comme si elle etait infaillible mais la notre est elle donc moins sacree pourquoi avez vous fait de votre honneur et du notre deux choses si differentes vous fremiriez de colere si un homme vous disait que vous mentez et pourtant vous vous nourrissez de mefiance et vous nous entourez de precautions qui prouvent que vous doutez de nous a celui que des annees de chastete et de sincerite devraient rassurer a jamais il suffit d une petite circonstance inusitee d une parole obscure d un geste d une porte ouverte ou fermee pour que toute confiance soit detruite en un instant elle adressait tous ces beaux sermons a horace qui avait l habitude de se poser pour l avenir en othello mais en effet c etait sur mon coeur que retombaient ces coups aceres ou diable prend elle tout ce qu elle dit observait horace mon cher tu la laisses trop aller au preche de la salle taitbout la situation de paul arsene a l egard de marthe etait des plus etranges soit qu il n eut jamais ose lui exprimer son amour soit qu elle n eut pas voulu le comprendre ils en etaient restes comme au premier jour dans les termes d une amitie fraternelle marthe ignorait le devouement de ce jeune homme elle ne savait pas a quelles esperances il avait du renoncer pour s attacher a son sort il ne lui avait pas cache qu il eut etudie la peinture mais il ne lui avait pas dit de quelles admirables facultes la nature l avait doue a cet egard et d ailleurs il attribuait son renoncement a la necessite de faire venir ses soeurs et de les soutenir marthe ne possedait rien et n avait rien voulu emporter de chez m poisson elle comptait travailler et les avances qu elle acceptait elle ne les attribuait qu a eugenie elle n eut pas fui appuyee sur le bras d arsene si elle eut cru lui devoir d autres services que de simples demarches aupres d eugenie et un asile aupres de ses soeurs qu elle comptait bien indemniser en payant sa part des depenses en se devouant ainsi paul avait brule ses vaisseaux et il s etait ote le droit de lui jamais dire voila ce que j ai fait pour vous car dans l apparence il n avait fait pour elle que ce qui est permis a la plus simple amitie le pauvre enfant etait si accable d ouvrage et tenu de si pres par son patron qu il ne put aller recevoir ses soeurs a la diligence marthe ne sortait pas dans la crainte d etre rencontree par quelqu un qui put mettre m poisson sur ses traces nous nous chargeames eugenie et moi d aller aider au debarquement de louison et de suzanne nos futures voisines louison l ainee etait une beaute de village un peu virago ayant la voix haute l humeur chatouilleuse et l habitude du commandement elle avait contracte cette habitude chez sa vieille tante infirme qui l ecoutait comme un oracle et lui laissait la gouverne de cinq ou six apprenties couturieres parmi lesquelles la jeune soeur suzon n etait qu une puissance secondaire une sorte de ministre dirigeant les travaux mais obeissant a la soeur ainee sans appel aussi louison avait elle des airs de reine et l insatiable besoin de regner qui devore les souverains suzanne sans etre belle etait agreable et d une organisation plus distinguee que celle de louise il etait facile de voir qu elle etait capable de comprendre tout ce que louise ne comprendrait jamais mais louise etait au dessus et autour d elle comme une cloche de plomb pour l empecher de se repandre au dehors et d en recevoir quelque influence elles accueillirent nos avances l une avec surprise et timidite l autre avec une raideur un peu brutale elles n avaient aucune idee de la vie de paris et ne concevaient pas qu il put y avoir pour arsene un empechement imperieux de venir a leur rencontre elles remercierent eugenie d un air preoccupe louise repetant a tout propos c est toujours bien desagreable que paul ne soit pas la et suzanne ajoutant d un ton de consternation c est il drole que paul ne soit pas venu il faut avouer que venant pour la premiere fois de leur vie de faire un assez long voyage en diligence se voyant aux prises avec les douaniers pour l examen de leurs malles ne sachant tout ce que signifiait ce bruit de voyageurs partants et arrivants de chevaux qu on attelait et detelait d employes de facteurs et de commissionnaires il etait assez naturel qu elles perdissent la tete et ressentissent un peu de fatigue d humeur et d effroi elles s humaniserent en voyant que je venais a leur secours que je veillais a leurs paquets et que je reglais leurs comptes avec le bureau a peine se virent elles installees dans un fiacre avec leurs effets leurs innombrables corbeilles et cartons car elles avaient suivant l habitude des campagnards traine une foule d objets dont le port surpassait la valeur que louison fourra la main jusqu au coude dans son cabas en criant attendez monsieur attendez que je vous paie qu est ce que vous avez donne pour nous a la diligence attendez donc elle ne concevait pas que je ne me fisse pas rembourser immediatement l argent que je venais de tirer de ma poche pour elles et ce trait de grandeur que j etais loin d apprecier moi meme commenca a me gagner leur consideration nous montames dans un cabriolet de place eugenie et moi afin de nous trouver en meme temps qu elles a la porte de notre domicile commun ah mon dieu quelle grande maison s ecrierent elles en la toisant de l oeil elle est si haute qu on n en voit pas le faite elle leur sembla bien plus haute lorsqu il fallut monter les quatre vingt douze marches qui nous separaient du sol des le second etage elles montrerent de la surprise au troisieme elles firent de grands eclats de rire au quatrieme elles etaient furieuses au cinquieme elles declarerent qu elles ne pourraient jamais demeurer dans une pareille lanterne louise decouragee s assit sur la derniere marche en disant en voila t il une horreur de pays suzanne qui conservait plus d envie de se moquer que de s emporter ajouta ca sera commode hein de descendre et de remonter ca quinze fois par jour il y a de quoi se casser le cou eugenie les introduisit tout de suite dans leur appartement elles le trouverent petit et bas une piece donnait sur le prolongement de mon balcon louise s y avanca et se rejetant aussitot en arriere se laissa tomber sur une chaise ah mon dieu s ecria t elle ca me donne le vertige il me semble que je suis sur la pointe de notre clocher nous voulumes les faire souper eugenie avait prepare un petit repas dans mon appartement comptant a ce moment la leur presenter marthe vous avez bien de la bonte monsieur et madame dit louison en jetant un coup d oeil prohibitif a suzanne mais nous n avons pas faim elle avait l air desespere suzanne s etait hatee de defaire les malles et de ranger les effets comme si c etait la chose la plus pressee du monde ah ca pourquoi donc trois lits fit observer tout a coup louise paul va donc demeurer avec nous a la bonne heure non paul ne peut pas encore demeurer avec vous lui repondis je mais vous aurez une payse une ancienne amie qu il voulait vous presenter lui meme tiens qui donc ca nous n avons pas grand payse ici que je sache comment donc qu il ne nous en a rien marque dans ses lettres il avait a vous dire la dessus beaucoup de choses qu il vous expliquera lui meme en attendant il m a charge de vous la presenter elle demeure deja ici et pour le moment elle apprete votre souper voulez vous que je vous l amene nous irons bien la voir nous memes repondit louison dont la curiosite etait fortement eveillee ou donc est ce qu elle est cette payse elle me suivit avec empressement tiens c est la marton cria t elle d une voix apre en reconnaissant la belle marthe comment vous en va marton vous etes donc veuve que vous allez demeurer avec nous vous avez fait une vilaine chose pas moins de vous ensauver avec ce monsieur qui vous a soulevee a votre pere mais enfin on dit que vous vous etes mariee avec lui et a tout peche misericorde marthe rougit palit et perdit contenance elle ne s etait pas attendue a un pareil accueil la pauvre femme avait oublie ses anciennes compagnes comme arsene avait oublie ses soeurs le mal du pays fait cet effet la a tout le monde il transforme les objets de nos souvenirs en idealites poetiques dont les qualites grandissent a nos yeux tandis que les defauts s adoucissent toujours avec le temps et l absence et vont jusqu a s effacer dans notre imagination et puis lorsque marthe avait quitte le pays cinq ans auparavant louise et suzanne n etaient que des enfants sans reflexion sur quoi que ce soit maintenant c etaient deux dragons de vertu principalement l ainee qui avait tout l orgueil d une beaute celebre a deux lieues a la ronde et toute l intolerance d une sagesse incontestee en quittant le terroir ou elles brillaient de tout leur eclat ces deux plantes sauvages devaient necessairement arsene ne l avait pas prevu perdre beaucoup de leur charme et de leur valeur au village elles donnaient le bon exemple rattachaient a des habitudes de labeur et de sagesse les jeunes filles de leur entourage a paris leur merite devait etre enfoui leurs preceptes inutiles leur exemple inapercu et les qualites necessaires a leur nouvelle position la bonte la raison la charite fraternelle elles ne les avaient pas elles ne pouvaient pas les avoir il etait bien tard pour faire ces reflexions le premier mouvement de marthe avait ete de s elancer dans les bras de la soeur d arsene le second fut d attendre ses premieres demonstrations le troisieme fut de se renfermer dans un juste sentiment de reserve et de fierte mais une douleur profonde se trahissait sur son visage pali et de grosses larmes roulaient dans ses yeux je lui pris la main et la lui serrant affectueusement je la fis asseoir a table puis je forcai louise de s asseoir aupres d elle vous n avez le droit de lui faire ni questions ni reproches dis je a cette derniere d un ton ferme qui l etonna et la domina tout d un coup elle a l estime de votre frere et la notre elle a ete malheureuse le malheur commande le respect aux ames honnetes quand vous aurez refait connaissance avec elle vous l aimerez et vous ne lui parlerez jamais du passe louison baissa les yeux interdite et non pas convaincue suzanne qui l avait suivie par derriere cedant a l impulsion de son coeur se pencha vers marthe pour l embrasser mais un regard terrible de louise jete en dessous paralysa son elan elle se borna a lui serrer la main et eugenie craignant que marthe ne fut mal a l aise entre ses deux compatriotes se placa aupres d elle affectant de lui temoigner plus d amitie et d egards qu aux autres ce repas fut triste et gene soit par depit soit que les mets ne fussent pas de son gout louison ne touchait a rien enfin arsene arriva et apres les premiers embrassements devinant avec le sang froid qu il possedait au plus haut degre ce qui se passait entre nous tous il emmena ses deux soeurs dans une chambre et resta plus d une heure enferme avec elles au sortir de cette conference ils avaient tous le teint anime mais l influence de l autorite fraternelle si peu contestee dans les moeurs du peuple de province avait mate la resistance de louise suzanne qui ne manquait pas de finesse voyant dans arsene un utile contre poids a l autorite de sa soeur n etait pas fachee je crois de changer un peu de maitre elle fit franchement des amities a marthe tandis que louise l accablait de politesses affectees tres maladroites et presque blessantes arsene les envoya coucher presque aussitot nous attendrons madame poisson dit louise sans se douter qu elle enfoncait un nouveau poignard dans le coeur de marthe en l appelant ainsi marthe n a pas voyage repondit le masaccio froidement elle n est pas condamnee a dormir avant d en voir envie vous autres qui etes fatiguees il faut aller vous reposer elles obeirent et quand elles furent sorties je vous supplie de pardonner a mes soeurs dit il a marthe certains prejuges de province qu elles auront bientot perdus je vous en reponds n appelez point cela des prejuges repondit marthe elles ont raison de me mepriser j ai commis une faute honteuse je me suis livree a un homme que je devais bientot hair et qui n etait pas fait pour etre aime vos soeurs ne sont scandalisees que parce que mon choix etait indigne si je m etais fait enlever par un homme comme vous arsene je trouverais de l indulgence et peut etre de l estime dans tous les coeurs vous voyez bien que tous ceux qui approchent d eugenie la respectent on la considere comme la femme de votre ami quoiqu elle ne se soit jamais fait passer pour telle et moi quoique je prisse le titre d epouse tout le monde sentait que je ne l etais point en voyant quel maitre farouche je m etais donne personne n a cru que l amour put m avoir jetee dans l abime en parlant ainsi elle pleurait amerement et sa douleur trop longtemps contenue brisait sa poitrine arsene etouffa des sanglots prets a lui echapper personne n a jamais dit ni pense de mal de vous s ecria t il quant a moi je saurai bien faire partager a mes soeurs le respect que j ai pour vous du respect est il possible que vous me respectiez vous vous ne croyez donc pas que je me sois vendu non non s ecria paul avec force je crois que vous avez aime cet homme haissable et ou est donc le crime vous ne l avez pas connu vous avez cru a son amour vous avez ete trompee comme tant d autres ah monsieur ajouta t il en s adressant a moi vous ne pensez pas non plus que marthe ait jamais pu se vendre n est ce pas j etais un peu gene dans ma reponse depuis quelques jours que nous connaissions la situation de marthe a l egard de m poisson nous nous etions deja demande plusieurs fois horace et moi comment une creature si belle et si intelligente avait pu s eprendre du minotaure parfois nous nous etions dit que cet homme si lourd et si grossier avait pu avoir quelques annees auparavant de la jeunesse et une certaine beaute que ce profil de vitellius maintenant odieux pouvait avoir eu du caractere avant l invasion subite et desordonnee de l embonpoint mais parfois aussi nous nous etions arretes a l idee que des bijoux et des promesses l appat des parures et l espoir d une vie nonchalante avaient enivre cette enfant avant que l intelligence et le coeur fussent developpes en elle enfin nous pensions que son histoire pourrait bien ressembler a celle de toutes les filles seduites que les besoins de la vanite et les suggestions de la paresse precipitent dans le mal malgre mon empressement a la rassurer marthe vit ce qui se passait en moi elle avait besoin de se justifier ecoutez dit elle je suis bien coupable mais pas autant que je le parais mon pere etait un ouvrier pauvre et chagrin qui cherchait dans le vin comme tant d autres l oubli de ses maux et de ses inquietudes vous ne savez pas ce que c est que le peuple monsieur non vous ne le savez pas c est dans le peuple qu il y a les plus grandes vertus et les plus grands vices il y a la des hommes comme lui et elle posait sa main sur le bras d arsene et il y a aussi des hommes dont la vie semble livree a l esprit du mal une fureur sombre les devore un desespoir profond de leur condition alimente en eux une rage continuelle mon pere etait de ceux la il se plaignait sans cesse avec des jurements et des imprecations de l inegalite des fortunes et de l injustice du sort il n etait pas ne paresseux mais il l etait devenu par decouragement et la misere regnait chez nous mon enfance s est ecoulee entre deux souffrances alternatives tantot une compassion douloureuse pour mes parents infortunes tantot une terreur profonde devant les emportements et les delires de mon pere le grabat ou nous reposions etait a peu pres notre seule propriete tous les jours d avides creanciers nous le disputaient ma mere mourut jeune par suite des mauvais traitements de son mari j etais alors enfant je sentis vivement sa perte quoique j eusse ete la victime sur laquelle elle reportait les outrages et les coups dont elle etait abreuvee mais il ne me vint pas dans l idee d insulter a sa memoire et de me rejouir de l espece de liberte que sa mort me procurait je mettais toutes ses injustices sur le compte de la misere aussi bien les siennes que celles de mon pere la misere etait l unique ennemi mais l ennemi commun terrible odieux que des les premiers jours de ma vie je fus habituee a detester et a craindre ma mere en depit de tout etait laborieuse et me forcait a l etre quand je fus seule et abandonnee a tous mes penchants je cedai a celui qui domine l enfance je tombai dans la paresse je voyais a peine mon pere il partait le matin avant que je fusse eveillee et ne rentrait que tard le soir lorsque j etais couchee il travaillait vite et bien mais a peine avait il touche quelque argent qu il allait le boire et lorsqu il revenait ivre au milieu de la nuit ebranlant le pave sous son pas inegal et pesant vociferant des paroles obscenes sur un ton qui ressemblait a un rugissement plutot qu a un chant je m eveillais baignee d une sueur froide et les cheveux dresses d epouvante je me cachais au fond de mon lit et des heures entieres s ecoulaient ainsi moi n osant respirer lui marchant avec agitation et parlant tout seul dans le delire quelquefois s armant d une chaise ou d un baton et frappant sur les murs et meme sur mon lit parce qu il se croyait poursuivi et attaque par des ennemis imaginaires je me gardais bien de lui parler car une fois du vivant de ma mere il avait voulu me tuer pour me preserver disait il du malheur d etre pauvre depuis ce temps je me cachais a son approche et souvent pour eviter d etre atteinte par les coups qu il frappait au hasard dans l obscurite je me glissais sous mon lit et j y restais jusqu au jour a moitie nue transie de peur et de froid dans ce temps la je courais souvent dans les prairies qui entourent notre petite ville avec les enfants de mon age nous y avons souvent joue ensemble arsene et vous savez bien que cette enfant qui trainait toujours un reste de soulier attache par une ficelle en guise de cothurne autour de la jambe et qui avait tant de peine a faire rentrer ses cheveux indisciplines sous un lambeau de bonnet vous savez bien que cette enfant la craintive et melancolique jusque dans ses jeux etait aussi pure et aussi peu vaine que vos soeurs mon seul crime si c en est un quand on a une existence si malheureuse etait de desirer non la richesse mais le calme et la douceur de moeurs que procure l aisance quand j entrais chez quelque bourgeois et que je voyais la tranquillite polie de sa famille la proprete de ses enfants l elegante simplicite de sa femme tout mon ideal etait de pouvoir m asseoir pour lire ou pour tricoter sur une chaise propre dans un interieur silencieux et paisible et quand je m elevais jusqu au reve d un tablier de taffetas noir je croyais avoir pousse l ambition jusqu a ses dernieres limites j appris comme toutes les filles d artisan le travail de l aiguille mais j y fus toujours lente et maladroite la souffrance avait etiole mes facultes actives je ne vivais que de reverie heureuse quand je n etais pas rudoyee terrifiee et presque abrutie quand je l etais mais comment vous raconterai je la principale et la plus affreuse cause de ma faute le dois je arsene et ne ferai je pas mieux d encourir un peu plus de blame que de charger d une si odieuse malediction la tete de mon pere il faut tout dire repondit arsene ou plutot je vais le dire pour vous car vous ne pouvez pas vous laisser accuser d un crime quand vous etes innocente moi je sais tout et je viens de le dire a mes soeurs qui l ignoraient encore son pere dit il en s adressant a nous pardonnez lui mes amis la misere est la cause de l ivrognerie et l ivrognerie est la cause de tous nos vices ce malheureux homme avili degrade prive de raison a coup sur concut pour sa fille une passion infame et cette passion eclata precisement un jour ou marthe ayant ete remarquee a la danse sans le savoir par un commis voyageur avait excite le jalousie insensee de son pere ce voyageur avait ete tres empresse aupres d elle il n avait pas manque comme ils font tous a l egard des jeunes filles qu ils rencontrent dans les provinces de lui parler d amour et d enlevement marthe l avait a peine ecoute des la nuit suivante il devait repartir et la nuit suivante au moment ou il repartait il vit une femme echevelee courir sur ses traces et s elancer dans sa voiture c etait marthe qui fuyait nouvelle beatrix les violences sinistres d un nouveau cenci elle aurait pu direz vous prendre un autre parti chercher un refuge ailleurs invoquer la protection des lois mais dans ce cas la il fallait deshonorer son pere affronter la honte d un de ces proces scandaleux d ou l innocent sort parfois aussi souille dans l opinion que le coupable marthe crut avoir trouve un ami un protecteur un epoux meme car le voyageur voyant sa simplicite d enfant lui avait parle de mariage elle crut pouvoir l aimer par reconnaissance et meme apres qu il l eut trompee elle crut lui devoir encore une sorte de gratitude et puis reprit marthe mes premiers pas dans la vie avaient ete marques de scenes si terribles et de dangers si affreux que je n avais plus le droit d etre si difficile j avais change de tyran mais le second avec ses jalousies et ses emportements avait une sorte d education qui me le faisait paraitre bien moins rude que le premier tout est relatif cet homme que vous trouvez si grossier et que moi meme j ai trouve tel a mesure que j ai eu des objets de comparaison autour de moi me paraissait bon sincere dans les commencements la douceur exceptionnelle que j avais acquise dans une vie si contrainte et si dure encouragea et poussa rapidement a l exces les instincts despotiques de mon nouveau maitre je les supportai avec une resignation que n auraient pas eue des femmes mieux elevees j etais en quelque sorte blasee sur les menaces et les injures je revais toujours l independance mais je ne la croyais plus possible pour moi j etais une ame brisee je ne sentais plus en moi l energie necessaire a un effort quelconque et sans l amitie les conseils et l aide d arsene je ne l aurais jamais eue tout ce qui ressemblait a des offres d amour les simples hommages de la galanterie ne me causaient qu effroi et tristesse il me fallait plus qu un amant il me fallait un ami je l ai trouve et maintenant je m etonne d avoir si longtemps souffert sans espoir et maintenant vous serez heureuse lui dis je car vous ne trouverez autour de vous que tendresse devouement et deference oh de votre part et de celle d eugenie s ecria t elle en se jetant au cou de ma compagne j y compte et quant a l amitie de celui ci ajouta t elle en prenant la tete d arsene entre ses deux mains elle me fera tout supporter arsene rougit et palit tour a tour mes soeurs vous respecteront s ecria t il d une voix emue ou bien point de menaces repondit elle oh jamais de menaces a cause de moi je les desarmerai n en doutez pas et si j echoue je subirai leur petite morgue c est si peu de chose pour moi cela me parait un jeu d enfant sois sans inquietude cher arsene tu as voulu me sauver tu m as sauvee en effet et je te benirai tous les jours de ma vie transporte d amour et de joie arsene retourna au cafe poisson et marthe alla doucement prendre possession de son petit lit aupres des deux soeurs dont les vigoureux ronflements couvrirent le bruit leger de ses pas les soeurs d arsene se radoucirent en effet apres quelques jours de fatigue d etonnement et d incertitude elles parurent prendre leur parti et s associer sans arriere pensee a la compagne qui leur etait imposee il est vrai que marthe leur temoigna une obligeance qui allait presque jusqu a la soumission les bonnes manieres qu elle avait su prendre jointes a sa douceur naturelle et a une sensibilite toujours eveillee et jamais trop expansive rendaient son commerce le plus aimable que j aie jamais rencontre dans une femme il n avait fallu que deux ou trois jours pour inspirer a eugenie et a moi une amitie veritable pour elle sa politesse imposait a l altiere louison et lorsque celle ci eprouvait le besoin de lui chercher noise sa voix douce ses paroles choisies ses intentions prevenantes calmaient ou tout au moins mataient l humeur querelleuse de la villageoise de notre cote nous faisions notre possible pour reconcilier louise et suzanne avec ce paris dont le premier aspect les avait tant irritees elles s etaient imagine au fond de leur village que paris etait un eldorado ou relativement la misere etait ce que l on considere comme richesse en province jusqu a un certain point leur reve etait bien realise car lorsqu elles allaient en fiacre je leur donnai deux ou trois fois ce plaisir luxueux elles se regardaient l une l autre d un air ebahi en disant nous ne nous genons pas ici nous roulons carrosse et puis la vue des moindres boutiques leur causait des eblouissements d admiration le luxembourg leur paraissait un lieu enchante mais si la vue des objets nouveaux vint a bout de les distraire pendant quelques jours elles n en firent pas moins de tristes retours sur leur condition nouvelle lorsqu elles se retrouverent dans cette petite chambre au cinquieme ou leur vie devait se renfermer quelle difference en effet avec leur existence provinciale plus d air plus de liberte plus de causerie sur la porte avec les voisines plus d intimite avec tous les habitants de la rue plus de promenade sur un petit rempart plante de marronniers avec toutes les jeunes filles de l endroit apres les journees de travail plus de danses champetres le dimanche aussitot qu elles furent installees au travail elles virent bien qu a paris les jours etaient trop courts pour la quantite des occupations necessaires et que si l on gagnait le double de ce qu on gagne en province il fallait aussi depenser le double et travailler le triple chacune de ces decouvertes etait pour elles une surprise facheuse elles ne concevaient pas non plus que la vertu des filles fut exposee a tant de dangers et qu il ne fallut pas sortir seules le soir ni aller danser au bal public quand on voulait se respecter ah mon dieu s ecriait suzanne consternee le monde est donc bien mechant ici mais cependant elles se soumirent non sans murmure interieur arsene les tenait en respect par de frequentes exhortations et elles ne manifestaient plus leur mecontentement avec la sauvagerie du premier jour ce voisinage de deux filles mal satisfaites et passablement malapprises eut ete assez desagreable si le travail remede souverain a tous les maux quand il est proportionne a nos forces ne fut venu tout pacifier grace aux petites precautions qu eugenie avait prises d avance l ouvrage arrivait et elle songeait serieusement voyant l estime et la confiance que lui temoignaient ses pratiques a monter un atelier de couturiere marthe n etait pas fort diligente mais elle avait beaucoup de gout et d invention louison cousait rapidement et avec une solidite cyclopeenne suzanne n etait pas maladroite eugenie ferait les affaires essaierait les robes dirigerait les travaux et partagerait loyalement avec ses associees chacune etant interessee au succes du phalanstere travaillerait non a la tache et sans conscience comme font les ouvrieres a la journee mais avec tout le zele et l attention dont elle etait susceptible cette grande idee souriait assez aux soeurs d arsene restait a savoir si le caractere de louison s assouplirait assez pour rendre l association praticable habituee a commander elle etait bouleversee de voir que cette faineante de marthe comme elle l appelait tout bas dans l oreille de sa soeur avait plus de genie qu elle pour imaginer un ornement de manche ou agencer les parties delicates d un corsage lorsque fidele a ses traditions antediluviennes elle taillait a sa guise et qu eugenie venait bouleverser ses plans et detruire toutes ses notions la virago avait bien de la peine a ne pas lui jeter sa chaise a la tete mais une douce parole de marthe et un malin sourire de suzon faisaient rentrer toute cette colere et elle se contentait de mugir sourdement comme la mer apres une tempete pendant qu on faisait dans nos mansardes cet essai important d une vie nouvelle horace retranche dans la sienne se livrait a des essais litteraires des que je fus un peu rendu a la liberte j allai le voir car depuis plusieurs jours j etais prive de sa societe je trouvai son interieur singulierement change il avait arrange sa petite chambre garnie avec une sorte d affectation il avait mis son couvre pied sur sa table afin de lui donner un air de bureau il avait place un de ses matelas dans l embrasure de la porte afin d intercepter les bruits du voisinage et de son rideau d indienne roule autour de lui il s etait fait une robe de chambre ou plutot un manteau de theatre il etait assis devant sa table les coudes en avant la tete dans ses mains la chevelure ebouriffee et quand j ouvris la porte vingt feuillets manuscrits souleves par le courant d air voltigerent autour de lui et s abattirent de tous cotes comme une volee d oiseaux effarouches je courus apres eux et en les rassemblant j y jetai un regard indiscret tous portaient en tete des titres differents c est un roman m ecriai je cela s appelle la malediction chapitre er mais non cela s appelle le nouveau rene ier chapitre eh non voici une deception livre ier ah maintenant cet autre le dernier croyant iere partie eh mais voici des vers un poeme chant ier la fin du monde ah une ballade la jolie fille du roi maure strophe ere et sur cette autre feuille la creation drame fantastique scene ere et puis voici un vaudeville dieu me pardonne les truands philosophes acte er et par ma foi encore autre chose un pamphlet politique page iere mais si tout cela marche de front tu vas mon cher horace faire invasion dans la litterature horace etait furieux il se plaignit de ma curiosite et m arrachant des mains tous ces commencements dont aucun n avait ete pousse au dela d une demi page il les froissa en fit une boule et la jeta dans la cheminee quoi tant de reves tant de projets tant de conceptions entierement abandonnees pour une plaisanterie lui dis je mon cher ami si tu viens ici pour te divertir repondit il je le veux bien causons rions tant que tu voudras mais si tu me railles avant que mon char soit lance je ne pourrai jamais remettre mes chevaux au galop je m en vais je m en vais dis je en reprenant mon chapeau je ne veux pas te deranger dans le moment de l inspiration non non reste dit il en me retenant de force l inspiration ne viendra pas aujourd hui je suis stupide et tu viens a point pour me distraire de moi meme je suis harasse j ai la tete brisee il y a trois nuits que je n ai dormi et cinq jours que je n ai pris l air eh bien c est un beau courage et je t en felicite tu dois avoir quelque chose en train veux tu me le lire moi je n ai rien ecrit pas une ligne de redaction c est une chose plus difficile que je ne croyais de se mettre a barbouiller du papier vraiment c est rebutant les sujets m obsedent quand je ferme les yeux je vois une armee un monde de creations se peindre et s agiter dans mon cerveau quand je rouvre les yeux tout cela disparait j avale des pintes de cafe je fume des pipes par douzaines je me grise dans mon propre enthousiasme il me semble que je vais eclater comme un volcan et quand je m approche de cette table maudite la lave se fige et l inspiration se refroidit pendant le temps d appreter une feuille de papier et de tailler ma plume l ennui me gagne l odeur de l encre me donne des nausees et puis cette horrible necessite de traduire par des mots et d aligner en pattes de mouches des pensees ardentes vives mobiles comme les rayons du soleil teignant les nuages de l air oh c est un metier cela aussi ou fuir le metier grand dieu le metier me poursuivra partout vous avez donc la pretention lui dis je de trouver une maniere d exprimer votre pensee qui n ait pas une forme sensible je n en connais pas non dit il mais je voudrais m exprimer de prime abord sans fatigue mais sans effort comme l eau murmure et comme le rossignol chante le murmure de l eau est produit par un travail et le chant du rossignol est un art n avez vous jamais entendu les jeunes oiseaux gazouiller d une voix incertaine et s essayer difficilement a leurs premiers airs toute expression precise d idees de sentiments et meme d instincts exige une education avez vous donc des le premier essai l espoir d ecrire avec l abondance et la facilite que donne une longue pratique horace pretendit que ce n etait ni la facilite ni l abondance qui lui manquaient mais que le temps materiel de tracer des caracteres aneantissait toutes ses facultes il mentait et je lui offris de stenographier sous sa dictee tandis qu il improviserait a haute voix il refusa et pour cause je savais bien qu il pouvait rediger une lettre spirituelle et charmante au courant de la plume mais il me semblait bien que donner une forme tant soit peu etendue et complete a une idee quelconque demandait plus de patience et de travail l esprit d horace n etait certes pas sterile il avait raison de se plaindre du trop d activite de ses pensees et de la multitude de ses visions mais il manquait absolument de cette force d elaboration qui doit presider a l emploi de la forme il ne savait pas travailler plus tard j appris qu il ne savait pas souffrir et puis ce n etait pas la le principal obstacle je crois que pour ecrire il faut avoir une opinion arretee et raisonnee sur le sujet qu on traite sans compter une certaine somme d autres idees egalement arretees pour appuyer ses preuves horace n avait d opinion affermie sur quoi que ce soit il improvisait ses convictions en causant a mesure qu il les developpait et il le faisait d une facon assez brillante aussi en changeait il souvent et le masaccio en l ecoutant avait coutume de repeter entre ses dents cet axiome proverbial les jours se suivent et ne se ressemblent pas pourvu qu on se borne a des causeries on peut occuper et amuser ses auditeurs a ses risques et perils en usant de ce procede mais quand on fait de la parole un emploi plus solennel il faut peut etre savoir un peu mieux ce qu on pretend dire et prouver horace n etait pas embarrasse de le trouver dans une discussion mais ses opinions auxquelles il ne croyait qu au moment de les emettre ne pouvaient pas echauffer le fond de son coeur emouvoir son imagination et operer en lui ce travail interieur mysterieux puissant qui a pour resultat l inspiration comme l oeuvre des cyclopes qui etait manifestee par la flamme de l etna a defaut de convictions generales les sentiments particuliers peuvent nous emouvoir et nous rendre eloquents c est en general la puissance de la jeunesse horace ne l avait pas encore et n ayant ni ressenti les emotions passionnees ni vu leurs effets dans la societe en un mot n ayant appris ce qu il savait que dans les livres il ne pouvait etre pousse ni par une revelation superieure ni par un besoin genereux au choix de tel ou tel recit de telle ou telle peinture comme il etait riche de fictions entassees dans son intelligence par la culture et toutes pretes a etre fecondees quand sa vie serait completee il se croyait pret a produire mais il ne pouvait pas s attacher a ces creations fugitives qui ne remuaient pas son ame et qui a vrai dire n en sortaient pas puisqu elles etaient le produit de certaines combinaisons de la memoire aussi manquaient elles d originalite sous quelque forme qu il voulut les resoudre et il le sentait car il etait homme de gout et son amour propre n avait rien de sot alors il raturait dechirait recommencait et finissait par abandonner son oeuvre pour en essayer une autre qui ne reussissait pas mieux ne comprenant pas les causes de son impuissance il se trompait en l attribuant au degout de la forme la forme etait la seule richesse qu il eut pu acquerir des lors avec de la patience et de la volonte mais cela n aurait jamais supplee a un certain fonds qui lui manquait essentiellement et sans lequel les oeuvres litteraires les plus chatoyantes de metaphores les plus chargees de tours ingenieux et charmants n ont cependant aucune valeur je lui avais bien souvent repete ces choses mais sans le convaincre apres l essai que depuis plus d un mois il s obstinait a faire il s aveuglait encore il croyait que le bouillonnement de son sang l impetuosite de sa jeunesse l impatience fievreuse de s exprimer etaient les seuls obstacles a vaincre cependant il avouait que tout ce qu il avait essaye prenait au bout de dix lignes ou de trois vers une telle ressemblance avec les auteurs dont il s etait nourri qu il rougissait de ne faire que des pastiches il me montra quelques vers et quelques phrases qui eussent pu etre signes lamartine victor hugo paul courier charles nodier balzac voire beranger le plus difficile de tous a imiter a cause de sa maniere nette et serree mais ces courts essais qu on aurait pu appeler des fragments de fragments n eussent ete dans l oeuvre de ses modeles que des appendices servant d ornement a des pensees individuelles et cette individualite horace ne l avait pas s il voulait emettre l idee on etait choque et il l etait lui meme du plagiat manifeste car cette idee n etait point a lui elle etait a eux elle etait a tout le monde pour y mettre son cachet il eut fallu qu il la portat dans sa conscience et dans son coeur assez profondement et assez longtemps pour qu elle y subit une modification particuliere car aucune intelligence n est identique a une autre intelligence et les memes causes ne produisent jamais les memes effets dans l une et dans l autre aussi plusieurs maitres peuvent ils s essayer simultanement a rendre un meme fait ou un meme sentiment a traiter un meme sujet sans le moindre danger de se rencontrer mais pour qui n a point subi cette cause pour qui n a pas vu ce fait ni eprouve ce sentiment par lui meme l individualite l originalite sont impossibles aussi se passa t il bien des jours encore sans qu horace fut plus avance qu a la premiere heure je dois dire qu il y usa en pure perte le peu de volonte qu il avait amassee pour sortir de l inaction quand il fut harasse de fatigue abreuve de degout presque malade il sortit de sa retraite et se repandit de nouveau au dehors cherchant des distractions et voulant meme essayer disait il des passions pour voir s il reveillerait par la sa muse engourdie cette resolution me fit trembler pour lui s embarquer sans but sur cette mer orageuse sans aucune experience pour se preserver c est risquer plus qu on ne pense il s etait aventure de meme dans la carriere litteraire mais comme la il ne devait pas trouver de complice le seul desastre qu il eut eprouve c etait un peu d encre et de temps perdu mais qu allait il devenir aveugle lui meme sous la conduite de l aveugle dieu son naufrage ne fut pas aussi prompt que je le craignais en fait de passions ne se perd pas qui veut horace n etait point ne passionne sa personnalite avait pris de telles dimensions dans son cerveau qu aucune tentation n etait digne de lui il lui eut fallu rencontrer des etres sublimes pour eveiller son enthousiasme et en attendant il se preferait avec quelque raison a tous les etres vulgaires avec lesquels il pouvait etablir des rapports il n y avait pas a craindre qu il risquat sa precieuse sante avec des prostituees de bas etage il etait incapable de rabaisser son orgueil jusqu a implorer celles qui ne cedent qu a des offres considerables ou a des demonstrations d engouement qui raniment leur coeur eteint et reveillent leur curiosite blasee il faisait profession pour celles la d un mepris qui allait jusqu a l intolerance la plus cruelle il ne comprenait pas le sens religieux et vraiment grand de marion delorme il aimait l oeuvre sans etre penetre de la moralite profonde qu elle renferme il se posait en didier mais seulement pour une scene celle ou l amant de marion etourdi de sa decouverte accable cette infortunee de ses sarcasmes et de ses maledictions et quant au pardon du denouement il disait que didier ne l eut jamais accorde s il n eut du avoir une minute apres la tete tranchee ce qu il y avait a craindre c est que s adressant a des existences plus precieuses il ne les fletrit ou ne les brisat par son caprice ou son orgueil et qu il ne remplit la sienne propre de regrets ou de remords heureusement cette victime n etait pas facile a trouver on ne trouve pas plus l amour quand on le cherche de sang froid et de parti pris qu on ne trouve l inspiration poetique dans les memes conditions pour aimer il faut commencer par comprendre ce que c est qu une femme quelle protection et quel respect on lui doit a celui qui est penetre de la saintete des engagements reciproques de l egalite des sexes devant dieu des injustices de l ordre social et de l opinion vulgaire a cet egard l amour peut se reveler dans toute sa grandeur et dans toute sa beaute mais a celui qui est imbu des erreurs communes de l inferiorite de la femme de la difference de ses devoirs avec les notres en fait de fidelite a celui qui ne cherche que des emotions et non un ideal l amour ne se revelera pas et a cause de cela l amour ce sentiment que dieu a fait pour tous n est connu que d un bien petit nombre horace n avait jamais remue dans sa pensee cette grande question humaine il riait volontiers de ce qu il ne comprenait pas et ne jugeant le saint simonisme alors en pleine propagande que par ses cotes defectueux il rejetait tout examen d un pareil charlatanisme c etait son expression et si elle etait meritee a beaucoup d egards ce n etait du moins sous aucun rapport serieux a lui connu il ne voyait la que les habits bleus et les fronts epiles des peres de la nouvelle doctrine et c en etait assez pour qu il declarat absurde et menteuse toute l idee saint simonienne il ne cherchait donc aucune lumiere et se laissait aller a l instinct brutal de la priorite masculine que la societe consacre et sanctifie sans vouloir tremper dans aucun pedantisme pas plus disait il dans celui des conservateurs que dans celui des novateurs avec ces notions vagues et cette absence totale de dogme religieux et social il voulait experimenter l amour la plus religieuse des manifestations de notre vie morale le plus important de nos actes individuels par rapport a la societe il n avait ni l elan sublime qui peut rehabiliter l amour dans une intelligence hardie ni la persistance fanatique qui peut du moins lui conserver une apparence d ordre et une espece de vertu en suivant les traditions du passe sa premiere passion fut pour la malibran il allait quelquefois au parterre des italiens il emprunta de l argent et y alla toutes les fois que la divine cantatrice paraissait sur la scene certes il y avait de quoi allumer son enthousiasme et j aurais desire que cette adoration continue occupat plus longtemps son imagination elle l eut prepare a recevoir des impressions plus durables et plus completes mais horace ne savait pas attendre il voulut realiser son reve et il fit des folies pour madame malibran c est a dire qu il s elanca sous les roues de sa voiture apres l avoir guettee a la sortie sans toutefois se laisser faire aucun mal puis il jeta un ou deux bouquets sur la scene puis enfin il lui ecrivit une lettre delirante comme il avait ecrit quelques semaines auparavant a madame poisson il ne recut pas plus de reponse cette fois que l autre et il ignora de meme le sort de sa lettre si on l avait meprisee si on l avait recue je craignais que ce premier echec ne lui causat un vif chagrin il en fut quitte pour un peu de depit il se moqua de lui meme pour avoir cru un instant que l orgueil du genie s abaisserait jusqu a sentir le prix d un hommage ardent et pur je le trouvai un jour ecrivant une seconde lettre qui commencait ainsi merci femme merci vous m avez desabuse de la gloire et qui finissait par adieu madame soyez grande soyez enivree de vos triomphes et puissiez vous trouver parmi les illustres amis qui vous entourent un coeur qui vous comprenne une intelligence qui vous reponde je le determinai a jeter cette lettre au feu en lui disant que probablement madame malibran en recevait de semblables plus de trois fois par semaine et qu elle ne perdait plus son temps a les lire cette reflexion lui donna a penser si je croyais s ecria t il qu elle eut l infamie de montrer ma premiere lettre et d en rire avec ses amis j irais la siffler ce soir dans tancrede car enfin elle chante faux quelquefois votre sifflet serait couvert sous les applaudissements lui dis je et s il parvenait jusqu aux oreilles de la cantatrice elle se dirait en souriant voici un de mes billets doux qui me siffle c est le revers du bouquet d avant hier ainsi votre sifflet serait un hommage de plus au milieu de tous les autres hommages horace frappa du poing sur sa table faut il que je sois trois fois sot d avoir ecrit cette lettre s ecria t il heureusement j ai signe d un nom de fantaisie et si quelque jour j illustre le nom obscur que je porte elle ne pourra pas dire j ai celui la dans mes epluchures horace abandonna pour quelques instants les lettres et l amour et vint apres ces premieres crises se reposer sur le divan de mon balcon en regardant d un air de sultan les quatre femmes de nos mansardes et en me cassant des pipes selon son habitude force de m absenter une partie de la journee pour mes etudes et pour mes affaires il fallait bien le laisser etendu sur mon tapis car pour le tirer de sa superbe indolence il eut fallu lui signifier que cela me deplaisait et en somme cela n etait pas je savais bien qu il ne ferait pas la cour a eugenie que les soeurs d arsene lui casseraient la figure avec leurs fers a repasser s il s avisait de trancher du jeune seigneur libertin avec elles et comme je l aimais veritablement j avais du plaisir a le retrouver quand je rentrais et a lui faire partager notre modeste repas de famille quant a marthe elle ne paraissait pas plus faire de lui une mention particuliere dans ses secretes pensees que lorsqu elle etait l objet de ses oeillades au comptoir du cafe poisson il lui rendait desormais la pareille ne lui pardonnant pas d avoir meprise sa declaration que dans le fait elle n avait pas recue cependant il etait toujours frappe malgre lui de son exquise maniere d etre de sa conversation sobre sensee et delicate elle embellissait a vue d oeil toujours melancolique elle n avait plus cette expression d abattement que donne l esclavage m poisson l avait deja remplacee et ne lui causait plus de crainte elle prenait avec nous l air de la campagne le dimanche et sa sante longtemps alteree se consolidait par le regime doux et sain que je lui prescrivais et qu elle observait avec une absence de caprices et de revoltes rare chez une femme nerveuse sa presence attirait bien chez moi quelques amis de plus que par le passe eugenie se chargeait d econduire ceux dont la sympathie etait trop visiblement improvisee quant aux anciens nous leur pardonnions d etre un peu plus assidus que de coutume ces petites reunions ou des etudiants hardis et espiegles dans la rue prenaient tout a coup sous nos toits des manieres polies une gaiete chaste et un langage sense pour complaire a d honnetes filles et a des femmes aimables avaient quelque chose d utile et de beau en soi meme il aurait fallu avoir le coeur froid et de l esprit farouche pour ne pas gouter dans cet essai de sociabilite bienveillante et pure un plaisir d une certaine elevation tous s en trouvaient bien horace y devenait moins personnel et moins apre nos jeunes gens y prenaient l idee et le gout de moeurs plus douces que celles dont ailleurs ils recevaient l exemple marthe y oubliait l horreur de son passe suzanne y riait de bon coeur et s y faisait un esprit plus juste que celui de la province louison y progressait moins que les autres mais elle y acquerait la puissance de contenir sa rude franchise et quoique toujours farouche dans son rigorisme elle n etait pas fachee d etre traitee comme une dame par des jeunes gens dont elle s exagerait peut etre beaucoup l elegance et la distinction insensiblement horace trouva un grand charme dans la societe de marthe ne pouvant pas savoir si elle avait jamais recu sa lettre il eut l esprit de se conduire comme un homme qui ne veut pas se faire repousser deux fois il lui temoigna une sorte de sympathie devouee qui pouvait devenir de l amour si on n en arretait pas brusquement le progres et qui en cas de resistance soutenue etait une reparation de bon gout pour le passe cette situation est la plus favorable au developpement de la passion on y franchit de grandes distances d une maniere insensible quoique mon jeune ami ne fut dispose ni par nature ni par education aux delicatesses de l amour il y fut initie par le respect dont il ne put se defendre un jour il parla d instinct le langage de la passion et fut eloquent c etait la premiere fois que marthe entendait ce langage elle n en fut pas effrayee comme elle s etait attendue a l etre elle y trouva meme un charme inconnu et au lieu de le repousser elle s avoua surprise emue demanda du temps pour comprendre ce qui se passait en elle et lui laissa l esperance confident d horace je l etais indirectement d arsene par l intermediaire d eugenie je m interessais a l un et a l autre j etais l ami de tous deux si j estimais davantage arsene je puis dire que j avais plus d amitie et d attrait pour horace entre ces deux poursuivants de la penelope dont j etais le gardien j eusse ete assez embarrasse de me prononcer si j avais eu un conseil a donner mon affection me defendait de nuire a l un des deux mais eugenie eclaira ma conscience arsene aime marthe d un amour eternel me dit elle et horace n a pour marthe qu une fantaisie dans l un elle trouvera quoi qu elle fasse un ami un protecteur un frere l autre se jouera de son repos de son honneur peut etre et l abandonnera pour un nouveau caprice que votre amitie pour horace ne soit pas puerile c est a marthe que vous devez votre sollicitude tout entiere malheureusement elle semble ecouter cet ecervele avec plaisir cela m afflige et je crois que plus je dis de mal de lui plus elle en pense de bien c est a vous de l eclairer elle croira plus en vous qu en moi dites lui qu horace ne l aime pas et ne l aimera jamais cela etait bien difficile a prouver et bien temeraire a affirmer qu en savions nous apres tout horace etait assez jeune pour ignorer meme l amour mais l amour pouvait operer une grande crise en lui et murir tout a coup son caractere je convins que ce n etait pas a la noble marthe de courir les hasards d une pareille experience et je promis de tenter le moyen qu eugenie me suggera qui etait de mener horace dans le monde pour le distraire de son amour ou pour en eprouver la force dans le monde me dira t on vous un etudiant un carabin eh mon dieu oui j avais avec plusieurs nobles maisons des relations non pas assidues mais regulieres et durables qui pouvaient toujours me mettre en rapport a ma premiere velleite avec ce que le faubourg saint germain avait de plus brillant et de plus aimable j avais un unique habit noir qu eugenie me conservait avec soin pour ces grandes occasions des gants jaunes qu elle faisait servir trois fois a force de les frotter avec de la mie de pain du linge irreprochable moyennant quoi je sortais environ une fois par mois de ma retraite j allais voir les anciens amis de ma famille et j etais toujours recu a bras ouverts quoiqu on sut fort bien que je ne me piquais pas d un ardent legitimisme le mot de l enigme et pardonnez moi cher lecteur de n avoir pas songe plus tot a vous le dire c est que j etais ne gentilhomme et de tres bonne souche fils unique et legitime du comte de mont ruine avant de naitre par les revolutions j avais ete eleve par mon respectable pere l homme le plus juste le plus droit et le plus sage que j aie jamais connu il m avait enseigne lui meme tout ce qu on enseigne au college et a dix sept ans j avais pu aller chercher a paris avec lui mon diplome de bachelier es lettres puis nous etions revenus ensemble dans notre modeste maison de province et la il m avait dit tu vois que je suis attaque d infirmites tres graves il est possible qu elles m emportent plus tot que nous ne pensons ou du moins qu elles affaiblissent ma memoire ma volonte et mon jugement je veux employer ce peu de lucidite qui me reste a causer serieusement avec toi de ton avenir et t aider a fixer tes idees quoi qu en disent les gens de notre classe qui ne peuvent se consoler de la perte du regime de la devotion et de la galanterie le siecle est en progres et la france marche vers des doctrines democratiques que je trouve de plus en plus equitables et providentielles a mesure que j approche du terme ou je retournerai nu vers celui qui m a envoye nu sur la terre je t ai eleve dans le sentiment religieux de l egalite des droits entre tous les hommes et je regarde ce sentiment comme le complement historique et necessaire du principe de la charite chretienne il sera bon que tu pratiques cette egalite en travaillant selon tes forces et tes lumieres pour acquerir et maintenir ta place dans la societe je ne desire point pour toi que cette place soit brillante je te la desire independante et honorable le mince heritage que je te laisserai ne servira guere qu a te donner les moyens d acquerir une education speciale apres quoi tu te soutiendras et tu soutiendras ta famille si tu en as une et si cette education a porte ses fruits je sais bien que les nobles de notre entourage me blameront beaucoup dans les commencements de donner a mon fils une profession au lieu de le placer sous la protection d un gouvernement mais un jour n est pas loin peut etre ou ils regretteront beaucoup d avoir rendu les leurs propres uniquement a profiter des faveurs de la cour moi j ai appris dans l emigration quelle triste chose c est qu une education de gentilhomme et j ai voulu t enseigner d autres arts que l equitation et la chasse j ai trouve en toi une docilite affectueuse dont je te remercie au nom de l amour que je te porte et tu me remercieras encore plus un jour de l avoir mise a l epreuve je passai deux ans pres de lui occupe a completer mes premieres etudes et a developper les idees dont il m avait donne le germe il me fit examiner les elements de plusieurs sciences afin de voir pour laquelle je me sentirais le plus d aptitude j ignore si c est la douleur de le voir continuellement souffrir sans pouvoir le soulager qui m influenca mais il est certain qu une vocation prononcee me poussa vers l etude de la medecine lorsque mon pere s en fut bien assure il voulut m envoyer a paris mais il etait dans un si deplorable etat de sante que j obtins de lui de rester encore quelques mois pour le soigner nous marchions helas vers une eternelle separation son mal empirait toujours les mois et les saisons se succedaient sans lui apporter aucun soulagement mais sans rien oter a son courage a chaque redoublement de la maladie il voulait me renvoyer disant que j avais quelque chose de plus important a faire que de soigner un moribond mais il ceda a ma tendresse et me permit de lui fermer les yeux un moment avant que d expirer il me fit renouveler le serment que je lui avais fait bien des fois d entreprendre sur le champ mes eludes je tins religieusement ma promesse et malgre la douleur dont j etais accable je poussai activement les preparatifs de mon depart il avait lui meme mis ordre a mes affaires en affermant sa propriete pour neuf ans afin que j eusse un revenu assure pendant mes annees de travail a paris et c est ainsi que j existais depuis quatre ans vivant de mes trois mille francs de rente et voyant approcher l epoque de mes examens sans avoir rien neglige pour obeir aux dernieres volontes du meilleur des peres et sans avoir interrompu mes anciennes relations avec celles de nos connaissances pour lesquelles il avait eu de l estime et de l affection de ce nombre etait la comtesse de chailly qui dans sa jeunesse malgre la difference des fortunes avait eu disait on pour mon pere des sentiments fort tendres une amitie loyale avait survecu a cet amour et mon pere en mourant m avait dit n abandonne jamais cette personne la c est la meilleure femme que j aie rencontree dans ma vie elle etait effectivement aussi bonne que spirituelle quoique fort riche elle n avait aucune vanite et quoique fort bien nee elle n avait aucun prejuge aristocratique elle possedait plusieurs chateaux l un desquels touchait a la petite propriete de mon pere et c est dans celui la qu elle passait les etes de preference elle avait en outre un petit hotel dans la rue de varennes et comme elle aimait la causerie elle y rassemblait une societe assez agreable l etiquette et la morgue en etaient bannies on y voyait des gens du monde tous appartenant a l ancienne noblesse ou a l opinion legitimiste et en meme temps quelques gens de lettres et des artistes de toutes les opinions on pouvait professer la les idees les plus nouvelles mais le juste milieu et la bourgeoisie parvenue ne trouvaient point grace devant madame de chailly elle s arrangeait mieux comme toutes les carlistes des opinions republicaines et de la pauvrete fiere et discrete cette annee la elle avait ete retenue a paris par des affaires importantes et quoique la saison fut avancee elle ne se disposait pas encore a partir son cercle etait fort restreint et l element artiste et litteraire qui ne va guere a la campagne qu en automne quand il y va donnait plus dans son salon que l element noble elle m accorda gracieusement la faveur de lui presenter un de mes amis et un soir je lui menai horace celui ci m avait demande fort ingenument des instructions sur la maniere de se presenter dans le monde et de s y tenir convenablement ce n etait pas tout a fait la premiere l ois qu il lui arrivait de voir des personnes de cette classe mais il n ignorait pas qu on a plus d indulgence a la campagne qu a paris et il tenait beaucoup a ne pas avoir l air d un rustre dans le salon de madame de chailly il se faisait de ce qu il appelait cette partie une sorte de fete il se promettait d observer d examiner et de recueillir des faits pour son prochain roman et cependant il eprouvait bien quelques angoisses a l idee de glisser sur un parquet bien cire d ecraser la patte d un petit chien de heurter lourdement quelque meuble en un mot de faire le personnage ridicule de la comedie classique quand il eut mis son bel habit son plus beau gilet des gants jaune paille et quand il eut brosse son chapeau eugenie qui fondait de grandes esperances de salut pour marthe de ce debut parmi les comtesses s amusa a ajuster sa cravate avec plus de distinction qu il ne savait le faire elle lui fit rentrer deux pouces de manchette lui apprit a ne pas mettre son chapeau sur l oreille et sut en un mot lui donner un air presque comme il faut il se preta de fort bonne grace a ses corrections s emerveillant de cette delicatesse de tact qui faisait deviner a une femme du peuple mille petites choses de gout dont il ne se fut jamais avise tout seul et s etonna de l indifference peut etre affectee avec laquelle marthe assistait a ces preparatifs au fond marthe s inquietait beaucoup de cette fantaisie d aller dans le monde et quoiqu elle ne se fut point avoue qu elle aimait horace elle avait le coeur serre d une epouvante secrete il y eut un moment ou horace riant aux eclats et faisant la repetition de son entree s approcha d elle d une maniere comique lui attribuant le role de la comtesse de chailly a ce moment la marthe frappee du salut respectueux qu il lui adressait devint tremblante et se tournant vers moi vraiment dit elle est ce ainsi qu on salue les grandes dames ce n est pas mal repondis je mais c est encore un peu leste madame de chailly est une personne agee recommencez moi cela horace et puis tenez quand vous vous retirerez madame de chailly vous invitera certainement a revenir elle vous adressera quelques paroles tres cordiales et il est possible qu elle vous tende la main parce qu elle a coutume d etre extremement maternelle pour mes amis vous devez alors prendre cette main du bout de vos doigts et l approcher de vos levres comme cela dit horace en essayant de baiser la main de marthe marthe retira vivement sa main sa figure exprimait une vive souffrance comme cela en ce cas dit horace en prenant la grosse main rouge de louison et en baisant son propre pouce voulez vous bien finir vos betises s ecria louison toute scandalisee on a bien raison de dire que le plus beau monde est le plus malhonnete voyez vous ca cette vieille comtesse qui se fait baiser les mains par des jeunes gens ah ca n y revenez plus je ne suis pas comtesse moi et je vous campe le plus beau soufflet tout doux ma colombe repondit horace en pirouettant on n a pas envie de s y exposer allons theophile partons nous je me sens tout a fait a l aise et tu vas voir comme je saurai prendre des airs de marquis je vais bien m amuser il fit son entree beaucoup mieux que je ne m y attendais il traversa une douzaine de personnes pour saluer la maitresse de maison sans gaucherie et avec un air qui n avait rien de trop degage ni de trop humble sa figure frappa tout le monde et la vicomtesse de chailly belle fille de ma vieille comtesse ne lui temoigna chose merveilleuse aucune des mefiances hautaines qu elle avait en general pour les nouveaux venus on venait de prendre le cafe on passa au jardin et l on s y distribua en deux groupes l un qui se promena avec la belle mere active et enjouee l autre qui s assit autour de la bru romanesque et nonchalante c etait un petit jardin a l ancienne mode avec des arbres tailles des statues malingres et un mince filet d eau qu on faisait jaillir quand la vicomtesse l ordonnait elle pretendait aimer ce bruit d eau fraiche sous le feuillage quand la nuit tombait parce qu alors ne voyant plus ce bassin miserable et cette eau verdatre elle pouvait se figurer etre a la campagne aupres d une eau libre et courante a travers les pres en parlant ainsi elle s etendit sur une causeuse qu on lui roula du salon sur le gazon un peu jauni du tapis vert un petit arbre exotique se penchait sur sa tete avec de faux airs de palmier sa cour composee de ce qu il y avait de plus jeune et de plus galant dans la societe de ce jour la s assit autour d elle et l on echangea dans une beatitude un peu guindee une foule de jolis propos qui ne signifiaient rien du tout ce groupe n eut pas ete celui que j aurais choisi si la necessite de surveiller horace dans sa premiere apparition ne m eut force d ecouter l esprit cherche de la vicomtesse bien inferieur selon moi a l esprit chercheur de sa belle mere je craignais qu horace n en fut bientot las mais a ma grande surprise il y trouva un plaisir extreme quoique son role y fut assez delicat et difficile a remplir en effet ce n etait pas une petite epreuve pour son aplomb et son bon sens il etait evident que des le premier coup d oeil la vicomtesse avait pris une sorte d interet a penetrer en lui pour savoir si son ramage se rapportait a son plumage au lieu de le tenir a distance jusqu a ce qu il eut fait preuve d esprit a la pointe de l epee elle lui facilitait avec une complaisance sournoise l occasion de montrer d emblee s il etait un homme de sens ou un sot elle mit tout de suite la conversation sur des sujets ou il etait infaillible qu il emettrait son sentiment et l attaqua indirectement sur la litterature en jetant a la tete du premier venu cette question insidieuse avez vous lu la derniere piece de vers de m de lamartine est ce a moi madame que ce discours s adresse demanda un jeune poete monarchique et religieux qui s etait assis presque a ses pieds d un air contemplatif comme vous voudrez repliqua la vicomtesse en faisant voltiger avec le vent de son eventail ses longues touffes de cheveux chatains roules en spirales legeres le jeune poete declara qu il trouvait les dernieres meditations tres faibles depuis qu il avait perdu l espoir d imiter m de lamartine il le rabaissait avec amertume la vicomtesse lui fit un peu sentir qu elle connaissait son motif et horace encourage par un regard distrait qu elle laissa tomber sur lui hasarda quelques syllabes des trois ou quatre autres personnes qui le guettaient trois au moins etaient de fondation les adorateurs de la vicomtesse et par consequent se sentaient assez mal disposes pour le nouveau venu dont la criniere avantageuse et la parole accentuee annoncaient quelque pretention a la superiorite on prit generalement parti contre lui et meme avec assez de malice esperant qu il se facherait et dirait quelque sottise l attente ne fut qu a moitie remplie il s emporta parla beaucoup trop haut et mit plus d obstination et d aprete qu il n etait de bon gout et de bonne compagnie de le faire mais il ne dit point les sottises auxquelles on s attendait il en dit d autres auxquelles on ne s attendait pas mais qui donnerent la plus haute idee de son esprit a la vicomtesse et meme a ses adversaires car dans un certain monde superficiel et ennuye on vous pardonne plus aisement un paradoxe qu une platitude et en faisant preuve d originalite on est certain d etre approuve par plus d une femme blasee dirai je toute ma pensee a cet egard je le dois a la verite dusse je etre accuse de trahir les miens ou du moins de me separer d intentions de la classe ou je suis ne je suis force de declarer ici que sauf quelques exceptions la societe legitimiste etait encore en d une mediocrite d esprit incroyable cette ancienne causerie francaise qu on a tant vantee est aujourd hui perdue dans les salons elle est descendue de plusieurs etages et si l on veut trouver encore quelque chose qui y ressemble c est dans les coulisses de certains theatres ou dans certains ateliers de peinture qu il faut aller la chercher la vous entendez un dialogue plus trivial mais aussi rapide aussi enjoue et beaucoup plus colore que celui de l ancienne bonne compagnie cela seul pourra donner a un etranger quelque idee de la verve et de la moquerie dont notre nation a eu si longtemps le monopole pour ne parler que de l esprit qui se consomme abondamment dans les mansardes d etudiant ou d artiste je puis bien dire qu on en debite en une heure entre jeunes gens animes par la fumee des cigares de quoi defrayer tous les salons du faubourg saint germain pendant un mois il faut l avoir entendu pour le croire moi qui sans prevention et sans parti pris passais frequemment d une societe a l autre j etais confondu de la difference et je m etonnais souvent de voir certain bon mot faire le tour d un salon comme un joyau precieux qu on se passait de main en main qui avait tant traine chez nous que personne n eut voulu le ramasser je ne parle pas de la bourgeoisie en general elle a bien prouve qu elle avait plus d esprit de conduite que la noblesse quant a de l esprit proprement dit elle n en a qu a la seconde generation les parvenus de ce temps ci ont pousse a l ombre de l industrie dans l atmosphere pesante des usines l ame toute preoccupee de l amour du gain et toute paralysee par une ambition egoiste mais leurs enfants eleves dans les ecoles publiques avec ceux de la petite bourgeoisie qui a defaut d argent veut parvenir elle aussi par les voies de l intelligence sont en general incomparablement plus cultives plus vifs et plus fins que les heritiers etioles de l aristocratie nobiliaire ces malheureux jeunes gens hebetes par des precepteurs dont on enchaine la liberte intellectuelle a force de prescriptions religieuses et politiques sont rarement intelligents et jamais instruits l absence de cour la perte des places et des emplois le depit cause par les triomphes d une aristocratie nouvelle achevent de les effacer et leur role qui commence pourtant a devenir meilleur a mesure qu ils le comprennent et l acceptent etait a l epoque de mon recit le plus triste qu il y eut en france je n ai rien dit du peuple et le peuple francais surtout celui des grandes villes passe pour infiniment spirituel je conteste l epithete l esprit n existe qu a la condition d etre epure par un gout que le peuple ne peut pas avoir ce gout lui meme etant le resultat de certains vices de civilisation qui ne sont pas ceux du peuple le peuple n a donc pas d esprit selon moi il a mieux que cela il a la poesie il a le genie chez lui la forme n est rien il n use pas son cerveau a la chercher il la prend comme elle lui vient mais ses pensees sont pleines de grandeur et de puissance parce qu elles reposent sur un principe de justice eternelle meconnu par les societes et conserve au fond de son coeur quand ce principe se fait jour quelle qu en soit l expression elle saisit et foudroie comme l eclair de la verite divine horace parla beaucoup emporte comme il l etait toujours par le feu de la discussion il defendit ses auteurs romantiques qu on lui contestait en masse et en detail il rompit des lances pour tous et fut vivement soutenu par la vicomtesse de chailly qui se piquait d eclectisme en matiere d art et de belles lettres il faut avouer que les adversaires furent bien faibles et je ne concevais pas comment horace pouvait perdre son temps et ses paroles a leur tenir tete la vieille comtesse qui passait et repassait avec ses amis dans une allee voisine m appela d un signe tu as un ami bien bruyant me dit elle qu a t il donc a tempeter de la sorte est ce que ma belle fille le raille prends garde a lui tu sais qu elle est fort cruelle et qu elle abuse de son esprit avec ceux qui n en ont pas rassurez vous chere maman lui repondis je j avais depuis mon enfance l habitude de l appeler ainsi il a de l esprit tout autant qu il lui en faut pour se defendre et meme pour se faire gouter oui da m aurais tu amene un homme dangereux il est fort bien de sa personne et il me parait fort romantique heureusement leonie n est pas romanesque mais appelle le un peu ici que je jouisse a mon tour de son esprit j arrachai horace a son grand deplaisir a l auditoire qu il avait captive et je restai un peu derriere la charmille pour ecouter ce qu on dirait de lui c est un drole de corps que ce petit monsieur la dit la vicomtesse en reprenant le jeu de son eventail c est un fat repondit le poete legitimiste un fat c est etre bien severe dit le vieux marquis de vernes je crois que presomptueux serait un mot plus juste mais c est un jeune homme de beaucoup de merite qui pourra devenir homme d esprit s il voit le monde pour de l esprit il en a reprit la vicomtesse parbleu il en a a revendre dit le marquis mais il manque de tact et de mesure il m amusait reprit elle pourquoi donc maman s en est elle emparee vous ne vous prononcez pas monsieur de meilleraie dit elle a un jeune dandy qu elle avait l air de subjuguer mon dieu madame repondit celui ci avec une aigreur froide vous vous prononcez tellement vous meme que je ne puis que baisser la tete et dire amen la vicomtesse leonie de chailly n avait jamais ete belle mais elle voulait absolument le paraitre et a force d art elle se faisait passer pour jolie femme du moins elle en avait tous les airs tout l aplomb toutes les allures et tous les privileges elle avait de beaux yeux verts d une expression changeante qui pouvait non charmer mais inquieter et intimider sa maigreur etait effrayante et ses dents problematiques mais elle avait des cheveux superbes toujours arranges avec un soin et un gout remarquables sa main etait longue et seche mais blanche comme l albatre et chargee de bagues de tous les pays du monde elle possedait une certaine grace qui imposait a beaucoup de gens enfin elle avait ce qu on peut appeler une beaute artificielle la vicomtesse de chailly n avait jamais eu d esprit mais elle voulait absolument en avoir et elle faisait croire qu elle en avait elle disait le dernier des lieux communs avec une distinction parfaite et le plus absurde des paradoxes avec un calme stupefiant et puis elle avait un procede infaillible pour s emparer de l admiration et des hommages elle etait d une flagornerie impudente avec tous ceux qu elle voulait s attacher d une causticite impitoyable pour tous ceux qu elle voulait leur sacrifier froide et moqueuse elle jouait l enthousiasme et la sympathie avec assez d art pour captiver de bons esprits accessibles a un peu de vanite elle se piquait de savoir d erudition et d excentricite elle avait lu un peu de tout meme de la politique et de la philosophie et vraiment c etait curieux de l entendre repeter comme venant d elle a des ignorants ce qu elle avait appris le matin dans un livre ou entendu dire la veille a quelque homme grave enfin elle avait ce qu on peut appeler une intelligence artificielle la vicomtesse de chailly etait issue d une famille de financiers qui avait achete ses titres sous la regence mais elle voulait passer pour bien nee et portait des couronnes et des ecussons jusque sur le manche de ses eventails elle etait d une morgue insupportable avec les jeunes femmes et ne pardonnait pas a ses amis de faire des mariages d argent du reste elle accueillait assez bien les jeunes gens de lettres et les artistes elle tranchait avec eux de la patricienne tout a son aise affectant devant eux seulement de ne faire cas que du merite enfin elle avait une noblesse artificielle comme tout le reste comme ses dents comme son sein et comme son coeur ces femmes la sont plus nombreuses qu on ne pense dans le monde et qui on a vu une les a toutes vues horace joignait au plaisir de la nouveaute une ingenuite si complete qu il prit au serieux la vicomtesse a la premiere parole et que la tete lui en tourna mon cher c est une femme adorable me disait il en revenant le soir dans les longues rues desertes du faubourg saint germain c est un esprit une grace un je ne sais quoi qui n a pas de nom pour moi mais qui me penetre comme un parfum quel bijou precieux qu une femme ainsi travaillee ainsi faconnee a plaire par de longues etudes tu appelles cela de la coquetterie soit va pour la coquetterie c est bien beau et bien aimable dans tous les cas c est toute une science cela et une science au profit des autres je ne sais vraiment pas pourquoi l on medit des coquettes une femme qui est occupee d un autre soin que celui de plaire n est plus une femme a mes yeux certainement voici la premiere femme veritable que je rencontre il y a pourtant des hommes a qui la vicomtesse deplait et pour mon compte c est qu elle veut deplaire a ces hommes la elle ne les trouve pas dignes de la moindre attention elle a du discernement grand merci de l application repris je il ne m entendit meme pas il avait la cervelle remplie de la vicomtesse il ne se gena pas pour en parler devant marthe le lendemain et dit contre les femmes simples et severes des choses si dures qu elle en fut offensee et alla travailler dans une autre chambre cela marche a merveille me dit tout bas eugenie l epreuve a reussi mieux que je n esperais il a pris feu comme un brin de paille j espere que marthe est guerie arsene vint et trouva marthe plus affectueuse et plus gaie que de coutume quoiqu elle souffrit horriblement il nous annonca que sa presence au cafe poisson n etant plus necessaire il changeait de condition ah ah lui dit horace vous allez reprendre la peinture peut etre le ferai je plus tard repondit le masaccio mais pas maintenant mes soeurs n ont pas encore assez d ouvrage assure pour l annee est ce que vous ne pourriez pas me faire placer quelque part comme employe pour tenir une comptabilite quelconque dans une regie de theatre dans une administration d omnibus que sais je vous avez des connaissances vous autres mon cher dit horace vous n ecrivez ni assez bien ni assez vite et puis savez vous la tenue des livres j apprendrai dit arsene il ne doute de rien dit horace moi si j ai un conseil a vous donner c est de perseverer dans la condition que vous venez d essayer vous vous en acquittez fort bien seulement vous avez un peu de fatigue servez dans une bonne maison au lieu de servir dans un cafe vous gagnerez beaucoup et vous ne travaillerez guere si theophile le veut il peut vous placer chez quelque grand seigneur ou seulement chez quelque brave dame du faubourg saint germain est ce que la comtesse ne le prendrait pas pour domestique si tu le lui recommandais reponds donc theophile c est assez de domesticite comme cela repondit arsene qui comprenait fort bien l intention qu avait horace de le rabaisser aux yeux de marthe j y reviendrai si je ne puis trouver mieux mais puisque c est un etat qu on meprise qu est ce qui se permet de le mepriser s ecria louison tout en feu en suivant la direction involontaire qu avait prise le regard de paul est ce que c est vous marton qui meprisez mon frere cousez donc dit le masaccio a louison d un ton severe pour faire baisser ses yeux menacants leves sur marthe mais enfin reprit elle je trouve un peu drole qu on te meprise je ne sais pas ou on prend ce droit la et je ne vois pas en quoi mademoiselle marton marthe regarda arsene d un air triste et lui tendit la main pour l apaiser il etait pret a eclater contre sa soeur elle est folle dit il en haussant les epaules et il s assit aupres de marthe en tournant le dos a louison dont les yeux se remplirent de larmes c est qu aussi c est indigne s ecria t elle aussitot qu il fut parti voyez vous monsieur theophile je ne peux pas supporter cela de sang froid mademoiselle marthe et m horace qui s entendent fort bien je vous assure ne font pas autre chose que de deconsiderer mon frere vous etes folle repliqua eugenie et votre frere qui vous l a dit vous connait bien jamais marthe n a dit un mot de paul qui ne fut a son honneur et a sa louange je ne suis pas folle s ecria louison en sanglotant et je veux que vous me jugiez tous je ne l aurais pas dit devant lui de crainte d amener une querelle mais puisqu il n est plus la et que voici les coupables elle designait alternativement marthe qui l ecoutait avec une pitie douloureuse et horace qui le dos etendu sur la commode et les jambes sur le dossier d une chaise ne daignait pas l interrompre je dirai ce que j ai entendu pas plus tard qu avant hier lorsque monsieur et madame causaient en tete a tete comme ca leur arrive assez souvent dieu merci elle dans une chambre nous dans l autre avec ca que c est commode pour s entendre sur l ouvrage on va on vient ca promene et comme dit cet autre les amoureux ont du temps a perdre charmant charmant dit horace en se soulevant sur son coude et en la regardant avec un calme plein de mepris eh bien poursuivez fille d herodias je verrai ensuite a vous donner ma tete sur un plat pour votre souper qu ai je dit voyons parlez donc puisque vous ecoutez aux portes oui que j ecoute aux portes quand j entends le nom de mon frere et vous disiez comme cela que c etait bien dommage qu il se fut fait valet et qu il etait perdu et mademoiselle marton au lieu de vous traiter comme vous le meritiez pour ce mot la disait d un petit air etonne comment donc comment donc perdu oui que vous avez dit il aurait beau changer de condition maintenant il lui resterait toujours quelque chose de laquais un cachet de honte qui ne s efface pas enfin comme pour dire le voila marque comme un galerien si vous aviez ecoute un peu plus longtemps dit marthe avec une douceur angelique vous auriez entendu ma reponse j ai dit que quand cela serait vrai arsene ennoblirait la plus vile des conditions et quand vous auriez dit cela est ce beau n est ce pas avouer que mon frere est dans une condition vile je voudrais bien savoir comment etaient faits vos ancetres et si nous n avons pas tous ete eleves a travailler pour vivre je coupai court a cette querelle qui eut pu durer toute la nuit car il n y a pas de gens plus difficiles a convaincre que ceux qui ne comprennent pas la valeur des mots et qui en alterent le sens dans leur imagination j envoyai coucher les deux soeurs leur donnant tort selon ma coutume et les menacant pour la premiere fois de me plaindre a paul des ameres tracasseries qu elles suscitaient a leur compagne oui oui faites cela repondit louison en sanglotant sur le ton le plus aigu ce sera humain de votre part ce ne sera pas difficile car il en est si bien coiffe de cette marton que quand nous aurons assez travaille pour la nourrir il nous mettra a la porte au premier mot qu elle lui dira contre nous allez allez messieurs mesdames et vous marton ce n est pas beau de mettre la guerre entre freres et soeurs vous vous en repentirez au jugement dernier j en appelle au jugement de dieu elle sortit d un air tragique entrainant suzanne nous jetant des imprecations et poussant les portes avec fracas vous avez la pour compagnes d abominables diablesses dit horace en rallumant son cigare avec tranquillite paul arsene vous a rendu mes pauvres amis un etrange service il a dechaine l enfer dans votre interieur quant a nous nous n en prendrions guere de souci personnel repondit eugenie ce sont des nuages qui passent mais c est bien cruel pour toi marthe et si tu m en croyais il y aurait un remede a toutes les persecutions dont tu es victime je sais ce que tu veux dire ma bonne eugenie dit marthe en soupirant mais sois sure que cela est impossible d ailleurs je serais encore bien plus odieuse aux soeurs d arsene si si quoi demanda horace voyant qu elle n achevait pas sa phrase si elle l epousait dit eugenie voila ce qu elle s imagine mais elle se trompe si vous l epousiez s ecria horace oubliant tout a coup la vicomtesse et revenant aux sentiments que naguere marthe lui avait inspires vous epouser arsene qui donc a pu avoir une pareille idee c est une idee fort raisonnable reprit eugenie qui voulait saper de plus en plus dans sa base leur naissante inclination ils sont du meme pays de la meme condition et a peu de chose pres du meme age ils se sont aimes des leur enfance et ils s aiment encore c est un scrupule de delicatesse qui empeche marthe de dire oui mais je le sais moi et je le lui dirai clairement parce que le moment est venu de parler c est l unique desir l unique pensee d arsene l attente d eugenie fut depassee par l effet que produisit cette declaration marthe devenue aux yeux d horace la fiancee de paul arsene tomba si bas dans sa pensee qu il rougit d avoir pu l aimer humilie blesse et se croyant joue par elle il prit son chapeau et le mettant sur sa tete avant que de sortir si vous parlez affaires dit il je suis de trop et je vais voir odry qui joue ce soir dans l ours et le pacha marthe resta atterree eugenie lui parla encore d arsene elle ne repondit pas voulut se lever pour sortir et tomba evanouie au milieu de la chambre ma pauvre amie dis je a eugenie en l aidant a relever sa compagne nul ne peut detourner la destinee tu as cru pouvoir preserver celle ci il n est deja plus temps horace est aime cette crise se termina par de longs sanglots quand marthe fut plus calme elle voulut reprendre ce sujet d entretien et manifesta une volonte qu elle n avait pas encore indiquee depuis deux mois que nous vivions ensemble elle parla de nous quitter et d aller habiter seule une mansarde ou nos relations d amitie ne seraient plus attristees par l humeur intolerante et intolerable de louison vous continuerez a m employer a vos travaux dit elle je viendrai chaque jour vous rapporter l ouvrage que vous m aurez confie de cette maniere votre repos ne sera plus trouble par ma presence mais je sens que j avais trop presume de mes forces en croyant qu il me serait possible de supporter ces querelles grossieres et ces laches accusations je vois que j en mourrais nous sentions bien aussi qu elle ne pouvait pas subir plus longtemps une pareille domination mais nous ne voulions pas l abandonner aux ennuis et aux dangers de l isolement nous resolumes de nous expliquer avec arsene afin qu il etablit ses soeurs dans une autre maison on resterait associe pour le travail et marthe que nous aimions comme une soeur ne cesserait point d etre notre voisine et notre commensale mais cet arrangement ne la satisfit pas elle avait une arriere pensee que nous devinions fort bien elle ne pouvait plus supporter la presence d horace et voulait le fuir a tout prix c etait bien la plus prompte maniere de couper court a cet attachement dangereux mais comment faire comprendre a arsene cette raison majeure qui devait porter la mort dans ses esperances au point ou en etaient encore les choses eugenie se flattait de tout reparer en gagnant du temps marthe guerirait horace lui meme l y aiderait par ses dedains a mesure qu il s eprendrait de la vicomtesse de chailly et peu a peu arsene se ferait ecouter tels etaient les reves qu elle nourrissait encore le plus presse etait d eloigner louison et suzanne dont la societe commencait a nous peser beaucoup a nous memes un instant de colere et de folie de leur part detruisant tout l effet de nos jours de patience et de menagements ce fut louison qui mit un terme a nos perplexites par un changement subit et imprevu des le lendemain a l aube naissante elle alla chuchoter aupres du lit de sa soeur si bas que marthe qui sommeillait a peine et qui pensa qu elles tramaient contre elle quelque noirceur ne put rien entendre de ce qu elles se confiaient mais tout a coup elle vit louison s approcher de son lit se mettre a genoux et lui dire en joignant les mains marthe nous vous avons offensee pardonnez nous tout le tort vient de moi j ai une mauvaise tete marton mais au fond je vous plains et je veux me corriger viens suzon viens ma soeur aide moi a oter a marthe le chagrin que je lui ai fait suzanne s approcha mais avec une repugnance que marthe attribua a un eloignement prononce pour elle marthe etait bonne et genereuse l humilite de louison la toucha si vivement qu elle lui jeta ses bras autour du cou et lui pardonna de toute son ame n ayant plus le courage de l affliger en suivant son projet de la veille et ne sachant plus quel pretexte donner a la separation dont a cause d horace elle eprouvait si vivement le besoin nous fumes tous fort emus du repentir de louison et nous passames cette journee dans des effusions de coeur qui parurent soulager marthe d une partie de sa tristesse le soir eugenie pour eviter de recevoir la visite d horace qui s etait annonce pour cette heure la nous proposa de faire un tour de promenade marthe accepta avec empressement et nous etions deja tous sur l escalier lorsque louison dit qu elle ne se sentait pas bien et nous pria de la laisser a la maison je me coucherai de bonne heure disait elle et demain je ne m en ressentirai plus je connais cela c est ma migraine elle resta donc et au lieu de se coucher elle passa sur le balcon ce n etait pas sans dessein horace qui venait pour nous voir et a qui le portier assurait que nous etions tous sortis leva la tete et vit une femme sur le balcon comme il etait un peu myope il s imagina que ce devait etre marthe l idee lui vint de se venger par quelque cruel persiflage de ce qu il appelait une rouerie de sa part car il croyait que s entendant avec arsene elle avait accepte ses soins et accueilli a demi sa declaration pour le jouer ou mener de front deux intrigues il monta l escalier rapidement et sonna tout essouffle le coeur gonfle d un plaisir amer et cuisant mais lorsqu au lieu de marthe la fille d herodias vint lui ouvrir la porte il recula de trois pas et ne se gena pas pour jurer louison ne s effaroucha pas pour si peu et entrant tout de suite en matiere elle lui adressa des excuses aussi douces et aussi polies qu elle put le faire pour la maniere dont elle s etait conduite la veille avec lui horace tout emerveille de cette conversion lui promit d oublier tout et trouvant qu un peu de hardiesse lui donnerait a ses propres yeux un air don juan qui completerait son role a l egard de marthe il appliqua un gros baiser de protection familiere sur la joue vermeille et rebondie de la villageoise malgre sa pruderie habituelle elle ne s en facha point trop el lui parla ainsi si j avais tant d humeur hier soir monsieur horace c est que je me trompais je m etais imagine voyant mon frere si epris de mademoiselle marthe que celle ci consentait a l ecouter en meme temps qu elle vous ecoutait et que vous vous entendiez tous les deux pour tromper mon pauvre arsene je vous remercie de la supposition repondit horace permettez moi de vous en temoigner ma reconnaissance en embrassant cette autre joue qui fait des reproches a sa voisine que celui la soit le dernier dit louison en se laissant donner un second baiser non sans rougir beaucoup nous sommes bien assez raccommodes comme cela je me disais donc comme ca que c etait bien vilain de la part de marthe d ecouter deux galants foi d honnete fille je ne savais pas que mon frere ne lui avait tant seulement pas dit un mot d amourette ah dit horace d un air indifferent c est singulier et il commenca cependant a ecouter avec interet eh pardine vous le savez bien peut etre reprit louison il parait et c est meme bien sur que marton ne veut pas qu on lui parle de se marier et puis voyez vous monsieur je peux bien vous dire ca entre nous marton est fiere trop fiere pour une fille qui n a ni sou ni maille mais ca a des idees de princesse ca lit dans les livres et ca voudrait filer le parfait amour avec un jeune homme bien mis et bien eduque elle trouve mon pauvre frere trop commun et d ailleurs elle a la tete montee pour un autre que vous savez bien le diable m emporte si je le sais dit horace etonne des gros yeux malins de louison allons donc dit elle en le poussant du coude d une facon toute rustique vous n etes pas si simple vous savez bien qu elle est folle de vous vous ne savez ce que vous dites louison tiens tiens pourquoi donc qu elle s attife si bien depuis quelque temps et a qui donc est ce qu elle pense quand elle passe la moitie de la nuit a soupirer et a geindre au lieu de dormir et pourquoi donc est ce qu elle est tombee en pamoison hier soir apres que vous etes parti tout fache elle est tombee evanouie quoi que dites vous la louison raide par terre et des pleurs et des sanglots et la voila maintenant qui veut s en aller d ici pour ne plus vous voir parce qu elle croit que vous ne la regarderez plus mais qui vous a donc dit tout cela louison ah dame monsieur on a des yeux et des oreilles ayez en aussi et vous verrez bien mais votre frere et marthe s aimaient des l enfance ils devaient se marier ca n est point c est une idee d eugenie elle veut les marier a present et dieu sait ce qu elle ne s imagine point pour cela mais l autre n entend a rien et vous n avez qu un mot a lui dire pour qu elle parle clair et droit a mon frere et que ne l a t elle fait plus tot elle le trompe donc nenni monsieur mais elle a bon coeur et craint de lui faire de la peine d ailleurs comme je vous le dis mon frere ne lui a jamais rien demande c est eugenie qui fait tout cela comme une folle qu elle est le beau service a rendre a paul que de lui faire epouser une femme qui en a un autre dans son idee ca ne se peut point quand nous rentrames et notre promenade fut courte car etant a la veille de passer mes examens je donnais au plus une heure par jour a mes plaisirs nous trouvames horace bien different de ce qu il nous avait paru la veille il vint a notre rencontre et serra la main de marthe avec une ardeur etrange le desir sinon l amour etait entre dans son esprit jusque la l incertitude du succes avait contrarie son orgueil et refroidi ses poursuites maintenant sur de son triomphe il en jouissait d avance avec une sorte de beatitude sa figure avait une expression emue et pensive qui l embellissait singulierement il etait pale son regard humide et lent penetrait la pauvre marthe comme une fleche empoisonnee elle ne s attendait pas a le voir ce soir la elle croyait le danger passe pour un jour elle se sentit defaillir en lui abandonnant sa main tremblante qu il garda dans les siennes jusqu a ce qu eugenie eut apporte la lampe il s assit en face d elle ne la quitta pas des yeux et tandis que j ecrivais dans une chambre voisine la porte entr ouverte et que les femmes travaillaient autour de la table il fit la conversation avec autant de gout et d elegance que s il eut ete dans le salon de la vicomtesse de chailly je n avais pas le loisir de l ecouter seulement j entendais sa voix montee sur son diapason le plus sonore et le plus recherche eugenie me dit le soir que jamais elle ne l avait vu aussi aimable aussi coquet d esprit que de langage aussi pres du naturel et de la bonhomie qu il le fut pendant pres de deux heures marthe n osait ni parler ni respirer eugenie ne se pretait pas a soutenir la conversation ne voulant pas faire briller son adversaire louison toute radoucie faisait seule l office d interlocuteur elle procedait toujours par questions et quelque niaises et hors de sens qu elle les fit horace y repondait avec le charme d une condescendance ingenieuse et trouvait pour elle les explications les plus enjouees parfois meme les plus poetiques comme celles qu on donne aux enfants quand on les aime et qu on veut se mettre a leur portee sans cesser d etre vrai quoique eugenie mit en oeuvre toutes les ressources de son esprit pour l interrompre l embrouiller et meme le renvoyer elle n y reussit pas et marthe fut sous le charme sans que rien put l en preserver penchee sur son ouvrage le sein oppresse l oeil voile elle hasardait parfois un regard timide et rencontrant toujours celui d horace elle detournait bien vue le sien avec une confusion pleine d effroi et de delices c etait je l ai deja dit la premiere fois que marthe etait recherchee par une intelligence la sienne oisive et seule dans une secrete et continuelle exaltation avait renonce a cet amour de l ame que personne n avait su lui exprimer le pauvre arsene n avait jamais ose jamais pu parler que d amitie sa personne n avait aucune seduction son langage aucune poesie ou du moins aucun art les autres amours que marthe avait inspires etaient des fantaisies impertinentes qu elle avait reprimees ou des passions brutales qui l avaient effrayee depuis le jour ou horace lui avait parle d amour elle avait garde dans son cerveau et dans son coeur comme le souvenir d une musique enivrante elle y pensait le jour elle en revait la nuit chaste et recueillie elle n aspirait pas a un plus grand bonheur qu a celui de s entendre encore dire les memes choses de la meme maniere la pensee d en etre a jamais privee etait deja pour elle un regret aussi profond que si ce bonheur eut dure des annees ce soir la elle eut donne sa vie pour etre un seul instant avec lui et pour recommencer le quart d heure qu elle avait vecu le jour de sa premiere ivresse horace comprit bien son silence marthe est perdue me dit eugenie quand tout le monde se fut retire elle ne peut plus comprendre arsene l amour de celui la est trop simple pour des oreilles pleines des belles paroles de l autre vous devriez mener horace demain chez la vicomtesse tu vois bien qu il ne lui faut qu un jour pour l oublier repondis je car aujourd hui il est certainement tres epris de marthe mais pourquoi donc desesperer toujours de lui le jour ou il aimera il sera transforme parle plus bas reprit eugenie il me semble qu on doit nous entendre de l autre cote du mur c est le lit de louison qui se trouve la et elle ronfle si bien j ai dans l idee repondit elle que cette fille n est pas si simple qu elle en a l air et qu elle devine ce qu elle ne comprend pas malgre la surveillance assidue d eugenie des regards des mots des billets meme furent echanges entre marthe et horace je proposai a ce dernier de retourner chez la comtesse il refusa je conseillai a eugenie de ne plus chercher a contrarier cette passion qui semblait vraie et qui devenait plus ardente avec les obstacles louison etait desormais la douceur et la bonte meme elle temoignait a marthe une amitie charmante et marthe s y abandonnait d autant plus volontiers qu elle favorisait son amour et l aidait a en faire mille petits mysteres inutiles a la trop clairvoyante eugenie un jour eugenie qui etait fort souffrante gronda louison d avoir envoye marthe a sa place en commission eh pourquoi donc ne sortirait elle pas comme une autre dit louison affectant une grande surprise marthe est si jolie qu on va la regarder et la suivre dans la rue tiens dit louison avec une aigreur qui perca malgre elle dirait on pas qu il n y a qu elle de jolie au monde on me regarde bien aussi moi mais on ne me suit pas on voit bien que ca ne prendrait pas et on ne suivra pas marthe non plus ajouta t elle en se reprenant parce qu on verra bien qu elle n encourage personne louison avait eu soin de dire a marthe la veille de maniere a ce qu horace seul l entendit c est demain a midi que vous irez rue du bac au petit saint thomas pour ce petit coupon de jaconas qu on nous a chargees d assortir il y avait eu quelque chose de si affecte dans la maniere de menager ainsi a horace l occasion de rencontrer marthe dehors que celle ci en avait ete epouvantee en y reflechissant elle crut n y voir qu une etourderie de la part de sa compagne et quoique aux battements de son coeur elle sentit bien qu horace l attendrait au lieu designe elle voulut se persuader qu il n avait point fait attention aux paroles de louise le lendemain comme elle approchait du magasin elle vit effectivement horace qui flanait sur le trottoir en l attendant elle passa pres de lui il ne l arreta pas ne la salua point mais il la regarda d un air si passionne que cet oubli des formes de la bienseance ordinaire fut un eloquent temoignage de l amour qui le penetrait elle lui sourit d un air a la fois craintif heureux et attendri et ce regard ce sourire echanges se prolongerent autant que le permirent quelques pas d une marche ralentie ce fut un siecle de bonheur pour tous deux quoiqu ils ne se fussent rien dit marthe faisant ses emplettes a la hate etait bien sure de le retrouver sur le meme trottoir autour du vitrage du magasin elle l y retrouva en effet et il l attendait avec le projet de l accompagner au retour afin de pouvoir causer avec elle sans temoins mais au moment ou il s approchait et se preparait a passer doucement le bras de marthe sous le sien une voiture decouverte s arreta devant la porte cochere qui fait face a la boutique un domestique galonne qui etait derriere la voiture en descendit et entra dans la maison pour faire quelque message tandis que la dame qui le lui avait donne se pencha pour regarder horace en clignotant comme si elle eut cherche a le reconnaitre horace salua c etait la vicomtesse de chailly elle lui rendit son salut fort legerement d un air de doute et d incertitude puis elle prit son lorgnon comme pour s assurer qu elle le connaissait horace ne jugea point necessaire d attendre l effet de cette exploration un peu impertinente et il se disposa a aborder marthe mais ce maudit lorgnon ne le quittait pas la vicomtesse se penchait a la portiere a mesure qu il s eloignait et la voiture etait tournee de maniere a ce qu elle put le suivre ainsi de l oeil jusqu au detour de la rue horace ne s en apercevait que trop et il etait au supplice marthe etait mise tres simplement mais avec une sorte de distinction qui lui donnait toute l apparence d une femme comme il faut mais helas elle portait un paquet dans un foulard et c etait le cachet irrecusable de la grisette cette futile circonstance et l indiscrete curiosite de la vicomtesse eurent assez d empire sur la vanite d horace pour l empecher de ceder au mouvement de son coeur il hesita se reprit a dix fois revint sur ses pas pour donner le change et quand la voiture fut repartie il se remit a courir marthe qui le croyait sur ses talons avait juge prudent de couper a sa droite par la rue de l universite pour eviter les nombreux passants de la rue du bac elle comptait qu il allait la rejoindre mais lorsqu elle se retourna elle ne vit personne derriere elle et horace remontant a toutes jambes la rue du bac jusqu a la seine ne la rencontra pas devant lui c est ainsi que fut perdue pour lui l occasion de faire ecouter son amour mais louison sut bien la lui faire retrouver eugenie a peine retablie fut forcee d aller passer quelques jours a saint germain pour soigner une de ses soeurs qui etait malade plus gravement la mansarde resta confiee a marthe horace y passa des journees entieres louise et suzanne eurent soin de ne pas les troubler abandonnee a son destin marthe ecouta cet amour dont l expression avait pour elle tant de charme et de puissance interroge par moi horace me jura qu il etait bien serieusement epris d elle et qu il etait capable de tous les devouements pour le lui prouver j insinuai a marthe qu elle devait user de son influence pour le faire travailler car je voyais ses embarras grossir de jour en jour et si je n eusse pourvu a ses moyens quotidiens d existence j ignore ou il eut pris de quoi diner cette assistance que je lui donnais de bien bon coeur me mettait dans la delicate et ridicule position de n oser lui reprocher sa paresse quand je hasardais un mot a cet egard il me repondait d un air desespere c est vrai je suis a ta charge et tu dois bien me mepriser si j essayais de recuser ce motif blessant pour nous deux en invoquant son propre interet son propre avenir il me fermait encore la bouche en disant au nom du present je te supplie de ne pas me parler de l avenir j aime je suis heureux je suis enivre je me sens vivre comment et pourquoi veux tu que je songe a autre chose qu a ce moment fortune ou j existe surabondamment n avait il pas raison jusqu ici me dis je il y a eu dans son ambition quelque chose de trop personnel qui lui a montre l avenir sous un jour d egoisme a present qu il aime son ame va s ouvrir a des notions plus larges plus vraies plus genereuses le devouement va se reveler et avec le devouement la necessite et le courage de travailler lorsque eugenie fut de retour et qu elle vit ses efforts desormais inutiles elle songea qu il etait temps d informer arsene de la verite ou tout au moins de la lui faire pressentir elle me demanda conseil sur la maniere dont elle s y prendrait et apres que nous eumes envisage la question sous tous ses aspects elle s arreta au parti suivant ne se fiant plus aux murailles de sa mansarde qu elle disait avoir des oreilles elle voulut surprendre horace au milieu de ses pensees par la solennite d une demarche que sa bonne reputation et la dignite de son caractere lui donnaient le droit de risquer ecoutez lui dit elle vous avez su vous faire aimer mais vous ne savez pas l etendue des devoirs que vous avez contractes envers marthe vous lui faites perdre la protection d arsene protection courageuse et perseverante qui ne lui eut jamais manque et qui eut toujours porte ses fruits elle ne sait pas ce qu elle lui doit ce qu elle lui aurait du encore si elle ne se fut pas mise dans la necessite de renoncer a son assistance mais moi je vous le dirai parce qu il faut que vous sachiez tout arsene n eut jamais abandonne la peinture qu il aimait passionnement si sa pensee secrete n eut ete de mettre grace a son travail marthe a l abri du besoin il n eut jamais songe a faire venir ses soeurs de la province si son unique but n eut ete de lui donner une societe et une protection derriere laquelle sa protection a lui se serait toujours cachee enfin a l heure qu il est il vient d obtenir un tout petit emploi dans les bureaux d une societe industrielle rien au monde n est plus contraire a ses gouts a ses habitudes d activite au mouvement rapide et genereux de son esprit je le sais et je crains qu il n y succombe mais je sais aussi qu il veut gagner de l argent et qu il en gagne assez pour subvenir indirectement a tous les besoins de marthe en ayant l air de ne s occuper que de ses soeurs je sais que nos petits travaux d aiguille ne rapportent pas suffisamment pour faire vivre trois femmes ma part prelevee dans l aisance la proprete et la liberte ou vivent marthe et les soeurs d arsene tout ce que je sais tout ce que je vous dis marthe l ignore encore elle n a jamais tenu un menage par elle meme elle a l inexperience d un enfant a cet egard la arsene la trompe et nous l y aidons pour qu elle ne connaisse ni les privations ni l exces du travail par contre coup il faut aussi tromper les soeurs sur la discretion desquelles nous ne pouvons pas compter jusqu ici je me suis chargee de la comptabilite je leur ai fait croire a toutes que les recettes l emportaient sur les depenses tandis que c est le contraire qui est vrai mais cet etat de choses ne peut durer desormais arsene s est toujours flatte secretement que marthe prendrait pour lui une affection serieuse lorsque revenue de ses terreurs et guerie de ses blessures son ame s ouvrirait a de plus douces impressions j ai partage son illusion je vous l avoue et j ai fait tout mon possible pour preserver marthe d un autre attachement je n ai pas reussi maintenant dites moi ce que vous feriez a ma place du secret d arsene et quel conseil vous donneriez a l un et a l autre cette ouverture deconcerta beaucoup horace je suis sans fortune dit il comment pourrai je servir de protecteur a une femme moi qui n ai encore pu m aider et me guider moi meme il se promena dans sa chambre avec agitation et peu a peu ses idees se rembrunirent je n avais pas prevu tout cela moi s ecria t il avec un chagrin qui n etait pas sans melange d humeur je n ai jamais songe a rien de pareil pourquoi faut il absolument qu entre deux etres qui s aiment il y ait un protecteur et un protege vous eugenie qui reclamez toujours l egalite pour votre sexe oh monsieur repondit elle je la reclame et je la pratique bien qu elle soit difficile a conquerir dans la societe presente je sais borner mes besoins au peu que mon industrie me procure vous savez comment je vis avec theophile et vous savez par consequent que je ne perds pas un jour pas une heure mais savez vous en quoi je le considere comme mon protecteur legitime et naturel si je tombais malade et que je fusse longtemps privee de travail au lieu d aller a l hopital je trouverais dans son coeur un refuge contre l isolement et la misere si un homme etait assez lache pour m insulter j aurais un appui et un vengeur enfin si je devenais mere ajouta t elle en baissant les yeux par un sentiment de dignite pudique et en les relevant sur lui avec fermete pour lui faire sentir la consequence possible de ses amours avec marthe mes enfants ne seraient pas exposes a manquer de pain et d education voila monsieur pourquoi il importe a des femmes comme nous de trouver dans leurs amants de l affection durable et un devouement egal au leur eugenie eugenie dit horace en tombant sur une chaise vous me jetez dans un grand trouble je ne suis pas l amant de marthe au point d avoir reflechi aux resultats serieux de l ivresse qui s allume dans mon cerveau eh bien chere eugenie je me confesse a vous je m accuse je ne peux ni ne veux vous tromper je desire marthe de toutes les forces de mon etre et je l aime de toute la puissance de mon coeur mais puis je lui promettre d etre pour elle ce que theophile est pour vous puis je m engager a la soustraire a tous les dangers a tous les maux de l avenir theophile est riche en comparaison de moi il a une petite fortune assuree il peut travailler pour l avenir et moi qui n ai que des dettes il faudrait donc que je pusse travailler pour l avenir pour le present et pour le passe en meme temps mais arsene n a rien reprit eugenie et en outre il soutient ses deux soeurs ah s ecria horace frappe de l allusion et entrant dans une sorte de fureur il faudra donc que je me fasse garcon de cafe moi non il n y a pas de femme au monde pour qui je me resoudrai a m avilir dans une profession indigne de moi si marthe s imagine cela oh monsieur ne blasphemez pas dit eugenie marthe ne s imagine rien car je lui ai fait un grand mystere de tout ceci et le jour ou elle saurait que de pareilles questions ont ete soulevees a propos d elle je suis sure qu elle nous fuirait tous dans la crainte d etre a charge a quelqu un d entre nous je vois bien que vous ne l aimez pas car vous ne la comprenez guere et vous ne l estimez nullement ah pauvre marthe je savais bien qu elle se trompait eugenie se leva pour s en aller horace la retint et maintenant dit il vous allez encore travailler contre moi comme j ai fait jusqu ici je ne vous le cache point vous allez me presenter comme un etre odieux comme un monstre d egoisme parce que je suis pauvre au point de ne pouvoir entretenir une femme et que je me respecte au point de ne vouloir pas me faire laquais ah sans doute si le merite d un homme se mesure au poids de l argent qu il sait gagner paul arsene est un heros et moi un miserable il y a dans tout ce que vous dites repliqua eugenie des idees insultantes pour marthe et pour moi auxquelles je ne daignerai plus repondre laissez moi partir monsieur la verite est dure mais il faudra que marthe l apprenne et qu elle renonce dans le meme jour a son ami a cause de vous a vous a cause d elle meme heureusement que nous lui resterons theophile saura bien remplacer arsene avec plus de desinteressement encore moi aussi je travaillerai pour elle et avec elle et jamais l idee ne nous viendra que cela s appelle entretenir une femme eugenie dit horace en lui prenant les mains avec feu ne me jugez pas sans me comprendre vous vous repentiriez un jour de m avoir avili aux yeux de marthe et aux miens propres je n ai pas les doutes infames que vous m attribuez je parle sans mesure et sans discernement peut etre mais aussi votre susceptibilite s effarouche pour des mots et la mienne s emporte a cause du blessant parallele que vous etablissez toujours entre ce masaccio et moi je n ai pas l instinct de l imitation j ai horreur des modeles qui posent pour la vertu mais sans rien affecter sans rien jurer je puis bien ce me semble pratiquer dans l occasion le devouement jusqu au sacrifice que pouvez vous savoir de moi puisque je n en sais rien moi meme je n ai pas encore ete mis a l epreuve mais j ai beau me tater et m interroger je ne trouve en moi ni elements de lachete ni germes d ingratitude pourquoi donc me condamnez vous d avance vous avez de cruelles preventions contre moi eugenie et je ne pourrai plus respirer faire un pas ou dire un mot que vous ne les interpretiez a ma honte marthe ne pourra plus etouffer un soupir ou verser une larme qui ne me soient imputes enfin nous ne pourrons plus exister l un et l autre sans que le nom d arsene soit suspendu sur nos tetes comme un arret cela gene et contriste deja tous les elans de mon coeur mon avenir perd sa poesie et mon ame sa confiance cruelle eugenie pourquoi m avez vous dit toutes ces choses et vous n avez pas plus de courage que cela reprit eugenie vous craignez de vous humilier en me disant que l exemple d arsene ne vous effraie pas et que vous vous sentez bien capable comme lui des plus grands actes d abnegation pour l objet de votre amour mais que voulez vous donc que je fasse a quoi faut il m engager dois je donc epouser mais cela n a pas le sens commun je suis mineur et mes parents ne me permettront jamais vous savez que je suis de la religion saint simonienne a certains egards repondit eugenie et que je ne vois dans le mariage qu un engagement volontaire et libre auquel le maire les temoins et le sacristain ne donnent pas un caractere plus sacre que ne le font l amour et la conscience marthe est je le sais dans les memes idees et je crois que jamais elle ni moi ne vous parlerons de mariage legal mais il y a un mariage vraiment religieux qui se contracte a la face du ciel et si vous reculez devant celui la non eugenie non ma noble amie s ecria horace celui la n a rien que je repousse je me plains seulement de la mefiance que vous me temoignez et si vous la faites partager a votre amie nous allons changer grand dieu la passion la plus spontanee et la plus vraie en quelque chose d arrange de guinde et de faux qui nous refroidira tous les deux pendant qu eugenie sondait ainsi avec une attention severe le coeur d horace a la meme heure au meme instant des atteintes plus profondes etaient portees a celui d arsene il etait venu voir ses soeurs ou plutot marthe a la faveur de ce pretexte et louison etant sortie a ce moment la suzanne qui etait mecontente du despotisme de sa soeur ainee avait resolu elle aussi de frapper un coup decisif elle prit arsene a part mon frere lui dit elle je vous demande votre protection et je commence par reclamer le secret le plus profond sur ce que je vais vous confier arsene le lui ayant promis elle lui raconta toute la conduite de louison a l egard de marthe vous croyez dit elle qu elle s est reconciliee de bonne foi avec marton et qu elle ne lui cause plus aucun chagrin eh bien sachez qu elle lui en prepare de bien plus grands et qu elle la hait plus que jamais voyant que vous l aimiez et qu elle ne reussirait pas a vous detacher d elle par des paroles elle a resolu de l avilir a vos yeux elle a voulu la perdre et je crois bien qu elle y a reussi deja l avilir la perdre s ecria paul arsene est ce ma soeur qui parle est ce de ma soeur que j entends parler ecoutez paul reprit suzanne voici ce qui s est passe louison a ecoute a travers la cloison de sa chambre ce que m theophile et eugenie se disaient dans la leur elle a appris de cette maniere qu eugenie voulait vous faire epouser marthe et que marthe commencait a aimer m horace alors elle m a dit nous sommes sauvees et notre frere va bientot savoir qu on se joue de lui seulement il faut lui en fournir la preuve et quand il aura decouvert quelle femme perdue il nous a donnee pour compagnie il la chassera et il ne croira plus que nous mais quelle preuve lui en donnerez vous lui ai je dit marthe n est pas une femme perdue si elle ne l est pas elle le sera bientot je t en reponds a dit louison tu n as qu a faire comme moi et a m obeir en tout et tu verras bien comme la folle donnera dans le panneau alors elle a fait semblant de demander pardon a marthe et elle s est mise a dire toujours comme elle pour lui faire plaisir et puis elle a dit je ne sais quoi a m horace pour l encourager a courtiser marton et puis elle disait toute la journee a marton que m horace etait un beau jeune homme un brave jeune homme et qu a sa place elle ne le ferait pas tant languir et puis enfin elle leur menageait des tete a tete elle leur donnait l occasion de se rencontrer dehors et tant qu eugenie a ete malade elle les a laisses expres ensemble toute la journee dans une chambre m a emmenee dans l autre et deux ou trois fois marthe est venue tout effrayee et tout emue aupres de nous comme pour se refugier et cependant louison lui fermait la porte au nez et feignait de ne pas l entendre frapper dieu sait ce qui est resulte de tout cela c est toujours bien affreux de la part d une fille comme louison qui me fait des sermons epouvantables quand l epingle de mon fichu n est pas attachee juste au dessous du menton et qui ne se laisserait pas prendre le bout du doigt par un homme de jeter ainsi une pauvre fille dans les pieges du diable et de favoriser un jeune homme dont certainement les intentions sont peu chretiennes cela m a fait beaucoup de honte pour elle et de peine pour marthe j ai essaye de faire comprendre a celle ci qu on ne lui voulait pas de bien en agissant ainsi et que m horace n etait qu un enjoleur marthe a mal pris la chose elle a cru que je la haissais louison m a menacee de me rouer de coups si je disais un mot de plus et eugenie me voyant triste m a reproche d avoir de l humeur enfin le moment est venu ou le coup qu on vous prepare va vous arriver n en soyez pas surpris mon frere et montrez de l indulgence a cette pauvre marthe qui n est pas la plus coupable ici arsene sut renfermer la terrible emotion que lui causa cette confidence il douta quelque temps encore il se demanda si louison etait un monstre de perfidie ou si suzanne etait une calomniatrice infame et dans l un comme dans l autre cas il se sentit blesse et atterre d avoir un tel etre dans sa famille il attendit que louison fut rentree pour l interroger d un air calme et confiant sur les relations de marthe avec horace on m a dit qu ils s aimaient lui dit il je n y vois pas le moindre mal et je n ai pas le plus petit droit de m en offenser mais j aurais cru que comme mes soeurs vous m en auriez averti plus tot puisque vous pensiez que j y prenais grand interet louison vit bien que malgre cet air resigne paul avait les levres pales et la voix suffoquee elle crut qu une jalousie concentree etait la seule cause de sa souffrance et se rejouissant de son triomphe ah dame paul vois tu lui dit elle on ne peut parler que quand on est sur de son fait et tu nous as si mal recues quand nous avons voulu t avertir mais a present je puis bien te parler franchement si toutefois tu l exiges et si tu me promets que marton ne le saura pas en parlant ainsi elle tira de sa poche une lettre qu horace l avait chargee de remettre a marthe arsene ne l eut pas ouverte lors meme que sa vie en eut dependu d ailleurs dans ses idees simples et rigides une lettre etait par elle meme une preuve concluante il mit celle la dans sa poche et dit a louison il suffit je te remercie mon parti etait deja pris en venant ici je te donne ma parole d honneur que marthe ne saura jamais le service que tu viens de me rendre il passa dans mon cabinet ou je venais de rentrer moi meme et quelques instants apres eugenie arriva tenez lui dit il en lui remettant la lettre d horace voici une lettre pour marthe que j ai trouvee par terre dans la chambre de mes soeurs c est l ecriture de m horace je la connais paul il est temps que je vous parle dit eugenie non mademoiselle c est inutile dit paul je ne veux rien savoir je ne suis pas aime le reste ne me regarde pas je n ai jamais ete importun je ne le serai jamais je n ai ete indiscret qu avec vous en vous parlant souvent de moi et en vous imposant la societe de mes soeurs qui ne vous a pas ete toujours des plus agreables louison est difficile a vivre et l occasion s etant presentee de la placer ailleurs je venais vous dire que des demain je vous en debarrasse ainsi que de suzanne en vous remerciant toutefois des bontes que vous avez eues pour elles et en vous priant de me garder votre amitie dont je viendrai toujours me reclamer le plus souvent qu il me sera possible tant que m theophile ne le trouvera pas mauvais vos soeurs ne me sont nullement a charge repondit eugenie suzanne a toujours ete fort douce et louison l est devenue depuis quelque temps je concois que vos idees sur l avenir ayant change vous vouliez rompre l union que nous avions formee sous de meilleurs auspices mais pourquoi vous tant presser il faut que mes soeurs s en aillent bien vite reprit arsene elles ne sont peut etre pas aussi bonnes qu elles en ont l air et je suis tout a fait en mesure de les etablir ecoutez eugenie dit il en la prenant a part j espere que vous garderez marthe aupres de vous tant qu elle n aura pas pris un parti contraire et que vous veillerez a ce que tous ses desirs soient satisfaits tant qu un autre ne s en sera pas charge voici une partie de la somme que j ai touchee ce matin destinez la au meme usage qu a l ordinaire et comme a l ordinaire gardez mon secret non paul cela ne se peut plus dit eugenie ce serait avilir en quelque sorte la pauvre marthe que de lui rendre encore de tels services apres ce que vous savez il faut qu elle apprenne enfin a qui elle doit le bien etre dont elle a joui jusqu a present afin qu elle vous en rende grace et qu elle y renonce a jamais eugenie dit paul vivement si vous agissez ainsi je ne pourrai plus remettre les pieds chez vous et je ne pourrai jamais revoir marthe elle rougirait devant moi elle serait humiliee elle me hairait peut etre laissez moi donc sa confiance et son amitie puisque je ne dois jamais pretendre a autre chose quant a refuser pour elle les derniers services que je veux lui rendre vous n en avez pas le droit pas plus que vous n avez celui de trahir le secret que vous m avez jure j appuyai ses resolutions aupres d eugenie et il fut convenu que marthe ne saurait rien elle rentra bientot avec horace qu elle avait attendu je crois sur l escalier arsene lui souhaita le bonjour et parlant avec calme de choses generales il l observa attentivement ainsi qu horace sans que ni l un ni l autre s en apercut les amoureux ont a cet egard la une faculte d abstraction vraiment miraculeuse au bout d un quart d heure arsene se retira apres avoir serre fortement la main de marthe et avoir salue horace tranquillement je compris le regard d eugenie et je descendis avec lui je craignais que cette fermete stoique ne cachat quelque projet desespere d autant plus qu il faisait son possible pour m eloigner enfin ne pouvant plus lutter contre lui meme et contre moi il s appuya sur le parapet et je le vis defaillir je le forcai d entrer chez un pharmacien et d y prendre quelques gouttes d ether je lui parlai longtemps il parut m ecouter mais je crois bien qu il ne m entendit pas je le reconduisis chez lui et ne le quittai que lorsque je l eus vu se mettre au lit au bout de la rue je fus assailli du souvenir tragique de tant de suicides nocturnes causes par des desespoirs d amour je revins sur mes pas et rentrai chez lui je le trouvai assis sur son lit suffoque par des sanglots qui ne pouvaient trouver d issue et qui le torturaient mes temoignages d amitie firent tomber de ses yeux quelques larmes qui le soulagerent faiblement un peu revenu a lui et voyant mon inquietude tranquillisez vous donc monsieur me dit il je vous donne ma parole d honneur que je serai un homme peut etre quand je serai seul pourrai je pleurer ce serait le mieux laissez moi donc et comptez sur moi j irai vous voir demain je vous le jure quand je rentrai chez moi je trouvai marthe d une gaiete charmante horace d abord trouble par la presence de son rival s etait battu les flancs pour etre aimable et celle qui l aimait ne se faisait pas prier pour trouver son esprit ravissant elle ne s etait seulement pas doutee que paul eut la mort dans l ame et mon visage altere ne lui en donnait pas le moindre soupcon o egoisme de l amour pensai je des le lendemain arsene vint chercher ses soeurs et sans presque leur donner le temps de nous faire leurs adieux il les emmena silencieusement dans le nouveau domicile qu il leur avait prepare a la hate maintenant leur dit il vous etes libres de me dire si vous voulez rester ici ou si vous aimez mieux retourner au pays retourner au pays s ecria louison stupefaite tu veux donc nous renvoyer paul tu veux donc nous abandonner ni l un ni l autre repondit il vous etes mes soeurs et je connais mon devoir mais j ai cru que vous haissiez la capitale et que vous desiriez partir louison repondit qu elle s etait habituee a la vie de paris qu elle ne trouverait plus d ouvrage au pays puisque son depart lui avait fait perdre sa clientele et qu elle desirait rester depuis qu a force d ecouter a travers la cloison louise avait surpris tous les secrets de notre menage elle s etait reconciliee avec le sejour de paris grace aux avantages qu elle avait cru pouvoir tirer du devouement incomparable de son frere jusque la elle n avait pas connu arsene elle avait compte sur une sorte d assistance mais non pas sur un complet abandon de ses gouts de sa liberte de son existence tout entiere elle n avait pas compris non plus cette activite ce courage cette aptitude au gain si l on peut s exprimer ainsi qui se developpaient en lui lorsqu il etait mu par une passion genereuse des qu elle sut tout le parti qu on pouvait tirer de lui elle le regarda comme une proie qui lui etait assuree et qu elle devait se mettre en mesure d accaparer les seules passions qui gouvernent les femmes mal elevees lorsqu une grandeur d ame innee ne contre balance pas les impressions journalieres ce sont la vanite et l avarice l une les mene au desordre l autre a l egoisme le plus etroit et le plus impitoyable louison privee de bonne heure des soins d une mere sacrifiee a une maratre et abandonnee a de mauvais exemples ou a de mauvaises inspirations devait subir l une ou l autre de ces passions funestes elle pencha par reaction vers celle que sa belle mere n avait pas et vertueuse par haine du vice qu elle avait sous les yeux elle se livra par instinct a celui que lui suggeraient la misere et les privations elle devint cupide et ne songeant plus qu a satisfaire ce besoin imperieux elle y puisa une adresse et une fourberie dont son intelligence bornee n eut pas semble susceptible c est ainsi qu elle avait pousse marthe dans le piege et que desormais elle se flattait de regner sans partage sur la conscience de son frere ce qu il faisait pour nous disait elle tout bas a suzanne a cause de cette paienne il le fera encore mieux quand il saura grace a nous combien elle en etait indigne suzanne n avait pas a beaucoup pres l ame aussi noire que sa soeur mais habituee a trembler devant elle elle n avait que des remords tardifs ou des reactions avortees arsene etait bien loin de soupconner la bassesse calculee des intentions de louise il attribua son affreuse perfidie envers marthe a une de ces haines de femme fondees sur le prejuge l intolerance religieuse et l esprit de domination refoule jusqu a la vengeance il trouva bien une monstrueuse inconsequence entre sa conduite officieuse envers horace et ses maximes de pudeur farouche il attribua ces contradictions a l ignorance a une devotion mal entendue il en fut attriste profondement mais plein de compassion et de courage il resolut d ensevelir dans le secret de son ame le crime de cette soeur altiere et cruelle il se promit de la convertir peu a peu a des sentiments plus vrais et plus nobles et de ne lui faire de reproches que le jour ou elle serait capable de comprendre sa faute et de la reparer par la suite il disait a eugenie informee malgre sa discretion de ce qui s etait passe entre sa soeur et lui que voulez vous si je vous eusse dit alors le mal qu elle m avait fait vous l auriez tous haie et meprisee vous eussiez dit c est un monstre et comme la perte de l estime des honnetes gens est le plus grand malheur qui puisse arriver ma soeur m a cause dans ce moment la tant de pitie que je n ai presque pas eu de colere aussi lui montra t il une douceur pleine de tristesse qu elle prit pour un redoublement d affection si vous desirez rester ici et que ce soit dans vos interets leur dit il je ne m y oppose pas je vous chercherai de l ouvrage et je vous soutiendrai en attendant nous ne sommes pas assez fortunes pour avoir des logements separes je demeurerai avec vous voila qui est convenu jusqu a nouvel ordre qu est ce que tu veux dire avec ton nouvel ordre demanda louison cela veut dire jusqu a ce que vous puissiez vous passer de moi repondit il car ma vie n est pas assuree contre la mort comme une maison contre l incendie avisez donc peu a peu aux moyens de vous rendre independantes soit par d honnetes mariages soit en vous faisant par votre intelligence et votre activite une bonne clientele sois sur dit louison un peu deconcertee en affectant de la fierte que nous ne resterons pas a ta charge sans rien faire nous voulons au contraire te debarrasser de nous le plus tot possible il ne s agit pas de cela reprit arsene qui craignit de l avoir blessee tant que je serai vivant tout ce qui est a moi est a vous mais je vous l ai dit je ne suis pas immortel et il faut songer mais quelles idees a t il donc aujourd hui s ecria louison en se retournant avec effroi vers suzanne ne dirait on pas qu il veut se faire perir ah ca mon frere est ce que le chagrin te prend est ce que tu vas te faire de la peine pour cette je vous defends de jamais prononcer devant moi le nom de marthe dit arsene avec une expression qui fit palir les deux soeurs je vous defends de jamais me parler d elle meme indirectement soit en bien soit en mal entendez vous la premiere fois que cela vous arrivera vous me verrez sortir d ici pour n y jamais rentrer vous etes averties il suffit dit louison terrassee on s y conformera mais ce n est pas vous parler d elle paul que de vous conjurer de ne pas avoir de chagrin ceci ne regarde personne reprit il avec la meme energie et je ne veux pas non plus qu on m interroge j ai parle de mort tout a l heure et je dois vous dire que je ne suis pas homme a me suicider je ne suis pas un lache mais le temps est a la guerre et je ne dis pas qu une revolution se declarant je n y prendrais point part comme j ai deja fait l annee derniere ainsi habituez vous a l idee de vous suffire un jour a vous memes comme d honnetes artisanes doivent et peuvent le faire je vais a mon bureau raccommodez vos nippes en attendant car dans quelques jours vous aurez de l ouvrage mais je vous defends d en demander ou d en accepter d eugenie vois tu dit louison a sa soeur des qu il fut sorti tout a reussi comme je le voulais il deteste aussi eugenie a present il croit que c est elle qui a perdu marthe suzanne baissa la tete avec embarras puis elle dit il a le coeur bien gros il ne pense qu a mourir bah c est l histoire du premier jour reprit l autre tu verras que bientot il n y pensera plus arsene est fier il ne voudra pas se faire de la peine pour une fille qui se moque de lui avec un autre et tu verras aussi qu il sera le premier a nous en parler et a etre content quand nous dirons du mal d elle c est egal je ne le ferai jamais dit suzanne oh toi une sans coeur une sotte qui aurait tout supporte de la part de marton sans rien dire tu as trop d indulgence suzon si tu avais des principes tu saurais qu il ne faut pas etre trop bonne pour les femmes sans moeurs tu verras je te dis qu un jour n est pas loin ou mon frere te reprochera aussi ton indifference sur ce chapitre la c est egal je te repete dit suzanne que je ne me hasarderai jamais a lui dire un mot contre marthe quand meme il aurait l air de m y encourager je suis bien sure qu il ne le supporterait pas essaies en puisque tu te crois si fine la journee se passa en querelles comme a l ordinaire neanmoins lorsque arsene rentra il trouva sa chambre bien rangee tout son linge raccommode ses effets nettoyes plies et les legumes du souper cuits et servis proprement louison lui fit sonner tres haut tous ces bons offices et l accabla de prevenances importunes qu il subit sans impatience elle s efforca de l egayer mais elle ne put lui arracher un sourire a peine eut il avale quelques bouchees qu il sortit sans repondre aux questions qu elle lui adressait il fut ainsi le lendemain le surlendemain et tous les jours suivants il agit avec tant d esprit et de zele qu il sut en peu de temps leur procurer de l ouvrage et il mit toujours a leur disposition pour l entretien de tous trois les deux tiers de l argent qu il gagnait mais il fit une part de l autre tiers et elles n en connurent jamais la destination en vain louison chercha jusque dans la paillasse de son lit jusque sous les carreaux de sa chambre pour voir s il ne se faisait pas une bourse particuliere elle ne trouva rien en vain hasarda t elle d adroites questions elle n obtint pas de reponse en vain essaya t elle de lui faire placer cet argent invisible en meubles en linge en objets qu elle disait utiles au menage il fit la sourde oreille ne les laissa manquer d aucune chose necessaire a leur entretien mais se refusa constamment la moindre superfluite personnelle ce fut un grand souci pour louison qui comptant pour rien de disposer de la majeure partie du bien de son frere se creusait la cervelle pour arriver a la conquete du reste il lui semblait qu arsene commettait une injustice presque un vol en se reservant quelques ecus pour un usage mysterieux elle n en dormait pas et si elle l eut ose elle eut manifeste le depit qu elle en ressentait mais avec sa douceur impassible et son silence glace arsene la tenait sous une domination qu elle n avait pas prevue si austere il fallut pourtant s y soumettre renoncer a connaitre le fond de ce coeur qui s etait ferme pour jamais et a surprendre une pensee sur ce visage qui s etait petrifie j ai dit ces details de son interieur quoique je n y aie point penetre a cette epoque mais tout ce qui tient aux personnes dont je raconte ici l histoire m a ete peu a peu devoile par elles memes avec tant de precision que je puis les suivre dans les circonstances de leur vie ou je n ai pris aucune part avec la meme fidelite que je ferai quant a celles ou j ai assiste personnellement le depart des deux soeurs fut pour nous un veritable soulagement mais le mystere et la promptitude qu arsene avait mis a effectuer cette separation furent longtemps inexplicables pour nous nous pensames d abord qu il voulait ne jamais revoir marthe et qu il s en otait courageusement l occasion et le pretexte mais il revint nous voir comme a l ordinaire et lorsque marthe lui demanda l adresse de ses soeurs il eluda ses questions et finit par lui dire qu elles etaient placees chez une maitresse couturiere a versailles je savais le contraire parce que je les rencontrais quelquefois dans les alentours de la maison de commerce ou arsene etait occupe leur affectation a m eviter me faisait pressentir et respecter la volonte d arsene il fut impossible a eugenie d avoir le mot de cette enigme elle ne put meme pas amener arsene a une nouvelle explication sur ses sentiments secrets et sur ses resolutions a l egard de marthe effrayee du calme qu il montrait et craignant qu il ne conservat un reste d esperance trompeuse elle essayait souvent de le desabuser mais il coupait court a tout entretien de ce genre en lui disant a la hate je sais bien je sais bien inutile d en parler du reste pas un mot pas un regard qui put faire soupconner a marthe qu elle etait l objet d une passion ardente et profonde il joua si bien son role qu elle se persuada n avoir jamais ete qu une amie a ses yeux et nous memes nous commencames a croire qu il avait triomphe de son amour et qu il etait gueri eugenie qui prevoyait la confusion et le chagrin de marthe lorsqu elle apprendrait les services d argent qu il lui avait rendus a son insu le forca de reprendre celui qu il avait apporte en dernier lieu desormais elle voulut rester chargee exclusivement de son amie et cette charge etait bien legere marthe etait d une sobriete excessive elle etait vetue avec une simplicite modeste et elle aidait assidument eugenie dans son travail la seule trace des bienfaits d arsene que nous n eussions pas fait disparaitre de peur d affliger trop cet excellent jeune homme c etait un petit mobilier qu il avait acquis pour elle et qui se composait d une couchette en fer de deux chaises d une table d une commode en noyer et d une petite toilette qu il avait choisie lui meme helas avec tant d amour nous faisions accroire a marthe que ces meubles etaient a nous et que nous les lui pretions elle agreait nos soins avec tant de candeur et de charme que nous eussions ete heureux de les lui faire agreer toute notre vie mais il n en devait pas etre ainsi un mauvais genie planait sur la destinee de marthe c etait horace apres la declaration formelle d eugenie il s etait attendu a une lutte avec arsene il etait fort humilie d avoir un semblable rival et cependant comme il le savait tres fin tres hardi tres estime de nous tous et de marthe la premiere c en etait assez pour qu il acceptat cette lutte quelques jours auparavant il eut abandonne la partie plutot que de commettre son esprit elegant et cultive avec la malice un peu crue et un peu rustique du masaccio mais a ce moment la son amour etait arrive a un paroxysme febrile et il n eut pas rougi de disputer l objet de ses desirs a m poisson lui meme a la grande surprise de tous paul arsene parut calme jusqu a l indifference et horace pensa qu eugenie avait beaucoup exagere son amour mais lorsqu il sut que paul n ignorait plus le sien et lorsque je lui eus raconte dans quelles angoisses de douleur j avais surpris ce courageux jeune homme il commenca a s inquieter de sa perseverance a reparaitre devant lui et de l espece de tranquillite triomphante qu il semblait jouer pour le braver sa jalousie s alluma les plus etranges soupcons s eveillerent dans son esprit et il les laissa paraitre marthe n y comprit rien d abord sa conscience etait trop pure pour qu elle put s offenser de doutes qui n avaient pas de sens pour elle le sombre depit d horace la troubla sans l eclairer eugenie eut la delicatesse de ne pas se meler de ce qui se passait entre eux mais elle espera qu en s apercevant de l outrage qui lui etait fait marthe se releverait fiere et blessee dans ses acces de jalousie horace me pria par depit de le conduire chez madame de chailly il y retourna deux ou trois fois et affecta de trouver la vicomtesse de plus en plus adorable ce furent autant de blessures dans le coeur de marthe mais l amour naissant est comme un serpent fraichement coupe par morceaux qui trouve en soi la force de se rapprocher et de se reunir aux tristesses aux insomnies aux querelles vives et ameres succederent les raccommodements pleins d exaltation et d ivresse aux serments de ne plus se voir les serments de ne se jamais quitter ce fut un bonheur plein d orages et mele de beaucoup de larmes mais ce fut un bonheur plein d intensite et rendu plus vif par les reactions un jour qu horace avait voulu railler et denigrer arsene eu son absence et que marthe le defendait avec chaleur il prit son chapeau comme il faisait dans ses emportements et partit sans dire mot a personne marthe savait bien qu il reviendrait le lendemain et qu il demanderait pardon de ses torts mais elle etait de ces ames tendres et passionnees qui ne savent pas attendre fierement la fin d une crise douloureuse elle se leva jeta son chale sur ses epaules et s elanca vers la porte que faites vous donc lui dit eugenie vous le voyez repondit marthe hors d elle meme je cours apres lui mais mou amie vous n y songez pas n encouragez pas de semblables injustices vous vous en repentirez je le sais bien dit marthe mais c est plus fort que moi il faut que je l apaise il reviendra de lui meme laissez lui en du moins le merite il reviendra demain eh bien oui demain certainement demain eugenie vous ne savez pas ce que c est que d attendre jusqu a demain passer toute la nuit avec la fievre avec le coeur gonfle avec une insomnie qui compte les heures les minutes avec cette horrible pensee impossible a chasser il ne m aime pas et celle ci plus affreuse encore il n est pas bon il n est pas genereux je ne devrais pas l aimer oh non vous ne connaissez pas cela vous mon dieu s ecria eugenie vous comprenez que vous avez tort de l aimer et quand il vous vient une lueur de raison vous etes impatiente de la perdre laissez moi la perdre bien vite dit marthe car cette clarte est la plus intolerable souffrance qu il y ait au monde et se degageant des bras d eugenie elle s elanca dans l escalier et disparut comme un eclair eugenie n osa pas la suivre dans la crainte d attirer les regards sur elle et d occasionner un scandale dans la maison elle espera qu au bas de l escalier ces amants insenses se rencontreraient et qu au bout de quelques instants elle les verrait revenir ensemble mais horace furieux marchait avec une rapidite extreme marthe le voyait a dix pas elle n osait pas l appeler sur le quai elle n avait pas la force de courir a chaque pas elle se sentait prete a defaillir elle le voyait frapper de sa canne sur le parapet dans un mouvement de rage irrefrenable elle se remettait a le suivre ne songeant plus a sa souffrance personnelle mais a celle de son amant il renversa deux ou trois passants en fit crier et jurer une demi douzaine en les heurtant monta la rue de la harpe et arriva a l hotel de narbonne ou il demeurait sans s apercevoir que marthe etait sur ses traces et avait failli dix fois le joindre au moment ou il prenait sa clef et son bougeoir des mains de la portiere il vit le visage renfrogne de celle ci regarder par dessus son epaule ou allez vous donc mam selle dit elle d une voix courroucee a une personne qui s appretait a monter l escalier sans rien lui dire horace se retourna et vit marthe sans chapeau sans gants et pale comme la mort il la saisit dans ses bras l enleva a demi et lui jetant un chale sur la tete comme un voile pour la soustraire aux regards il l entraina dans l escalier et la conduisit legerement jusqu a sa chambre la il se jeta a ses pieds ce fut toute l explication le sujet meme de la querelle fut oublie dans ce premier instant oh que je suis heureux s ecria t il dans un delire d amour te voila tu es avec moi nous sommes seuls pour la premiere fois de la vie je suis seul avec toi marthe comprends tu mon bonheur laisse moi partir dit marthe effrayee eugenie m a peut etre suivie peut etre arsene mon dieu est ce un reve j ai vu quelque part en te suivant la figure d arsene je ne sais ou non je n en suis pas sure peut etre c est egal tu m aimes tu m aimes toujours allons nous en reconduis moi oh pas encore pas encore disait horace encore un instant si eugenie vient je ne reponds pas si arsene vient je le tue reste ainsi reste encore un instant cependant eugenie seule inquiete epouvantee comptait les minutes allait du palier a la fenetre et ne voyait pas revenir marthe enfin elle entend monter l escalier c est elle enfin non c est le pas d un homme elle se rejouit de la pensee que c etait moi et qu elle allait pouvoir m envoyer a la recherche de marthe elle courut au devant de moi mais au lieu de moi c etait arsene ou donc est marthe dit il d une voix eteinte elle est sortie pour un instant dit eugenie troublee elle va rentrer tout de suite sortie toute seule a la nuit dit arsene vous l avez laissee sortir ainsi elle va rentrer avec theophile dit eugenie eperdue non non elle ne rentrera pas avec theophile dit arsene en se laissant tomber sur une chaise ne vous donnez pas la peine de me tromper eugenie elle ne rentrera pas meme avec horace elle rentrera seule elle rentrera desesperee vous l avez donc vue oui je l ai vue qui courait sur le quai du cote de la rue de la harpe et horace n etait pas avec elle je n ai vu qu elle et vous ne l avez pas suivie non mais je vais l attendre dit il et il se leva precipitamment mais pourquoi n avez vous pas couru apres elle dit eugenie pourquoi etes vous venu ici ah je ne sais plus dit arsene d un air egare j avais une idee pourtant oui oui c est cela je voulais vous demander eugenie si c etait la premiere fois qu elle sortait seule le soir ou seule avec lui dites est ce la premiere fois oui c est la premiere fois dit eugenie marthe est encore pure j en fais le serment pourquoi mon dieu n avoir pas couru apres elle oh il est peut etre temps encore de tuer ce miserable s ecria arsene avec fureur et bondissant comme un chat sauvage il s elanca dehors eugenie comprit les suites funestes que pouvait avoir une telle aventure epouvantee elle se mit a courir aussi apres arsene heureusement je montais l escalier et je les arretai tous deux ou allez vous donc leur dis je que signifient ees figures bouleversees retenez le suivez le me dit a la hate eugenie en voyant qu arsene m echappait deja marthe est partie avec horace et paul va faire quelque malheur allez je courus a mon tour apres le masaccio et je le rejoignis je m emparai de son bras mais sans pouvoir le retenir quoique je fusse beaucoup plus grand et plus musculeux que lui la colere avait tellement decuple ses forces qu il m entrainait comme il eut fait d un enfant j appris par ses exclamations entrecoupees ce qui s etait passe et je vis l imprudence qu eugenie avait commise la reparer par un mensonge etait le seul moyen qui me restat pour empecher un evenement tragique comment pouvez vous croire lui dis je que ce soit la premiere fois qu ils sortent ensemble c est au moins la dixieme cette assertion tomba sur lui comme l eau sur le feu il s arreta court et me regarda d un air sombre etes vous bien sur de ce que vous dites me demanda t il d une voix dechirante j en suis certain elle est sa maitresse depuis plus d un mois eugenie m a donc trompe non mais on trompe eugenie sa maitresse il ne veut donc pas l epouser l infame qu en savez vous lui dis je ne songeant qu a le calmer et a l eloigner horace est un homme d honneur et ce que marthe voudra il le voudra aussi vous etes sur qu il est un homme d honneur jurez moi cela sur le votre a force d assurances evasives et de reponses indirectes je reussis a lui rendre la raison il me remercia du bien que je lui faisais et il me quitta en me jurant qu il allait rentrer aussitot chez lui des que je l eus vu prendre cette direction je courus a l hotel de narbonne je m informai d horace il est la haut enferme avec une demoiselle ou une dame repondit la portiere enfin avec ce que vous voudrez mais je vais la faire descendre je n entends pas qu il y ait du scandale ici je la priai de parler plus bas et je l y engageai par les arguments irresistibles de figaro elle m expliqua que la dame etait jolie qu elle avait de longs cheveux noirs et un chale ecarlate je redoublai mes arguments et j obtins la promesse qu elle ne ferait point de bruit et qu elle laisserait repartir la fugitive a quelque heure que ce fut de la nuit sans lui adresser une parole et sans faire part a personne de ce qu elle avait vu quand je fus tranquille a cet egard je revins rassurer eugenie je ne pus me defendre de rire un peu de sa consternation arsene mis a la raison et hors de cause le denouement un peu brusque mais inevitable des amours de marthe et d horace me semblait moins surprenant et moins sombre que ne le voulait voir ma genereuse amie elle me gronda beaucoup de ce qu elle appelait ma legerete voyez vous me dit elle depuis qu elle l aime elle me fait l effet d etre condamnee a mort et a present je ne ris pas plus que je ne ferais si je la voyais monter a l echafaud nous attendimes une partie de la nuit marthe ne rentra pas le sommeil finit par triompher de notre sollicitude a l aube naissante la porte de l hotel de narbonne s ouvrit et se referma plus doucement encore apres avoir laisse passer une femme qui couvrait sa tete d un chale rouge elle etait seule et fit quelques pas rapidement pour s eloigner mais bientot elle s arreta faible et brisee au coin d une borne et s appuya pour ne pas tomber cette femme c etait marthe un homme la recut dans ses bras c etait arsene quoi seule seule lui dit il il ne vous a pas seulement accompagnee je le lui ai defendu dit marthe d une voix mourante j ai craint d etre rencontree avec lui et puis je n ai pas voulu qu il me revit au jour je voudrais ne le revoir jamais mais que fais tu ici a cette heure paul je n ai pu dormir repondit il et je suis venu vous attendre pour vous ramener quelque chose m avait dit que vous sortiriez de chez lui seule et desesperee marthe etait si confuse et si eperdue qu elle ne voulait plus rentrer conduisez moi aupres de vos soeurs disait elle a arsene elles du moins ne sauront pas ou j ai passe la nuit vous n avez pas d amie plus fidele et plus devouee qu eugenie repondit arsene n aggravez pas votre position par une plus longue absence venez je vous accompagnerai jusque chez elle et je vous reponds qu elle ne vous adressera pas un reproche il la reconduisit jusqu a la porte de sa chambre elle voulut s y enfermer seule et y pleurer a son aise avant de nous revoir mais au moment de quitter arsene avec qui elle avait epanche son coeur comme s il n eut ete que son frere elle se ressouvint tout a coup qu il avait pour elle un amour moins calme elle l avait oublie habituee qu elle etait a compter sur un devouement aveugle de sa part eh bien arsene lui dit elle avec un accent profond regrettes tu maintenant de ne m avoir pas epousee je le regretterai toute ma vie repondit il ne me parle pas ainsi arsene dit elle tu me dechires oh que ne puis je t aimer comme tu le desires et comme tu le merites mais dieu me hait et me maudit quand elle fut seule elle se jeta tout habillee sur son lit et pleura amerement eugenie qui l entendait sangloter a travers la cloison frappa vainement a sa porte elle ne repondit pas inquiete et craignant qu elle ne fut en proie a ces convulsions nerveuses auxquelles elle etait sujette eugenie prit plusieurs clefs les essaya dans la serrure en trouva une qui ouvrit et s elanca aupres d elle elle la trouva la face enfoncee dans son traversin et les mains crispees dans ses belles tresses noires toutes ruisselantes de larmes marthe lui dit eugenie en la pressant sur son sein pourquoi donc cette douleur est ce du regret pour le passe est ce la crainte de l avenir tu as dispose de toi tu etais libre personne n a le droit de t humilier pourquoi te caches tu au lieu de venir a moi qui t ai attendue avec tant d inquietude et qui te retrouve toujours avec tant de joie chere eugenie j ai plus que des regrets j ai de la honte et des remords repondit marthe en l embrassant je n ai pas dispose de moi dans la liberte de ma conscience et dans le calme de ma volonte j ai cede a des transports que je ne partageais pas glacee que j etais par le souvenir des injures recentes et par l apprehension de nouveaux outrages eugenie eugenie il ne m aime pas j ai le profond sentiment de mon malheur il a de la passion sans amour de l enthousiasme sans estime de l effusion sans confiance il est jaloux parce qu il ne croit point en moi parce qu il me juge indigne d inspirer un amour serieux et incapable de le partager c est parce qu il en est indigne et incapable lui meme s ecria eugenie non ne dites pas cela tout vient de moi de ma destinee miserable lui qui n a point encore aime lui dont le coeur est aussi vierge que les levres il meritait de rencontrer une femme aussi pure que lui c est pour cela dit eugenie en haussant les epaules qu il s etait epris de la vicomtesse de chailly qui a trois amants a la fois cette femme la du moins repliqua marthe a pour elle l intelligence une brillante education et toutes les seductions de la naissance des belles manieres et du luxe moi je suis obscure bornee ignorante je sais a peine lire je ne sais que comprendre mais je ne puis rien exprimer je n ai pas une idee a moi je ne pourrai en aucun moment dominer le coeur et l esprit d un homme comme lui oh il me l a bien fait sentir il me l a bien dit cette nuit dans l emportement de nos querelles et a present je vois que j etais folle de me plaindre de lui c est moi seule que je dois accuser c est ma vie passee que je dois maudire eh quoi en etes vous la dit eugenie consternee il a deja fait le maitre et le superieur a ce point j aurais pense que du moins pendant la premiere ivresse il se serait oublie un peu lui meme pour ne voir et n admirer que vous et au lieu d etre a vos pieds pour vous remercier de cette preuve d amour et de confiance si solennelle que nous donnons quand nous ouvrons nos bras et notre ame sans reserve deja il s est leve en dominateur misericordieux pour vous honorer de son indulgence et de son pardon en verite marthe tu as raison d etre honteuse car tu es bien humiliee ne dis pas cela eugenie si tu avais vu son trouble sa souffrance ses pleurs et comme il me disait humblement et tendrement parfois ces choses si cruelles non il ne savait pas le mal qu il me faisait il n y songeait pas il souffrait tant lui meme il n avait qu une pensee celle de se debarrasser de soupcons qui le torturaient et lorsqu il m accusait c etait pour etre rassure par mes reponses mais moi je n avais pas la force de le faire j etais si effrayee de voir ce noble orgueil cette pure jeunesse cette grande intelligence qui exigeaient tant de moi et qui avaient le droit de tant exiger et je me sentais si peu de chose pour repondre a tout cela j etais accablee et il prenait tout a coup ma tristesse pour le remords de quelque faute ou le retour de quelque mauvais sentiment qu as tu donc me disait il tu n es pas heureuse dans mes bras tu es sombre preoccupee tu penses donc a un autre alors il s imaginait que j avais des rapports secrets avec paul arsene et il me suppliait de le chasser d ici et de ne jamais le revoir j y aurais consenti oui j aurais eu cette faiblesse s il eut persiste a me le demander avec tendresse mais des mon premier mouvement d hesitation il me laissait voir un depit et une aigreur qui me rendaient la force de lui resister car moi aussi je prenais du depit je devenais amere et nous nous sommes dit des choses bien dures qui me sont restees sur le coeur comme une montagne tu avais raison de dire qu il ne t aime pas reprit eugenie mais tu te trompes quand tu t imagines que c est a cause de toi et de ton passe le mal ne vient que de son orgueil a lui et d un fonds d egoisme que tu vas encourager par ta faiblesse l homme qui a le coeur fait pour aimer ne se demande pas si l objet de son amour est digne de lui du moment qu il aime il n examine plus le passe il jouit du present et il croit a l avenir si sa raison lui dit qu il y a dans ce passe quelque chose a pardonner il pardonne dans le secret de son coeur sans faire sonner sa generosite comme une merveille cet oubli des torts est si simple si naturel a celui qui aime arsene t a t il jamais accusee lui ne t a t il pas toujours defendue contre toi meme comme il t aurait defendue contre le monde entier je douterais meme d arsene dit marthe en soupirant je crois qu en amour on est humble et genereux tant qu on est repousse mais le bonheur rend exigeant et cruel voila ce qui m arrive avec horace durant ces heures de la nuit que nous avons passees ensemble il y avait une alternative continuelle de douceur et de fierte entre nous quand je me revoltais contre lui il etait a mes pieds pour me calmer mais a peine m avait il amenee a m humilier devant lui qu il m accablait de nouveau ah je crois que l amour rend mechant oui l amour des mechants repliqua eugenie en secouant tristement la tete eugenie etait injuste elle ne voyait pas la verite mieux que marthe toutes deux se trompaient chacune a sa maniere horace n etait ni aussi respectable ni aussi mechant qu elles se l imaginaient le triomphe le rendait volontiers insolent il avait cela de commun avec tant d autres que si on voulait condamner rigoureusement ce travers il faudrait mepriser et maudire la majeure partie de notre sexe mais son coeur n etait ni froid ni deprave il aimait certainement beaucoup seulement l education morale de l amour lui ayant manque ainsi qu a tous les hommes comme il n etait pas du petit nombre de ceux dont le devouement naturel fait exception il aimait seulement en vue de son propre bonheur et si je puis m exprimer ainsi pour l amour de lui meme il vint dans la journee et au lieu d etre confus devant nous il se presenta d un air de triomphe que je trouvai moi meme d assez mauvais gout il s attendait a des plaisanteries de ma part et il s etait prepare a les recevoir de pied ferme au lieu de cela je me permis de lui faire des reproches il me semble lui dis je en l emmenant dans mon cabinet que tu aurais pu avoir avec marthe des entrevues secretes qui ne l eussent pas compromise cette nuit passee dehors sans preparation sans pretexte pourra faire beaucoup jaser les gens de la maison horace recut fort mal cette observation j admire fort dit il que tu prennes tant d ombrage pour elle lorsque tu vis publiquement avec eugenie c est pour cela qu eugenie est respectee de tout ce qui m entoure repondis je elle est ma soeur ma compagne ma maitresse ma femme si l on veut de quelque facon qu on envisage notre union elle est absolue et permanente je me suis fait fort de la rendre acceptable a tous ceux qui m aiment et d entourer eugenie d assez d amis devoues pour que le cri de l intolerance n arrive pas jusqu a ses oreilles mais je n ai pas leve le voile qui couvrait nos secretes amours avant de m etre assure par la reflexion et l experience de la solidite de notre affection mutuelle apres une premiere nuit d enivrement je n ai pas presente eugenie a mes camarades en leur disant voici ma maitresse respectez la a cause de moi j ai cache mon bonheur jusqu a ce que j aie pu leur dire avec confiance et loyaute voici ma femme elle est respectable par elle meme eh bien moi je me sens plus fort que vous dit horace avec hauteur je dirai a tout le monde voici mon amante je veux qu on la respecte je contraindrai les recalcitrants a se prosterner s il me plait devant la femme que j ai choisie vous n y parviendrez pas ainsi eussiez vous le bras invincible des antiques pourfendeurs de la chevalerie au temps ou nous vivons les hommes ne se craignent pas entre eux et on ne respectera votre amante comme vous l appelez qu autant que vous la respecterez vous meme mais vous etes singulier theophile en quoi donc ai je outrage celle que j aime elle est venue se jeter dans mes bras et je l y ai retenue une heure ou deux de plus qu il ne convenait d apres votre code des convenances vraiment j ignorais que la vertu et la reputation d une femme fussent reglees comme le pouvoir des recors d apres le lever et le coucher du soleil ce sont la de bien mauvaises plaisanteries lui dis je pour une journee aussi solennelle que celle ci devrait l etre dans l histoire de vos amours si marthe en prenait aussi legerement son parti j aurais peu d estime pour elle mais elle en juge tout autrement a ce qu il me parait car elle n a pas cesse de pleurer depuis ce matin je ne vous demande pas la cause de ses larmes mais n aurez vous pas la lui demander avec un visage moins riant et des manieres moins degagees ecoutez theophile dit horace en reprenant son serieux je vais vous parler franchement puisque vous m y contraignez l amitie que j ai pour vous me defendait de provoquer une explication que votre severite envers moi rend indispensable sachez donc que je ne suis plus un enfant et que s il m a plu jusqu ici de me laisser traiter comme tel ce n est pas un droit que vous avez acquis irrevocablement et que je ne puisse pas vous oter quand bon me semblera je vous declare donc aujourd hui que je suis las extremement las de l espece de guerre qu eugenie et vous faites au nom de m paul arsene a mes amours avec marthe je n agis pas aussi legerement que vous le croyez en mettant de cote toute feinte et toute retenue a cet egard il est bon que vous sachiez tous vous et vos amis que marthe est ma maitresse et non celle d un autre il importe a ma dignite a mon honneur de n etre pas admis ici en surnumeraire mais d etre bien pour vous pour eux pour marthe pour tout le monde et pour moi meme l amant le seul amant c est a dire le maitre de cette femme et comme depuis quelque temps grace au singulier role que vous me faites jouer grace aux pretentions obstinees de m paul arsene grace a la protection peu deguisee que lui accorde eugenie grace a votre neutralite theophile grace a l amitie equivoque qui regne entre marthe et lui grace enfin a mes propres soupcons qui me font cruellement souffrir je ne sais plus ou j en suis ni ce que je suis ici j ai resolu de savoir enfin a quoi m en tenir et de bien dessiner ma position c est pour cela que je me presente ici ce matin la tete levee et que je viens vous dire a tous sans tergiversation et sans ambiguite marthe a passe cette nuit dans mes bras et si quelqu un le trouve mauvais je suis pret a connaitre de ses droits et a lui ceder les miens s ils ne sont pas les mieux fondes horace lui dis je en je regardant fixement si telle est votre pensee ce matin a la bonne heure je l accepte mais si c etait celle que vous aviez hier soir en retenant marthe aupres de vous pour la compromettre c est un calcul bien froid pour un homme aussi ardent que vous le paraissez et je vois la plus de politique que de passion la passion n exclut point une certaine diplomatie repondit il en souriant vous savez bien theophile que j ai commence ma vie par la politique si je deviens homme de sentiment j espere qu il me restera pourtant quelque chose de l homme de reflexion mais rassurez vous et ne vous scandalisez pas ainsi je vous avoue qu hier soir j ai ete fort peu diplomate que je n ai pense a rien et que j ai cede a l ivresse du moment mais ce matin en me resumant j ai reconnu qu au lieu d un sot repentir je devais avoir le contentement et l energie d un amant heureux ayez les donc lui dis je mais faites que votre visage et votre contenance n expriment pas autre chose que ce que vous eprouvez car en ce moment vous avez malgre vous l air d un fat j etais irrite en effet par je ne sais quoi de vain et d arrogant qu il avait ce jour la et que pour toute l affection que je lui portais j eusse voulu lui oter je craignais que marthe n en fut blessee mais la pauvre femme n avait plus cette force de reaction elle fut intimidee abattue et comme saisie d un frisson convulsif a son approche il la rassura par des manieres plus douces et plus tendres mais il y eut entre eux une gene extreme horace desirait d etre seul avec elle et marthe retenue par un sentiment de honte n osait plus nous quitter pour lui accorder un tete a tete il espera quelques instants qu elle aurait le courage de le faire et il suscita divers pretextes qu elle feignit de ne pas comprendre eugenie craignait de paraitre affectee en leur cedant la place et sur ces entrefaites paul arsene arriva malgre tout l empire que ce dernier exercait sur lui meme et quoiqu il se fut bien prepare a la possibilite de rencontrer horace il ne put dissimuler tout a fait l espece d horreur qu il lui inspirait horace vit l alteration soudaine de son visage pali et affaisse deja par les angoisses de la nuit et saisi d un transport d orgueil insurmontable il leva fierement la tete et lui tendit la main de l air d un souverain a un vassal qui lui rend hommage arsene dans sa genereuse candeur ne comprit pas ce mouvement et l attribuant a un sentiment tout oppose il saisit et pressa energiquement la main de son rival avec un regard de douleur et de franchise qui semblait dire vous me promettez de la rendre heureuse je vous en remercie cette muette explication lui suffit apres s etre informe de la sante de marthe et lui avoir serre la main aussi avec effusion il echanges quelques mots de causerie generale avec nous et se retira au bout de cinq minutes horace n etait pas reellement jaloux d arsene au point d etre inquiet des sentiments de marthe pour lui mais il craignait qu il n y eut entre eux dans le passe un engagement plus intime qu elle ne voulait l avouer il pensait que pour etre si fidelement devoue a une femme qui vous sacrifie il fallait conserver ou une esperance ou une reconnaissance bien fondee et ces deux suppositions l offensaient egalement depuis qu eugenie lui avait revele tout le devouement d arsene il avait pris encore plus d ombrage ainsi qu il l avait naivement avoue il etait blesse d un parallele qui ne lui etait pas avantageux dans l esprit d eugenie et qui lui deviendrait funeste dans celui de marthe s il devait etre continuellement sous ses yeux et puis notre entourage voyait confusement ce qui se passait entre eux ceux qui n aimaient pas horace se plaisaient a douter de son triomphe du moins ils affectaient devant lui de croire a celui d arsene ceux qui l aimaient blamaient marthe de ne pas se prononcer ouvertement pour lui en chassant son rival et ils le faisaient sentir a horace enfin d autres jeunes gens qui n etant pour nous que de simples connaissances ne venaient pas chez nous et jugeaient de nous avec une legerete un peu brutale se permettaient sur marthe ces propos cruels que l on pese si peu et qui se repandent si vite obeissant a cette jalousie non raisonnee que l on eprouve pour tout homme heureux en amour ils rabaissaient marthe afin de rabaisser le bonheur d horace a leurs propres yeux plusieurs de ceux la qui avaient fait la cour a la beaute du cafe poisson se vengeaient de n avoir pas ete ecoutes en disant que ce n etait pas une conquete si difficile et si glorieuse puisqu elle ecoutait un hableur comme horace quelques uns meme disaient qu elle avait eu pour amant son premier garcon de cafe enfin je ne sais quel esprit fut assez bas et quelle langue assez grossiere pour emettre l opinion qu elle etait a la fois la maitresse d arsene celle d horace et la mienne ces calomnies n arriverent pas alors jusqu a moi mais on eut l imprudence de les repeter a horace il eut la faiblesse d en etre impressionne et il ne songea bientot plus qu a eblouir et terrasser ses detracteurs par une demonstration irrecusable de son triomphe sur tous ses rivaux vrais ou supposes il tourmenta marthe si cruellement qu il lui fit un crime et un supplice de la vie tranquille et pure qu elle menait aupres de nous il voulut qu elle se montrat seule avec lui au spectacle et a la promenade ces temerites affligeaient eugenie et ne lui paraissaient que d inutiles bravades contre l opinion tout ce qu elle tentait pour empecher son amie de s y preter poussait a bout l impatience et l aigreur d horace jusqu a quand disait il a marthe resterez vous sons l empire de ce chaperon incommode et hypocrite qui se scandalise dans les autres de tout ce qui lui semble personnellement legitime comment pouvez vous subir les admonestations pedantes de cette prude qui n est pas sans vues interessees j en suis certain et qui regarde comme l amant preferable celui qui peut donner a sa maitresse le plus de bien etre et de liberte si vous m aimiez vous la reduiriez promptement au silence et vous ne souffririez pas qu elle m accusat sans cesse aupres de vous puis je etre satisfait quand je vois ce tiers indiscret s immiscer dans tous les secrets de notre amour puis je etre tranquille lorsque je sais que votre unique amie est mon ennemie juree et qu en mon absence elle vous aigrit et vous met en garde contre moi il exigea qu elle eloignat tout a fait paul arsene et il y eut dans cette expulsion qu il lui imposait quelque chose de bien particulier il craignait beaucoup le ridicule qui s attache aux jaloux et l idee que le masaccio pourrait se glorifier de lui avoir cause de l inquietude lui etait insupportable il voulut donc que marthe agit comme de propos delibere et sans paraitre subir aucune influence etrangere il rencontra de sa part beaucoup d opposition a cette exigence injuste et lache mais il l y amena insensiblement par mille tracasseries impitoyables elle n avait plus le droit de serrer la main de son ami elle ne pouvait plus lui sourire tout devenait crime entre eux un regard un mot lui etaient reproches amerement si arsene obeissant a une habitude d enfance la tutoyait en causant c etait la preuve flagrante d une ancienne intrigue entre eux si lorsque nous nous promenions tous ensemble elle acceptait le bras d arsene horace prenait un pretexte ridicule et nous quittait avec humeur disant tout bas a marthe qu il ne se souciait pas de passer pour l antagoniste de paul et que c etait bien assez de succeder a un m poisson sans partager encore avec son laquais quand marthe se revoltait contre ces persecutions iniques il la boudait durant des semaines entieres et l infortunee ne pouvant supporter son absence allait le chercher et lui demander pour ainsi dire pardon des torts dont elle etait victime mais si elle offrait alors d avoir une franche explication avec le masaccio avant de le renvoyer c est cela s ecriait horace faites moi passer pour un fou pour un tyran ou pour un sot afin que m paul arsene aille partout me railler et me diffamer si vous agissez ainsi vous me mettrez dans la necessite de lui chercher querelle et de le souffleter quelque beau matin en plein cafe epuisee de cette lutte odieuse marthe prit un jour la main d arsene et la portant a ses levres tu es mon meilleur ami lui dit elle tu vas me rendre un dernier service le plus penible de tous pour toi et surtout pour moi tu vas me dire un eternel adieu ne m en demande pas la raison je ne peux pas et je ne veux pas te la dire c est inutile j ai devine depuis longtemps repondit arsene comme tu ne me disais rien je pensais que mon devoir etait de rester tant que tu semblerais desirer ma protection mais puisqu au lieu de t etre utile elle te nuit je me retire seulement ne me dis pas que c est pour toujours et promets moi que quand tu auras besoin de moi tu me rappelleras tu n auras qu un mot a dire un geste a faire et je serai a tes ordres tiens marthe si tu veux je passerai tous les jours sous ta fenetre tu n as qu a y attacher un mouchoir un ruban un signe quelconque le meme jour tu me verras accourir promets moi cela marthe le promit en pleurant arsene ne revint plus mais ce n etait pas assez pour satisfaire l orgueil d horace un jour que suivant sa coutume il avait emmene marthe chez lui nous l attendimes en vain pour souper et nous recumes d elle le soir le billet suivant ne m attendez pas chers et dignes amis je ne rentrerai plus dans votre maison j ai decouvert que je n y devais pas mon bien etre a votre seule generosite mais que paul y avait longtemps contribue et qu il y contribue encore puisque tous les meubles que vous m avez soi disant pretes lui appartiennent vous comprenez que sachant cela je n en puis plus profiter d ailleurs le monde est si mechant qu il calomnie les affections les plus vertueuses je ne veux pas vous repeter les vils propos dont je suis l objet j aime mieux en les faisant cesser et en m arrachant avec douleur d aupres de vous ne vous parler que de mon eternelle reconnaissance pour vos bontes envers moi et de l attachement inalterable que vous porte a jamais votre amie marthe voici encore une lachete d horace s ecria eugenie indignee il lui a revele un secret que j avais confie a son honneur ces sortes de choses echappent malgre soi dans l emportement de la colere lui repondis je et c est le resultat d une querelle entre eux marthe est perdue reprit eugenie perdue a jamais car elle appartient sans reserve et sans retour a un mechant homme non pas a un mechant homme eugenie mais a quelque chose de plus funeste pour elle a un homme faible que la vanite gouverne j etais outre aussi et je me refroidis extremement pour horace je pressentais tous les maux qui allaient fondre sur marthe et je tentai vainement de les detourner toutes nos demarches furent infructueuses horace prevoyant que nous ne lui abandonnerions pas sa proie sans la lui disputer avait change immediatement de domicile il avait loue dans un autre quartier une chambre ou il vivait avec marthe si cache qu il nous fallut plus d un mois pour les decouvrir quand nous y fumes parvenus il etait trop tard pour les faire changer de resolution et d habitudes nos representations ne servirent qu a les irriter contre nous horace exercait sur sa maitresse un tel empire que desormais elle nous retira toute sa confiance oubliant qu elle nous avait longtemps raconte tous ses griefs contre lui elle voulait nous faire croire desormais a son bonheur et nous reprochait de lui supposer gratuitement des souffrances dont son visage portait deja l empreinte profonde prevoyant bien qu elle allait manquer qu elle manquait deja d argent et d ouvrage nous ne pumes lui faire accepter le plus leger service elle repoussa meme nos offres avec une sorte de hauteur qu elle ne nous avait jamais temoignee je craindrais nous dit elle qu un bienfait d arsene ne fut encore cache derriere le votre et quoique je sache combien votre conduite envers moi a ete genereuse je vous confesse que j ai de la peine a vous pardonner les trop justes mefiances que cet etat de choses a inspirees a horace contre moi eugenie poussa la constance de son devouement envers sa malheureuse compagne jusqu a l heroisme mais tout fut inutile horace la detestait et indisposait marthe contre elle toutes ces avances furent recues avec une froideur voisine de l ingratitude a la fin nous en fumes blesses et fatigues et voyant qu on nous fuyait nous evitames de devenir importuns dans le courant de l hiver qui suivit nous nous vimes a peine trois fois et au printemps un jour que je rencontrai horace je vis clairement qu il affectait de ne pas me reconnaitre afin de se soustraire a un moment d entretien nous nous regardames comme definitivement brouilles et j en souffris beaucoup eugenie encore davantage elle ne pouvait prononcer le nom de marthe sans que ses yeux s emplissent de larmes horace avait pris dans les romans ou il avait etudie la femme des idees si vagues et si diverses sur l espece en general qu il jouait avec marthe comme un enfant ou comme un chat joue avec un objet inconnu qui l attire et l effraie en meme temps apres les sombres et delirantes figures de femmes dont le romantisme avait rempli l imagination des jeunes gens l element feminin du dix huitieme siecle le pompadour comme on commencait a dire arrivait dans sa primeur de resurrection et faisait passer dans nos reves des beautes plus piquantes et plus dangereuses jules janin donnait je crois vers cette epoque la definition ingenieuse du joli dans le gout dans les arts dans les modes il la donnait a tout propos et toujours avec grace et avec charme l ecole de hugo avait embelli le laid et le vengeait des proscriptions pedantesques du beau classique l ecole de janin ennoblissait le maniere et lui rendait toutes ses seductions trop longtemps niees et outragees par le mepris un peu brutal de nos souvenirs republicains sans qu on y prenne garde la litterature fait de ces miracles elle ressuscite la poesie des epoques anterieures et laissant dormir dans le passe tout ce qui fut pour les intelligences du passe l objet de justes critiques elle nous apporte comme un parfum oublie les richesses meconnues d un gout qui n est plus a discuter parce qu il ne regne plus arbitrairement l art quoiqu il se pose en egoiste l art pour l art fait de la philosophie progressive sans le savoir il fait sa paix avec les fautes et les miseres du passe pour enregistrer ainsi qu en un musee les monuments de la conquete horace ayant une des imaginations les plus impressionnables de cette epoque si impressionnable deja vivant plus de fiction que de realite regardait sa nouvelle maitresse a travers les differents types que ses lectures lui avaient laisses dans la tete mais quoique ce fussent des types charmants dans les poemes et dans les romans ce n etaient point des types vrais et vivants dans la realite presente c etaient des fantomes du passe riants ou terribles alfred de musset avait pris pour epigraphe de ses belles esquisses le mot de shakspeare perfide comme l onde et quand il tracait des formes plus pures et plus ideales habitue a voir dans les femmes de tous les temps les dangereuses filles d eve il flottait entre un coloris frais et candide et des teintes sombres et changeantes qui temoignaient de sa propre irresolution ce poete enfant avait une immense influence sur le cerveau d horace quand celui ci venait de lire portia ou la camargo il voulait que la pauvre marthe fut l une ou l autre le lendemain apres un feuilleton de janin il fallait qu elle devint a ses yeux une elegante et coquette patricienne enfin apres les chroniques romantiques d alexandre dumas c etait une tigresse qu il fallait traiter en tigre et apres la peau de chagrin de balzac c etait une mysterieuse beaute dont chaque regard et chaque mot recelait de profonds abimes au milieu de toutes les fantaisies d autrui horace oubliait de regarder le fond de son propre coeur et d y chercher comme dans un miroir limpide la fidele image de son amie aussi dans les premiers temps fut elle cruellement ballottee entre les femmes de shakespeare et celles de byron cette appreciation factice tomba enfin quand l intimite lui montra dans sa compagne une femme veritable de notre temps et de notre pays tout aussi belle peut etre dans sa simplicite que les heroines eternellement vraies des grands maitres mais modifiee par le milieu ou elle vivait et ne songeant point a faire du modeste menage d un etudiant de nos jours la scene orageuse d un drame du moyen age peu a peu horace ceda au charme de cette affection douce et de ce devouement sans bornes dont il etait l objet il ne se raidit plus contre des perils imaginaires il gouta le bonheur de vivre a deux et marthe lui devint aussi necessaire et aussi bienfaisante qu elle lui avait semble lui devoir etre funeste mais ce bonheur ne le rendit pas expansif et confiant il ne le ramena pas vers nous il ne lui inspira aucune generosite a l egard de paul arsene horace ne rendit jamais a marthe la justice qu elle meritait dans le passe aussi bien que dans le present et au lieu de reconnaitre qu il l avait mal comprise il attribua a sa domination jalouse la victoire qu il croyait remporter sur le souvenir du masaccio marthe aurait desire lui inspirer une plus noble confiance elle souffrait de voir toujours le feu de la colere et de la haine pret a se rallumer au moindre mot qu elle hasarderait en faveur de ses amis meconnus elle rougissait des precautions minutieuses et assidues qu elle etait forcee de prendre pour maintenir le calme de son esclavage en ecartant toute ombre de soupcon mais comme elle n avait aucune velleite d independance etrangere a son amour comme a tout prendre elle voyait horace satisfait de ses sacrifices et fier de son devouement elle se trouvait heureuse aussi et pour rien au monde elle n eut voulu changer de maitre cet etat de choses constituait un bonheur incomplet coupable en quelque sorte car aucun des deux amants n y gagnait moralement et intellectuellement ainsi qu il l aurait du faire dans les conditions d un plus pur amour je crois qu on doit definir passion noble celle qui nous eleve et nous fortifie dans la beaute des sentiments et la grandeur des idees passion mauvaise celle qui nous ramene a l egoisme a la crainte et a toutes les petitesses de l instinct aveugle toute passion est donc legitime ou criminelle suivant qu elle amene l un ou l autre resultat bien que la societe officielle qui n est pas le vrai consentement de l humanite sanctifie souvent la mauvaise en proscrivant la bonne l ignorance ou la plupart du temps nous naissons et mourons par rapport a ces verites fait que nous subissons les maux qu entraine leur violation sans savoir d ou vient le mal et sans en trouver le remede alors nous nous acharnons a alimenter la cause de nos souffrances croyant les adoucir par des moyens qui les enveniment sans cesse c est ainsi que vivaient marthe et horace lui croyant arriver a la securite en redoublant d ombrage et de precautions pour regner sans partage elle croyant calmer cette ame inquiete en lui faisant sacrifice sur sacrifice et donnant par la chaque jour plus d extension a sa douloureuse tyrannie car dans toutes les especes de despotisme l oppresseur souffre au moins autant que l opprime le moindre echec devait donc troubler cette fragile felicite et la jalousie apaisee la satiete devait s emparer d horace il en fut ainsi des que son existence redevint difficile un ennemi veillait a sa porte c etait la misere pendant trois mois il avait reussi a l ecarter en confiant a marthe une petite somme que ses parents lui avaient envoyee en surplus de sa pension cette somme il l avait demandee pour payer des dettes imprevues dont il n osait avouer qu une tres petite partie tant elles depassaient le budget de sa famille et au lieu de la consacrer a amortir cette portion de la dette il l avait attribuee aux besoins journaliers de son nouveau menage accordant a peine aux creanciers quelques legers a compte dont ils avaient bien voulu se contenter son tailleur etait le moins compromis dans cette banqueroute imminente j avais donne ma caution et je commencais a m en repentir un peu car les depenses allaient leur train et chaque fois qu on presentait le memoire a horace il se tirait d affaire par des promesses et des commandes nouvelles toujours plus considerables a mesure que la dette augmentait il n avait plus le droit de limiter le dandysme que ce fournisseur bien avise dans ses propres interets venait chaque jour lui imposer quand je vis qu il y avait speculation de la part de ce dernier et legerete inouie de la part d horace je me crus en droit de borner ma caution aux depenses faites et de signifier au tailleur qu elle ne s etendrait pas aux depenses a faire deja j etais engage pour plus d une annee de mon petit revenu je prevoyais une gene dont je me ressentis en effet pendant dix ans et que je n avais pas le droit d imposer a des etres plus chers et plus precieux que ce nouvel ami si peu soigneux de son honneur et du mien quand il sut mes reserves il fut indigne de ce qu il appelait ma mefiance et m ecrivit une lettre pleine d orgueil et d amertume pour m annoncer qu il ne voulait plus recevoir de moi aucun service qu il avait subi ma protection a son insu et par oubli total de mes offres et de mes demarches qu il me priait de ne plus me meler de ses affaires et que le tailleur serait paye dans huit jours il fut paye effectivement mais ce fut par moi car horace oublia aussi vite les promesses qu il venait de lui faire que celles qu il avait acceptees de moi et je m efforcai d oublier de meme sa lettre insensee a laquelle je ne repondis point mais les autres creanciers que je ne pouvais tenir en respect vinrent l assaillir c etaient de bien petites dettes a coup sur qui feraient sourire un dissipateur de la chaussee d antin mais tout est relatif et ces embarras etaient immenses pour horace marthe ignorait tout il ne lui permettait pas de travailler pour vivre et lui cachait sa situation afin qu elle n eut pas de remords il avait une telle aversion pour tout ce qui eut pu lui rappeler la grisette que c etait tout au plus s il lui laissait coudre ses propres ajustements il eut mieux aime quant a lui porter son linge en lambeaux que de voir l objet de son amour y faire des reprises il fallait que la modeste marthe ne s occupat que de lecture et de toilette sous peine de perdre toute poesie aux yeux d horace comme si la beaute perdait de son prix et de son lustre en remplissant les conditions d une vie naive et simple il fallut que pendant trois mois elle jouat le role de marguerite devant ce faust improvise qu elle arrosat des fleurs sur sa fenetre qu elle tressat plusieurs fois par jour ses longs cheveux d ebene vis a vis d un miroir gothique dont il avait fait l emplette pour elle a un prix beaucoup trop eleve pour sa bourse qu elle apprit a lire et a reciter des vers enfin qu elle posat du matin au soir dans un tete a tete nonchalant et quand elle avait cede a ses caprices horace ne s apercevait pas que ce n etait pas la vraie et ingenue marguerite allant a l eglise et a la fontaine mais une marguerite de vignette une heroine de keepsake le moment vint pourtant ou il fallut avouer a marguerite que faust n avait pas de quoi lui donner a diner et que mephistopheles n interviendrait pas dans les affaires horace apres avoir longtemps garde son secret avec courage apres avoir epuise une a une pendant plusieurs semaines la petite bourse de ses amis apres avoir simule pendant plusieurs jours un manque d appetit qui lui permettait de laisser quelques aliments a sa compagne fut pris tout a coup d un exces de desespoir et a la suite d une journee de silence farouche il confessa son desastre avec une solennite dramatique que ne comportait pas la circonstance combien d etudiants se sont endormis gaiement a jeun deux fois par semaine et combien de maitresses patientes et robustes ont partage leur sort sans humeur et sans effroi marthe etait nee dans la misere elle avait grandi et embelli en depit des angoisses frequentes d une faim mal apaisee elle s effraya beaucoup de la tragedie que jouait tres serieusement horace mais elle s etonna qu il fut embarrasse du denouement j ai la encore deux petits pains de seigle lui dit elle ce sera bien assez pour souper et demain matin j irai porter mon chale au mont de piete j en aurai vingt francs qui nous feront vivre plus d une semaine si tu veux me permettre de conduire notre menage avec economie avec quel horrible sang froid tu parles de ces choses la s ecria horace en bondissant sur sa chaise ma situation est ignoble et je ne comprends pas que tu veuilles la partager quitte moi marthe quitte moi une femme comme toi ne doit pas demeurer vingt quatre heures aupres d un homme qui ne sait pas la soustraire a de tels abaissements je suis maudit vous ne parlez pas serieusement reprit marthe vous quitter parce que vous etes pauvre est ce que je vous ai jamais cru riche j ai toujours bien prevu qu un moment viendrait ou vous seriez force de me laisser reprendre mon travail et si j ai consenti a etre a votre charge c est que je comptais sur la necessite qui me rendrait bientot le droit de m acquitter envers vous allons j irai demain chercher de l ouvrage et dans quelques jours je gagnerai au moins de quoi assurer le pain quotidien quelle misere s ecria de nouveau horace irrite de voir sa fierte vaincue et quand tu auras pourvu aux exigences de la faim en quoi serons nous plus avances irons nous mettre un a un nos effets au mont de piete pourquoi non s il le faut et les creanciers nous vendrons ces bijoux que vous m avez donnes bien malgre moi et ce sera toujours de quoi gagner du temps folle ce sera une goutte d eau dans la mer tu n as aucune idee de la vie reelle ma pauvre marthe tu vis dans les nues et tu crois que l on se tire d affaire par une peripetie de roman si je vis dans les romans et dans les nues c est vous qui l exigez horace mais laissez moi en descendre et vous verrez bien que je n y ai pas perdu le gout du travail et l habitude des privations est ce que je suis nee dans l opulence est ce que je n ai jamais manque de rien pour avoir le droit de me montrer difficile eh bien voila dit horace ce qui m humilie ce qui me revolte tu etais nee dans la misere je ne m en souvenais pas parce que je te voyais digne d occuper un trone je conservais le parfum de ta noblesse naturelle avec un soin jaloux je prenais plaisir a te parer a preserver ta beaute comme un depot precieux qui m a ete confie a present il faudra donc que je te voie courir dans la crotte marchander avec des bourgeoises pour quelques sous faire la cuisine balayer la poussiere gater et empuantir tes jolis doigts veiller patir porter des savates et rapiecer tes robes etre enfin comme tu voulais etre au commencement de notre union pouah pouah tout cela me fait horreur rien que d y penser ayez donc une vie poetique et des idees elevees au sein d une pareille existence je ne pourrai jamais rever jamais penser jamais ecrire s il faut que je vive de la sorte j aime mieux me bruler la cervelle depuis trois mois que nous menons une vie de princes vous n ecrivez pas dit marthe avec douceur peut etre la necessite vous donnera t elle un elan imprevu essayez et peut etre que vous allez vous illustrer et vous enrichir tout a coup elle me sermonne et me raille par dessus le marche s ecria horace en frappant de sa botte au milieu de la buche helas la derniere buche qui brulait encore dans la cheminee dieu m en preserve repondit marthe je voulais vous consoler en vous disant que je ne suis pas fiere et que le jour ou vous serez dans l aisance je ne rougirai pas d en profiter mais en attendant laissez moi travailler horace voyons je vous en supplie laissez moi vivre comme je l entends jamais reprit il avec energie jamais je ne consentirai a ce que tu redeviennes une grisette une femme d etudiant cela ne se peut pas j aime mieux que tu me quittes voila une affreuse parole que vous repetez pour la troisieme fois vous ne m aimez donc plus que la misere vous effraie avec moi o mon dieu est ce pour moi que je la crains est ce que je n ai pas traverse deja plusieurs fois des crises desesperees est ce que je sais seulement si j en ai souffert je ne me souviens pas meme comment j ai fait pour en sortir c est donc pour moi que vous vous inquietez eh bien rassurez vous l inaction a laquelle vous me condamnez me pese et me tue le travail en meme temps qu il detournera la misere rendra ma vie plus douce et mon coeur plus gai mais ce travail dont tu parles et cette misere que tu nargues c est tout un oui marthe c est la meme chose pour moi non non c est impossible que je souffre cela je trouverai j inventerai quelque chose j emprunterai le dernier ecu du petit paulier et j irai a la roulette peut etre gagnerai je un million ne le faites pas horace au nom du ciel n essayez pas de cette affreuse ressource tu veux bien aller au mont de piete toi au mont de piete avec les femmes les plus viles avec les filles perdues ce serait la premiere fois de ta vie n est ce pas reponds marthe dis moi que tu n y as jamais ete quand j y aurais ete je n en serais pas plus humiliee pour cela c est une ressource dont toute honte est pour la societe on y voit plus de meres de famille que de filles perdues croyez moi et bien des pauvres creatures y ont jete leur derniere nippe plutot que de se vendre ah tu y as ete marthe je vois que tu y as ete tu en parles avec une aisance qui me prouve que ce ne serait pas la premiere fois mais pourquoi donc y as tu ete tu ne manquais de rien avec m poisson et ensuite arsene ne t y aurait pas laissee aller et au lieu de songer au devouement tranquille de sa maitresse horace se creusait la cervelle pour lui chercher dans le passe quelque faute qui aurait pu la reduire aux expedients qu elle venait d imaginer pour le sauver je vous jure lui dit marthe sur le visage de qui le nom de m poisson accole a celui d arsene venait de faire passer un nuage de honte et de douleur que j irai demain pour la premiere fois de ma vie mais qui t a donne cette idee d y aller j ai lu ce matin dans les memoires de la contemporaine une scene qu elle raconte de sa misere elle avait ete porter la son dernier joyau et en voyant une pauvre femme qui pleurait a la porte parce qu on refusait de prendre son gage elle partagea avec elle les dix francs qu elle venait de recevoir c est bien beau n est ce pas quoi dit horace je n ai pas ecoute tu me racontes des histoires comme si j avais l esprit aux histoires on a remarque avec raison que les malheurs et les contrarietes se tenaient par la main pour nous assaillir sans relache au milieu des mauvaises veines horace revait au moyen d ecarter le dernier creancier avec lequel il avait eu deux heures auparavant une conference orageuse lorsque m chaignard proprietaire de l hotel garni qu il occupait alors vint lui reclamer deux mois arrieres d un loyer de deux chambres a vingt francs par quinzaine horace deja mal dispose le recut avec hauteur et presse par lui menace pousse a bout le menaca a son tour de le jeter par les fenetres chaignard qui n etait pas brave se retira en annoncant une invasion a main armee pour le lendemain tu vois bien qu il faut aller au mont de piete demain pour empecher un scandale dit marthe en s efforcant de le calmer par ses caresses si tu te laisses mettre dehors les autres creanciers deviendront plus pressants et il n y aura pas moyen de gagner du temps eh bien tu n iras pas dit horace c est moi qui irai j y porterai ma montre quelle montre tu n en as pas quelle montre celle de ma mere ah malediction il y a longtemps qu elle y est et sans doute elle y restera ma pauvre mere si elle savait que sa belle montre sa vieille montre sa grosse montre est la au milieu des guenilles et que je n ai pas de quoi la retirer si je mettais a la place la chaine que tu m as donnee dit marthe timidement tu ne tiens guere aux gages de mon amour dit horace en arrachant la chaine qui etait accrochee a la cheminee et en la roulant dans ses mains avec colere je ne sais ce qui me retient de la jeter par la fenetre au moins quelque mendiant en profiterait au lieu que demain elle ira tomber dans le gouffre de l usure sans nous profiter a nous memes belle ressource ma foi allons j ai des habits encore bons j ai un manteau surtout dont je peux bien me passer ton manteau par le froid qu il fait quand l hiver commence et que m importe tu veux y mettre ton chale toi je ne m enrhume jamais et tu l es deja d ailleurs est ce qu un homme peut aller mettre ses habits au mont de piete passe pour une montre c est du superflu mais le necessaire si quelqu un te rencontrait oh si arsene me rencontrait il dirait voila celui qui s est charge de marthe elle doit etre bien malheureuse la pauvre marthe peut etre le dit il deja comment pourrait il dire ce qui n est pas que sais je enfin avoue qu il aurait un beau triomphe s il savait a quoi nous sommes reduits mais nous n irons pas nous en vanter a quoi bon bah tu vas sortir demain tu vas courir tous les jours pour de l ouvrage tu ne seras pas longtemps sans le rencontrer il rode toujours par ici tu le sais bien marthe ne fais pas l etonnee eh bien tu le verras il te fera des questions et tu lui diras tout dans un jour de douleur car tu en auras de ces jours la ma pauvre enfant tu ne prendras pas toujours la chose aussi philosophiquement qu aujourd hui helas je prevois en effet des jours de douleur repondit marthe mais la misere n en sera que la cause indirecte votre jalousie va augmenter ses yeux se remplirent de larmes horace les essuya avec ses levres et s abandonna aux transports d un amour plus fievreux que delicat ce soir la surtout marthe etait levee depuis longtemps quand horace se reveilla il etait tard horace avait bien dormi il avait l esprit calme et repose des idees plus riantes lui vinrent lorsqu il entendit les moineaux s entre appeler sur les toits ou le soleil d une belle matinee d hiver faisait fondre la neige de la veille ah ah dit il on a faim et froid la haut c est encore pis que chez nous si tu n as plus de pain ma pauvre marthe tes habitues n auront plus de miettes et ils se plaindront de toi cela n arrivera pas dit marthe je leur ai garde une partie de mon souper d hier au soir un peu de pain de seigle ces messieurs ne sont pas difficiles ils ont fort bien dejeune ils sont plus avances que nous n est ce pas qu est ce que cela fait dit marthe nous dinerons mieux ce soir tu parles de diner c est toujours une consolation pour qui a bonne envie de dejeuner ah ca tu as donc ete au mont de piete pas encore tu me l as presque defendu hier j attends ta permission je te croyais deja revenue dit horace en baillant marthe se rejouit de ce changement d humeur qu elle attribuait a de plus sages idees et qui n etait autre chose que le resultat d un appetit plus imperieux elle jeta son vieux chale rouge sur ses epaules et plia le neuf dans une belle feuille de papier puis craignant qu horace ne vint a se raviser elle se hata de sortir mais au bout de quelques minutes elle rentra pale et consternee m chaignard l avait forcee de remonter l escalier en lui disant d une maniere peu courtoise qu il ne souffrirait pas qu on emportat le moindre effet de chez lui tant que le loyer ne serait pas paye horace indigne de cette insulte s elanca sur l escalier ou m chaignard grommelait encore et une discussion violente s engagea entre eux chaignard fut d autant plus ferme qu il avait des temoins prevoyant l orage il s etait flanque de son portier et d une espece de conseil qui avait un faux air d huissier ces deux acolytes jouaient l un le role de defenseur de la personne sacree du maitre l autre celui de pacificateur pret cependant a verbaliser horace sentit bien qu il n avait pas le droit pour lui et qu il faudrait finir par capituler mais il se donnait la satisfaction d accabler le pauvre chaignard d epithetes mordantes et de lui reprocher sa lesinerie dans les termes les plus acres et les plus blessants qu il pouvait imaginer tout ce qu il depensa d esprit et de verve bilieuse en cette circonstance eut ete en pure perte si le bruit n eut attire quelques auditeurs malins dont la presence vengea son amour propre chaignard etait rouge ecumant furieux l huissier ne voyant point a mordre sur des voies de fait d une espece aussi delicate que des sarcasmes attendait d un air attentif quelque mot plus tranche qui constituat un delit d offense punissable par la loi le portier qui n aimait pas son maitre riait dans sa barbe grise et sale des plaisantes reponses d horace et quelques etudiants avaient entrebaille les portes de leurs chambres pour jouir de ce dialogue pittoresque enfin une de ces portes s ouvrant tout a fait laissa voir une grande figure herissee de poils roux enveloppee dans un vieux couvre pied d ou sortaient deux jambes maigres et velues le possesseur de cette figure bizarre et de ces jambes demesurees n etait autre que l illustre jean laraviniere president des bousingots installe depuis la veille dans une chambre a quinze francs par mois entre sol delicieux suivant lui dont il etait oblige d ouvrir la porte et la fenetre lorsqu il etendait les deux bras pour passer sa redingote voila bien du tapage monsieur mon proprietaire dit il au bouillant chaignard vous risquez une attaque d apoplexie mais c est la le moindre inconvenient le pire c est de reveiller a huit heures du matin un de vos locataires qui n est rentre qu a six de quoi vous melez vous s ecria chaignard hors de lui sont ce la vos manieres sont ce la vos moeurs mons chaignard reprit laraviniere vous n aurez pas longtemps l honneur de ma presence et le benefice de mon loyer dans votre hotel si vous traitez ainsi devant moi les enfants de la patrie la patrie veut qu on paie ses dettes s ecria chaignard je suis lieutenant de la garde nationale je le sais bien repliqua laraviniere avec sang froid c est pour cela que je vous engage a vous calmer et je connais mes devoirs de citoyen continua chaignard en ce cas nous nous entendrons avec vous reprit laraviniere je connais beaucoup m horace dumontet et s il lui faut une caution aupres de vous je lui offre la mienne j ignore jusqu a quel point la garantie de laraviniere rassura le proprietaire mais il ne demandait qu un pretexte pour couper court a la scene desagreable dont il venait d etre le plastron l orage s apaisa et jusqu a nouvel ordre chacun se retira dans son appartement au bout d un quart d heure jean laraviniere ayant quitte ce qu il appelait son costume de romain pour une mise plus moderne et plus decente il alla frapper a la porte d horace depuis qu horace vivait avec marthe il avait eu soin d ecarter toutes ses connaissances a la reserve de deux ou trois amis qui ne pouvaient lui inspirer de jalousie et qui avaient pour lui cette admiration respectueuse qu un jeune homme intelligent et presomptueux inspire toujours a une demi douzaine de camarades plus simples et plus modestes on peut meme dire en passant que la principale cause de l orgueil qui ronge la plupart des jeunes talents de notre epoque c est l engouement naif et genereux de ceux qui les entourent mais cette reflexion est ici hors de propos laraviniere n etait point au nombre des admirateurs d horace il n avait d engouement que dans l ordre des capacites politiques s il venait le trouver sous pretexte de rire avec lui de m chaignard il avait probablement d autres motifs que celui de renouer une liaison qui n avait jamais ete bien intime et qui depuis deux ou trois mois semblait totalement abandonnee de part et d autre horace avait toujours eprouve un profond dedain pour ces republicains tout d une piece c est ainsi qu il les appelait qui professaient une sorte de mepris pour les arts pour les lettres et meme pour les sciences et qui un peu entaches de babouvisme n etaient pas eloignes de l idee d abattre les palais pour mettre des chaumieres a la place une telle brusquerie de moyens etait inconciliable avec les besoins d elegance et les reves de grandeur individuelle que nourrissait horace il tenait donc laraviniere pour un de ces instruments de destruction que des revolutionnaires plus prudents laissent volontiers mettre en avant mais auxquels ils n aimeraient pas a confier leur avenir personnel quoi qu il en soit il le recut a bras ouverts sans trop savoir pourquoi horace se sentait bien dispose il etait en train de rire il venait de raconter a sa compagne les moqueries dont il avait accable le pauvre chaignard et il etait bien aise de lui presenter un temoin de sa victoire et puis qui de vous ne l a pas eprouve jeunes gens au sort precaire quand on est dans la detresse un visage connu quel qu il soit donne toujours une lueur de courage ou de securite qui dispose a la bienveillance en voyant marthe jean fit un pas en arriere murmura quelques excuses et parut vouloir se retirer mais horace le retint le presenta a sa compagne qui lui tendit la main en souvenir d une rencontre nocturne ou il l avait protegee et respectee et qui lui demanda en souriant le recit de la scene avec m chaignard quand ils se furent assez egayes sur ce chapitre laraviniere attira horace dans le corridor et lui dit d apres ce qui s est passe tout a l heure je vois que vous etes dans une de ces crises financieres que nous connaissons tous par experience je ne vous offre pas de solder m chaignard je ne le pourrais pas et d ailleurs quelques procedes evasifs suffiront pour le museler jusqu a nouvel ordre mais si vous etiez a court de ces quelques ecus toujours necessaires et souvent introuvables au moment ou on en a le plus besoin je puis partager avec vous les cinq ou six qui me restent horace hesita il avait souvent assez mal parle de laraviniere a marthe et a moi il lui avait garde une sorte de rancune pour l assistance qu il s etait vante d avoir donne a la fugitive du cafe poisson enfin il lui repugnait d accepter les services d un homme qu il connaissait a peine mais en pensant a la pauvre marthe qui n avait pas dejeune il se ravisa et accepta avec une franche gratitude a charge de revanche lui dit laraviniere vous ne me devez pas de remerciments quand nous changerons de position nous changerons de role chacun son tour c est bien ainsi que je l entends repondit horace qui des qu il eut l argent dans sa poche se sentit plus froid et plus contraint avec laraviniere le mont de piete ce veritable calvaire de la detresse fut donc evite ce jour la marthe insista neanmoins pour aller chercher de l ouvrage et apres qu horace lui eut fait jurer qu elle ne s adresserait pas a eugenie il la laissa prendre des mesures pour s en procurer elle n y reussit pas vite et le succes de ses demarches ne fut pas tres brillant cependant au bout de quelques semaines elle put pourvoir ainsi qu elle l avait annonce au pain quotidien quelques nouvelles avances de laraviniere pourvurent au reste et horace songea serieusement a travailler aussi pour payer ses dettes malgre les efforts de l un et les resolutions de l autre ces deux amants tomberent dans une gene toujours croissante marthe s y resigna avec une sorte de satisfaction melancolique au milieu de ses fatigues elle etait fiere d etre desormais la pierre angulaire de l existence de son amant car il faut bien avouer que sans elle le diner eut souvent fait defaut elle avait en de certains moments assez d empire sur lui pour obtenir qu il fit prendre patience a ses creanciers par quelques sacrifices et puis les creanciers d un etudiant sont de meilleure composition que ceux d un dandy ils savent bien qu avec le fils du bourgeois ce qui est differe n est pas perdu et que rentre dans sa famille le jeune citoyen de province tient a honneur de payer ses dettes cela se fait lentement mais enfin dans cette classe il n y a pas de banqueroute reelle et le desordre n est que momentane horace put donc encore trouver assez de credit chez ses fournisseurs pour paraitre avec une certaine elegance mais chose etrange et cependant chose infaillible son gout pour la depense augmenta en raison de l inquietude et des contrarietes qui en furent le resultat les caracteres legers ont cela de particulier que les obstacles et les privations irritent leur soif de jouissances et redoublent leur au lace a se les procurer apres avoir confesse a sa scrupuleuse compagne le veritable etat de ses affaires apres lui avoir laisse lire les lettres de doux reproches et de plaintes bien fondees que sa mere lui ecrivait il n etait plus possible de lui faire illusion et de l arracher a son travail a son plan d economie consciencieuse et severe c eut ete encourir le blame de marthe et horace tenait a etre admire tout autant qu a etre aime il fallut donc qu il s accoutumat a la voir reprendre ses humbles habitudes et qu il jouat aupres d elle le role d un stoique mais ce role lui pesait horriblement et des lors cet interieur dont il avait fait ses delices cessa de lui plaire l ennui l emporta sur la jalousie il etait de ces organisations d artistes voluptueux chez qui l amour succombe a la realite prosaique le tableau de ce menage austere et pauvre devint trop lugubre pour sa riante imagination au lieu de puiser dans l exemple de marthe le courage de travailler il sentit le travail lui devenir plus lourd plus impossible que jamais il avait froid dans cette petite chambre mal chauffee et le froid qui n engourdissait pas les doigts diligents de marthe paralysait le cerveau du jeune homme et puis cette nourriture sobre que marthe preparait elle meme avec assez de soin et de proprete pour aiguiser l appetit n etait ni assez substantielle ni assez abondante pour alimenter les forces d un homme de vingt ans habitue a ne se rien refuser il adressait alors a sa menagere patiente des reproches dont la grossierete le faisait rougir de lui meme et pleurer l instant d apres mais qui recommencaient le lendemain il l accusait de parcimonie mesquine et lorsqu elle repondait les yeux pleins de larmes qu elle n avait que vingt sous par jour pour entretenir la table il lui demandait parfois avec acrete ce qu elle avait fait des cent francs qu il lui avait remis la semaine precedente il oubliait qu il avait repris cet argent peu a peu sans le compter et qu il l avait depense dehors en babioles en spectacles en glaces en dejeuners et en prets a ses amis car horace etait la generosite meme il n aimait pas a restituer mais il aimait a donner et tandis qu il oubliait de rendre dix francs a un pauvre diable qui avait des bottes percees il faisait le magnifique avec un joyeux compagnon qui lui en demandait quarante pour regaler sa maitresse il prenait des bains parfumes et donnait cent sous au garcon qui l avait masse il jetait une piece d or a un petit ramoneur pour voir ses joyeuses cabrioles et se faire appeler mon prince il achetait a marthe une robe de soie qui lui etait fort inutile vu qu elle manquait d une robe d indienne il louait des chevaux de selle pour aller courir au bois de boulogne enfin le peu d argent qu apres mille pressurages sur les besoins de sa famille madame dumontet reussissait a lui envoyer etait gaspille en trois jours et il fallait retourner aux pommes de terre a la retraite forcee et aux baillements melancoliques du menage cependant un temoin juste et sincere assistait au lent supplice que subissait la pauvre marthe c etait jean le bousingot dont la presence dans la maison n etait pas une chose aussi fortuite qu il le laissait croire jean etait devoue corps et ame a un homme qui ne pouvant approcher du triste sanctuaire ou palissait l objet de son amour voulait du moins veiller a la derobee et lui continuer sa mysterieuse sollicitude cet homme c etait paul arsene au profond abattement qu il avait d abord eprouve avait succede une pensee de devouement politique il s etait toujours dit qu il lui resterait assez de force pour se faire casser la tete au nom de la republique en consequence il etait alle trouver le seul homme qu il connut dans le mouvement organise et jean l avait recu a bras ouverts a cette epoque l association politique la plus importante et la mieux organisee etait celle des amis du peuple plusieurs des chefs qui la representaient avaient joue deja un role dans la charbonnerie ceux la et d autres plus jeunes en ont joue un plus brillant depuis parmi ces hommes qui ont surgi et grandi durant cette periode de dix annees et qui ont deja des noms historiques la societe des amis de peuple comptait trelat guinard raspail etc mais celui qui exercait le plus de prestige sur les jeunes gens des ecoles tels que laraviniere et sur les jeunes republicains populaires tels que paul arsene c etait godefroy cavaignac presque seul il n avait pas cette suffisance puerile qui perce chez la plupart des hommes remarquables de notre temps et qui fait chez eux de l affectation une seconde nature sa grande taille sa noble figure quelque chose de chevaleresque repandu dans ses manieres et dans son langage sa parole heureuse et franche son activite son courage et son devouement tout cela eut suffi pour enflammer la tete du belliqueux jean et pour echauffer le coeur du genereux arsene quand meme godefroy n eut pas emis les idees sociales les plus completes les plus logiques je dirai meme les plus philosophiques qui aient pris une forme a cette epoque dans les societes populaires ce president des amis du peuple a seul professe dans ces clubs ce qu on peut appeler les doctrines doctrines qui a beaucoup d egards ne satisfaisaient pas encore le secret instinct d arsene et les vastes aspirations de son ame vers l avenir mais qui du moins marquaient un progres immense incontestable sur le liberalisme de la restauration suivant arsene et suivant le jugement toujours severe et mefiant du peuple les autres republicains etaient un peu trop occupes de renverser le pouvoir et point assez d asseoir les bases de la republique lorsqu ils l essayaient c etait plutot des reglements et une discipline qu ils imaginaient que des lois morales et une societe nouvelle cavaignac tout en faisant cette belle opposition qu il a si largement et si fortement developpee l annee suivante jusque devant la pale et menteuse opposition de la chambre s occupait a murir des idees a poser des principes il songeait a l emancipation du peuple a l education publique gratuite au libre vote de tous les citoyens a la modification progressive de la propriete et il ne renfermait pas comme certains republicains d aujourd hui ces deux principes nets et vastes dans l hypocrite question d organisation du travail et de reforme electorale mots bien elastiques si l on n y prend garde et dont le sens est susceptible de se resserrer autant que de s etendre en on ne craignait pas comme aujourd hui de passer pour communiste ce qui est devenu l epouvantail de toutes les opinions de ce temps ci un jury acquitta cavaignac apres qu il eut dit entre autres choses d une admirable hardiesse nous ne contestons pas le droit de propriete seulement nous mettons au dessus celui que la societe conserve de le regler suivant le plus grand avantage commun dans ce meme discours le plus complet et le plus eleve parmi tous ceux des proces politiques de l epoque proces du droit d association decembre cavaignac dit encore nous lui contestons a votre societe officielle le monopole des droits politiques et ne croyez pas que ce soit seulement pour le revendiquer en faveur des capacites selon nous quiconque est utile est capable tout service entraine un droit arsene assistait a ce proces il ecouta avec une emotion contenue et tandis que la plupart des auditeurs subjugues par le magnetisme qu exerce toujours sur les masses le debit et l aspect de l orateur eclataient en applaudissements passionnes il garda un profond silence mais il etait le plus penetre de tous et il n entendit pas ce jour la les autres plaidoiries c est pourtant dans la meme seance que piocque dit ces belles paroles est ce que le denouement et le besoin ne peuvent pas logiquement reclamer la faculte de se constituer leurs representants avocats de la faim de la misere et de l ignorance il s absorba entierement dans les idees que godefroy avait eveillees en lui et il se retira plein de celle ci qu il vint me repeter mot a mot la religion comme nous l entendons nous c est le droit sacre de l humanite il ne s agit plus de presenter au crime un epouvantail apres la mort au malheureux une consolation de l autre cote du tombeau il faut fonder en ce monde la morale et le bien etre c est a dire l egalite il faut que le titre d homme vaille a tous ceux qui le portent un meme respect religieux pour leurs droits une pieuse sympathie pour leurs besoins notre religion a nous c est celle qui changera d affreuses prisons en hospices penitentiaires et qui au nom de l inviolabilite humaine abolira la peine de mort nous n adoptons plus une foi qui met tout au ciel qui reduit l egalite devant dieu a cette egalite posthume que le paganisme proclamait aussi bien que le christianisme etc theophile s ecria arsene en mettant sa main dans la mienne voila de grandes paroles et une idee neuve du moins pour moi elle me donne tant a reflechir que tout mon passe c est a dire tout ce que j ai cru jusqu a ce jour se bouleverse a mes propres yeux ce n est pas une idee qui soit absolument propre a l orateur que vous venez d entendre lui repondis je c est une idee qui appartient au siecle et qui a ete deja emise sous plusieurs formes on pourrait meme dire que c est l idee qui a domine nos revolutions depuis cent ans et l humanite tout entiere depuis qu elle existe par une instinctive revelation de son droit plus puissante que les theories religieuses de l ascetisme et du renoncement mais c est toujours une chose neuve et grande que de voir le droit humain pris a son point de vue religieux proclame par un revolutionnaire il y avait bien assez longtemps que vos republicains oubliaient de donner a leurs theories la sanction divine qu elles doivent avoir moi qui suis legitimiste ajoutai je en souriant ne parlez pas comme cela reprit vivement paul arsene vous n etes pas legitimiste dans le sens qu on attache a ce mot vous sentez que la legitimite est dans le droit du peuple c est la verite arsene je le sens profondement et quoique mon pere fut attache de fait et par delicatesse de conscience aux hommes du passe plus il approchait de la tombe plus il s elevait a la conception et au respect des institutions de l avenir croyez vous que chateaubriand ne se soit pas dit cent fois que dieu est au dessus des rois dans le meme sens que cavaignac vous proclamait aujourd hui le droit de la societe au dessus de celui des riches a la bonne heure dit arsene il est donc vrai que nous avons droit au bonheur en cette vie que ce n est pas un crime de le chercher et que dieu meme nous en fait un devoir cette idee ne m avait pas encore frappe j etais partage entre un sentiment revolutionnaire qui me rendait presque athee et des retours vers la devotion de mon enfance qui me rendaient compatissant jusqu a la faiblesse ah si vous saviez comme j ai ete froidement cruel aux trois journees au milieu de mon delire je tuais des hommes et je leur disais meurs toi qui as fait mourir sois tue toi qui tues cela me paraissait l exercice d une justice sauvage mais je m y sentais force par une impulsion surnaturelle et puis quand je fus calme quand je m agenouillai sur les tombes de juillet je pensai a dieu a ce dieu de soumission et d humilite qu on m avait enseigne et je ne savais plus ou refugier ma pensee je me demandais si mon frere etait damne pour avoir leve la main contre la tyrannie et si je le serais pour avoir venge mon frere et mes freres les hommes du peuple alors j aimais mieux ne croire rien car je ne pouvais comprendre qu au nom de jesus crucifie il fallut se laisser mettre en croix par les delegues de ses ministres voila ou nous en sommes nous autres enfants de l ignorance athees ou superstitieux et souvent l un et l autre a la fois mais a quoi songent donc nos instituteurs les chefs republicains de ne pas nous parler de ce qui est le fond meme de notre etre le mobile de toutes nos actions nous prennent ils pour des brutes qu ils ne nous promettent jamais que la satisfaction de nos besoins materiels croient ils que nous n ayons pas des besoins plus nobles celui d une religion tout aussi bien qu ils peuvent l avoir ou bien est ce qu ils ne l ont pas eux est ce qu ils seraient plus grossiers plus incredules que nous allons ajouta t il godefroy cavaignac sera mon pretre mon prophete j irai lui demander ce qu il faut croire sur tout cela il ne pourra que vous dire d excellentes choses cher arsene lui repondis je mais ne croyez pas encore une fois que le seul foyer des idees nouvelles soit dans cette opinion elevez votre esprit a une conception plus vaste du temps ou nous vivons ne vous donnez pas exclusivement a tel ou tel homme comme a la verite incarnee car les hommes sont mobiles quelquefois en croyant progresser ils reculent en croyant s ameliorer ils s egarent il y en a meme qui perdent leur generosite avec leur jeunesse et qui se corrompent etrangement mais attachez vous a ces memes idees dont vous cherchez la solution instruisez vous en buvant a differentes sources voyez lisez comparez et reflechissez votre conscience sera le lien logique entre plusieurs notions contradictoires en apparence vous verrez que les hommes probes ne different pas tant sur le fond des choses que sur les mots qu entre ceux la un peu d amour propre jaloux est quelquefois le seul obstacle a l unite de croyances mais qu entre ceux la et les hommes du pouvoir il y a l immense abime qui separe la privation de la jouissance le devouement de l egoisme le droit de la force oui il faudrait s instruire dit arsene helas si j avais le temps mais quand j ai passe ma journee entiere a faire des chiffres je n ai plus la force de lire mes yeux se ferment malgre moi ou bien j ai la fievre et au lieu de suivre avec l esprit ce que je lis avec les yeux je poursuis mes propres divagations en tournant des pages que j ai remplies moi meme il y a longtemps que j ai envie d apprendre ce que c est que le fourierisme aujourd hui cavaignac l a cite ainsi que la revue encyclopedique et les saint simoniens il a dit de ces derniers qu au milieu de leurs erreurs ils avaient soutenu avec devouement des idees utiles et developpe le principe d association eugenie j irai les entendre precher eugenie etait la sur son terrain c etait une adepte assez fervente de la rehabilitation des femmes elle commenca a endoctriner son ami le masaccio ce qu elle n avait pas fait encore car elle etait de ces esprits delicats et prudents qui ne risquent pas leur influence a moins d une occasion sure elle savait attendre comme elle savait choisir elle ne m avait pas parle dix fois de ses croyances saint simoniennes mais elle ne l avait jamais fait sans produire sur moi une grande impression je connaissais mieux qu elle peut etre par l examen et par la lecture le fort et le faible de cette philosophie mais j admirais toujours avec quelle purete d intention et quelle finesse de tact elle savait eliminer tacitement des discussions ou s elaborait la doctrine des adeptes secondaires tout ce qui revoltait ses instincts nobles et pudiques pour conclure souvent a priori des secretes elucubrations des maitres ce qui repondait a sa fierte naturelle a sa droiture et a son amour de la justice je me disais parfois que cette femme forte et intelligente appelee par les apotres a formuler les droits et les devoirs de la femme c eut ete eugenie mais outre que sa reserve et sa modestie l eussent empechee de monter sur un theatre ou l on jouait trop souvent la comedie sociale au lieu du drame humanitaire les saint simoniens dans la deviation inevitable ou leurs principes se trouvaient alors l eussent jugee ceux ci trop rigide ceux la trop independante le moment n etait pas venu le saint simonisme accomplissait une premiere phase qui devait laisser une lacune avant la seconde eugenie le sentait et prevoyait qu il faudrait encore dix ans vingt ans d arret peut etre avant que la marche progressive du saint simonisme put etre reprise paul arsene frappe de ce qu elle lui fit entrevoir dans une premiere conversation alla ecouter les predications saint simoniennes il se lia avec de jeunes apotres et sans avoir precisement le temps de s instruire il se mit au courant de la discussion et s y forma un jugement des sympathies des esperances ce fut une rapide et profonde revolution dans la vie morale de cet enfant du peuple qui jusque la n etait pas sans prejuges et qui des lors les perdit ou acquit du moins la force de les combattre en lui meme l amour qu il nourrissait encore faute d avoir pu l etouffer car il y avait fait son possible se retrempa a cette source d examen qu il n avait pas encore abordee et prit un caractere encore plus calme et plus noble un caractere religieux pour ainsi dire en effet jusque la marthe n avait ete pour lui que l objet d une passion tenace invincible il l avait maudite cent fois cette passion qui puisait des forces nouvelles dans tout ce qui eut du la detruire mais comme elle regnait la sur une grande ame bien qu elle y fut mysterieuse incomprehensible pour celui la meme qui la ressentait elle n y produisait que des resultats magnanimes une generosite sans exemple et sans bornes aussi quels affreux combats cette ame fiere et rigide se livrait ensuite a elle meme comme arsene rougissait d etre ainsi l esclave d un attachement que l austerite un peu etroite de son education populaire lui apprenait a reprouver lui dont les moeurs etaient si pures epris a ce point de l ex maitresse de m poisson de la maitresse actuelle d un autre jamais il n eut voulu profiter de l espece de faiblesse et d entrainement que cette conduite de marthe lui laissait entrevoir pour arracher en secret a la reconnaissance a l amitie exaltee des faveurs qu il aurait voulu devoir seulement a l amour exclusif et durable mais malgre le peu d espoir qui lui restait il se surprenait toujours a desirer la fin de cet amour pour horace et a caresser le reve d un mariage legal avec marthe c est la que l attendaient pour le faire souffrir ses anciens prejuges le blame de ses pareils l indignation de sa soeur louise l effroi de sa soeur suzanne la crainte du ridicule une sorte de mauvaise honte toute puissante parfois sur des caracteres eleves car elle leur est enseignee par l opinion comme le respect de soi meme et des autres c est alors qu arsene essayait d arracher son amour de son sein comme une fleche empoisonnee mais sa nature evangelique s y refusait il etait force d aimer la haine et le mepris qu il appelait a son secours ne voulaient pas entrer dans ce coeur plein d indulgence parce qu il etait plein de justice durant cet hiver qu il passa loin de marthe et qu il consacra a etudier du mieux qu il put la religion la nature et la societe sous les nouveaux aspects qui s ouvraient devant lui de toutes parts tour a tour et a la fois fourieriste republicain saint simonien et chretien car il lisait aussi l avenir et venerait ardemment m lamennais arsene s il ne put reussir a batir une philosophie de toutes pieces epura son ame eleva son esprit et developpa son grand coeur d une maniere prodigieuse j en etais frappe chaque jour davantage et d une semaine a l autre j admirais ces progres rapides j avais fini par decouvrir sa retraite et affrontant l accueil reveche de sa soeur ainee j allais quelquefois le soir le surprendre au milieu de ses meditations tandis que les deux soeurs travaillaient en echangeant les idees les plus niaises lui assis au bout de la table la tete dans ses mains un livre ouvert entre ses coudes et les yeux a demi fermes etudiait ou revait a la lueur d une triste lampe dont la clarte arrivait a peine jusqu a lui a voir son teint jaune ses yeux fatigues son attitude morne on l eut pris pour un homme use par la fatigue et la misere mais des qu il parlait son regard reprenait du feu son front de la serenite et son langage revelait une energie de mieux en mieux trempee je l emmenais faire un tour de promenade sur les quais et la tout en fumant nos cigares de la regie nous devisions ensemble quand nous avions passe en revue les idees generales nous en venions a nos sentiments individuels et il me disait souvent a propos de marthe l avenir est a moi le regne d horace ne saurait durer longtemps le pauvre enfant ne comprend pas le bonheur qu il possede il n en jouit pas il n en profitera pas et vous verrez que marthe apprendra ce que c est qu un veritable amour en eprouvant tout ce qui manque de grandeur et de verite a celui qu elle inspire maintenant voyez vous mon ami j ai remporte une grande victoire le jour ou j ai compris que ce qu on appelle les fautes d une femme etaient imputables a la societe et non a de mauvais penchants les mauvais penchants sont rares dieu merci ils sont exceptionnels et marthe n en a que de bons si elle a choisi horace au lieu de moi c est qu alors je n etais pas digne d elle et qu horace lui a semble plus digne incertain et farouche tout en m offrant a elle avec devouement je ne savais pas lui dire ce qu elle eut aime a entendre le souvenir de ses malheurs m inspirait de la pitie seulement elle le sentait et elle voulait du respect horace a su lui exprimer de l enthousiasme elle s y est trompee mais la faute n en est point a elle maintenant je saurais bien lui dire ce qui doit fermer ses anciennes blessures rassurer sa conscience et lui donner en moi la confiance qu elle n a pas eue mon austerite lui a fait peur elle a craint mes reproches elle n a eu pour moi que cette froide estime qu inspire un homme sage et passablement humain elle avait besoin d un appui d un sauveur d un initiateur a une vie nouvelle toute d exaltation et de charite je le repete horace avec ses beaux yeux et ses grands mots lui est apparu en revelateur de l amour elle l a suivi mea culpa je trouvais arsene injuste envers lui meme a force de generosite il fallait bien faire dans l aveuglement de marthe la part d une certaine faiblesse et d une sorte de vanite qui est chez les femmes le resultat d une mauvaise education et d une fausse maniere de voir chez marthe particulierement c etait l effet d une absence totale d instruction et de jugement dans cet ordre d idees si necessaires et si negligees d ailleurs chez les femmes de toutes les classes marthe avait tout appris dans les romans c etait mieux que rien on peut meme dire que c etait beaucoup car ces lectures excitantes developpent au moins le sentiment poetique et ennoblissent les fautes mais ce n etait pas assez le recit emouvant des passions le drame de la vie moderne comme nous le concevons n embrasse pas les causes et ne peint que des effets plus contagieux que profitables aux esprits sevres de toute autre culture j ai toujours pense que les bons romans etaient fort utiles mais comme un delassement et non comme un aliment exclusif et continuel de l esprit je faisais part de cette observation au masaccio et il en tirait la consequence que marthe etait d autant plus innocente qu elle etait plus bornee a certains egards il se promettait de l instruire un jour de la vraie destinee qui convient aux femmes et lorsqu il me developpait ses idees sur ce point j admirais qu il eut su ainsi qu eugenie rejeter du saint simonisme tout ce qui n etait pas applicable a notre epoque pour en tirer ce sentiment apostolique et vraiment divin de la rehabilitation et de l emancipation du genre humain dans la personne femme j admirais aussi la belle organisation de ce jeune homme qui aux facultes perceptives de l artiste joignait d une maniere si imprevue les facultes meditatives c etait a la fois un esprit d analyse et de synthese et quand je le regardais marcher a cote de moi avec ses habits rapes ses gros souliers son air commun et ses manieres peuple je me demandais en veritable anatomiste phrenologue que j etais pourquoi je voyais les livrees du luxe et les graces de l elegance orner autour de nous tant d etres disgracies du ciel portant au front des signes evidents de la degradation intellectuelle physique et morale le bon laraviniere n etait pas a beaucoup pres un aussi grand philosophe sa tete etait plus haute que large c est dire qu il avait plus de facultes pour l enthousiasme que pour l examen il n y avait de place dans cette cervelle ardente que pour une seule idee et la sienne etait l idee revolutionnaire brave et devoue avec passion il se reposait du soin de l avenir sur les nombreuses idoles dont il avait meuble son pantheon republicain cavaignac carrel arago marrast trelat raspail le brillant avocat dupont et tutti quanti composaient le comite directeur de sa conscience sans qu il eut beaucoup songe a se demander si ces hommes superieurs sans doute mais incertains et incomplets comme les idees du moment pourraient s accorder ensemble pour gouverner une societe nouvelle le bouillant jeune homme voulait le renversement de la puissance bourgeoise et son ideal etait de combattre pour en hater la chute tout ce qui etait de l opposition avait droit a son respect a son amour son mot favori etait donnez moi de l ouvrage il se prit pour arsene d une vive amitie non qu il comprit toute la beaute de son intelligence mais parce que sous les rapports de bravoure intrepide et de devouement absolu ou il pouvait le juger il le trouva a la hauteur de son propre courage et de sa propre abnegation il s etonna beaucoup de voir qu il cultivait avec une sorte de soin une passion qui n etait pas payee de retour mais il ceda affectueusement a ce qu il appelait la fantaisie d arsene en allant demeurer sous le meme toit que la belle marthe et en provoquant une sorte de confiance et d intimite de la part d horace c etait un role assez delicat pour un homme aussi franc que lui pourtant il s en tira d une maniere aussi loyale que possible en ne temoignant point a horace une amitie qu il ne ressentait en aucune facon suivant les instructions d arsene il fut obligeant sociable et enjoue avec lui rien de plus l amour propre confiant d horace fit le reste il s imagina que laraviniere etait attire vers lui par son esprit et le charme qu il exercait sur tant d autres cela eut pu etre mais cela n etait pas laraviniere le traitait comme un mari qu on ne veut pas tromper mais que l on menage et que l on se concilie pour cultiver l amitie ou l agreable societe de sa femme dans toutes les conditions de la vie cela se pratique en tout bien tout honneur et non seulement laraviniere n avait pas de pretentions pour lui meme mais encore il avait fait ses reserves avec arsene en lui declarant que ne voulant pas agir en traitre il ne parlerait jamais a marthe ni contre son amant ni en faveur d un autre arsene l entendait bien ainsi il lui suffisait d avoir tous les jours des nouvelles de marthe et d etre averti a temps de la rupture qu il prevoyait et qu il attendait entre elle et horace pour conserver cette forte et calme esperance dont il se nourrissait laraviniere voyait donc marthe tous les jours tantot seule tantot en presence d horace qui ne lui faisait pas l honneur d etre jaloux de lui et tous les soirs il voyait arsene et parlait avec lui de marthe un quart d heure durant a la condition qu ils parleraient ensuite de la republique pendant une demi heure quoique jean ne se fut pas pose en surveillant il lui fut impossible de ne pas observer bientot l aigreur et le refroidissement d horace envers la pauvre marthe et il en fut choque il n avait pas plus reflechi sur la nature et le sort de la femme qu il ne l avait fait sur les autres questions fondamentales de la societe mais chez cet homme les instincts etaient si bons que la reflexion n eut rien trouve a corriger il avait pour les femmes un respect genereux comme l ont en general les hommes braves et forts la tyrannie la jalousie et la violence sont toujours des marques de faiblesse jean n avait jamais ete aime sa laideur lui inspirait une extreme reserve aupres des femmes qu il eut trouvees dignes de son amour et quoique a la rudesse de son langage et de ses manieres on ne l eut jamais soupconne d etre timide il l etait au point de n oser lever les yeux sur marthe qu a la derobee cette mefiance de lui meme etait parfaitement deguisee sous un air d insouciance et il ne parlait jamais de l amour sans une espece d emphase satirique dont il fallait rire malgre soi les femmes en concluaient generalement qu il etait une brute et cet arret une fois prononce contre lui il eut fallu au pauvre jean un grand courage et une grande eloquence pour le faire revoquer il le sentait bien et le besoin d amour qu il avait refoule au fond de son coeur etait trop delicat pour qu il voulut l exposer aux doutes moqueurs qu eut provoques une premiere explication faute de pouvoir abjurer un instant le role qu il s etait fait il s etait donc condamne a ne frequenter que des femmes trop faciles pour lui inspirer un attachement serieux mais qu il traitait cependant avec une douceur et des egards auxquels elles n etaient guere habituees ceci est l histoire de bien des hommes une fierte singuliere les empechait de se montrer tels qu ils sont et ils portent toute leur vie la peine d une innocente dissimulation dans laquelle on les oblige a persister mais comme le naturel perce toujours malgre l espece de mepris railleur que notre bousingot professait pour les sentiments romanesques il ne pouvait voir humilier et affliger une femme quelle qu elle fut sans une profonde indignation s il voyait une prostituee frappee dans la rue par un de ces hommes infames qui leur sont associes il prenait parti heroiquement pour elle et la protegeait au peril de sa vie a plus forte raison avait il peine a se contenir lorsqu il voyait une femme delicate recevoir de ces blessures qui sont plus cruelles au coeur d un etre noble que les coups ne le sont aux epaules d un etre avili des les commencements de son sejour dans la maison chaignard il vit sur les joues de marthe la trace de ses larmes il surprit souvent horace dans des acces de colere que ce dernier avait bien de la peine a reprimer devant lui peu a peu horace s habituant a le considerer comme un temoin sans consequence s habitua aussi a ne plus se contraindre et laraviniere ne put rester longtemps impassible spectateur de ses emportements un jour il le trouva dans une veritable fureur horace avait passe la nuit au bal de l opera il avait les nerfs agaces et regardait comme une injure de la part de marthe comme un empietement sur sa liberte comme une tentative de despotisme qu elle lui eut adresse quelques reproches sur cette absence prolongee marthe n etait pas jalouse ou du moins si elle l etait elle n en laissait jamais rien paraitre mais elle avait ete inquiete toute la nuit parce qu horace lui avait promis de rentrer a deux heures elle avait craint une querelle un accident peut etre une infidelite quoi qu elle eut souffert elle ne se plaignait que de ne pas avoir ete avertie et sa figure alteree disait assez les angoisses de son insomnie cruelle n est ce pas odieux je vous le demande dit horace en s adressant a laraviniere d etre traite comme un enfant par sa bonne comme un ecolier par son precepteur je n ai pas le droit de sortir et de rentrer a l heure qu il me plait il faut que je demande une permission et si je m oublie un peu je trouve que le delai expire est devant moi comme un arret comme la mesure exacte et compassee du temps ou il m est permis de me distraire voila qui est plaisant je me ferai signer un permis avec un dedit de tant par minute vous voyez bien qu elle souffre lui dit laraviniere a demi voix parbleu et moi croyez vous que je sois sur des roses reprit horace a voix haute est ce que des souffrances pueriles et injustes doivent etre caressees tandis que des souffrances poignantes et legitimes comme les miennes s enveniment de jour en jour je vous rends donc bien malheureux horace dit marthe en levant sur lui d un air de douleur severe ses grands yeux d un bleu sombre en verite je ne croyais pas travailler ici a votre malheur oui vous me rendez malheureux s ecria t il horriblement malheureux si vous voulez que je vous le dise en presence de jean votre eternelle tristesse rend mon interieur odieux c est a tel point que quand j en sors je respire je m epanouis je reviens a la vie et que quand j y rentre ma poitrine se resserre et je me sens mourir votre amour marthe c est la machine pneumatique cela etouffe voila pourquoi depuis quelque temps vous me voyez moins souvent je crois que vous faites une erreur de date repondit marthe a qui la fierte blessee rendit le courage ce n est pas ma tristesse continuelle qui vous a force a vous absenter c est votre absence continuelle qui m a forcee a etre triste vous l entendez laraviniere dit horace qui avait besoin de trouver une excuse dans la conscience d autrui et a qui l air soucieux de jean faisait craindre un jugement severe ainsi c est parce que je sors parce que je mene la vie qui sied a un homme parce que je fais de mon independance l usage qui me convient que je suis condamne a trouver en rentrant un visage bouleverse un sourire amer des doutes des reproches de la froideur des accusations des sentences mais c est le plus affreux supplice qui soit au monde je vois dit laraviniere en se levant que vous etes tous les deux fort a plaindre ecoutez si vous voulez m en croire vous vous quitterez c est tout ce qu il desire s ecria marthe en mettant ses deux mains sur son visage et c est ce que vous demandez formellement par la bouche de laraviniere reprit horace avec emportement un instant dit laraviniere ne me faites pas jouer ici un personnage que je desavoue je n ai recu en particulier les confidences d aucun de vous et ce que je viens de dire je l ai dit de mon propre mouvement parce que c est mon opinion vous ne vous convenez pas vous ne vous etes jamais convenu vous marchez de l engouement a la haine et vous feriez mieux de mettre le pardon et l amitie entre vous j accorde que ce beau discours soit une inspiration et une improvisation de laraviniere dit horace au moins marthe vous me direz si c est l expression de votre pensee il a pu aisement la supposer la deviner peut etre repondit elle avec dignite en vous entendant m accuser de votre malheur ce n est pas ainsi qu horace l entendait il voulait bien que marthe fut delaissee par lui mais il ne voulait pas etre quitte par elle la force qu elle montrait en ce moment et que la presence d un tiers lui avait inspiree causa a horace un des plus violents acces de depit qu il eut encore eprouves il se leva brisa sa chaise donna un libre cours a sa colere et a son chagrin l ancienne jalousie meme se reveilla le nom abhorre de m poisson revint sur ses levres comme une vengeance et celui d arsene allait s en echapper lorsque laraviniere prenant le bras de marthe lui dit avec force vous avez choisi pour votre defenseur un enfant sans raison et sans dignite a votre place marthe je ne resterais pas un instant de plus chez lui emmenez la donc chez vous monsieur dit horace avec un mepris sanglant j y consens de grand coeur car je comprends maintenant ce qui se passe entre elle et vous chez moi monsieur reprit jean avec calme elle serait honoree et respectee tandis que chez vous elle est humiliee et insultee ah grand dieu ajouta t il avec une emotion subite si j avais ete aime d une femme comme elle seulement un jour je ne l aurais oublie de ma vie et la voix lui manqua tout a coup comme si tout son coeur eut ete pret a s echapper dans une parole il y avait tant de verite dans son accent que la jalousie feinte ou subite d horace s evanouit a l instant meme l emotion de laraviniere le gagna par un effet sympathique et obeissant a une de ces reactions auxquelles nous portent souvent les scenes violentes il fondit en larmes et lui tendant la main avec effusion jean lui dit il vous avez raison vous avez un grand coeur et moi je suis un lache un miserable demandez pardon pour moi a cette pauvre femme dont je ne suis pas digne cette franche et noble resolution termina la querelle et gagna meme le coeur sincere de jean a la bonne heure dit il en mettant la main de marthe dans celle d horace vous etes meilleur que je ne croyais horace il est beau de savoir reconnaitre ses torts aussi vite et aussi genereusement que vous venez de le faire certainement marthe ne demande qu a les oublier et il s enfuit dans sa chambre soit pour n etre pas temoin de la joie de marthe soit pour cacher l essor d une sensibilite qu il etait habitue a reprimer malgre ce beau denouement des scenes semblables se repeterent bientot et devinrent de plus en plus frequentes horace aimait la dissipation il y cedait avec une legerete effrenee il ne pouvait plus passer une seule soiree chez lui il ne vivait qu au parterre des italiens et de l opera la il etait condamne a ne point briller mais c etait pour lui une jouissance que de lever les yeux sur ces femmes qui etalent dans les loges leur beaute ou leur luxe devant une foule de jeunes gens pauvres avides de plaisir d eclat et de richesse il connaissait par leurs noms toutes les femmes a la mode dont les titres l argent et l orgueil semblaient mettre une barriere infranchissable a sa convoitise il connaissait leurs loges leurs equipages et leurs amants il se tenait au bas de l escalier pour les voir defiler devant lui lentement les epaules mal cachees par des fourrures qui tombaient parfois tout a fait en l effleurant et qui bravaient audacieusement l audace de ses regards jean jacques rousseau n a rien dit de trop en peignant l impudence singuliere des femmes du grand monde mais c etait une brutalite philosophique dont horace ne songeait guere a etre complice son ambition hardie n etait pas blessee de ces regards froids et provoquants par lesquels cette espece de femmes semble vous dire admirez mais ne touchez pas le regard effronte d horace semblait leur repondre ce n est pas a moi que vous diriez cela enfin les emotions de la scene la puissance de la musique la contagion des applaudissements tout jusqu a la fantasmagorie du decor et l eclat des lumieres enivrait ce jeune homme qui apres tout n avait en cela d autre tort que d aspirer aux jouissances offertes et retirees sans cesse par la societe aux pauvres comme l eau a la soif de tantale aussi lorsqu il rentrait dans sa mansarde obscure et delabree et qu il trouvait marthe froide et pale assoupie de fatigue aupres d un feu eteint il eprouvait un malaise ou le remords et le depit se combattaient douloureusement alors a la moindre occasion l orage recommencait et marthe n esperant pas guerir d une passion aussi funeste desirait et appelait la mort avec energie dans ces sortes de secrets domestiques des qu on a laisse tomber le premier voile on eprouve de part et d autre le besoin d invoquer le jugement d un tiers on le recherche tantot comme un confident tantot comme un arbitre laraviniere fut mediateur dans les commencements il etait fache de se sentir entraine a prendre part dans la querelle et il avouait a arsene que malgre ses resolutions de neutralite il etait oblige de contracter avec horace une sorte d amitie en effet ce dernier lui temoignait une confiance et lui prouvait souvent une generosite de coeur qui l engageait de plus en plus horace avait en depit de tous ses defauts des qualites seduisantes il etait aussi prompt a se radoucir qu il l etait a s emporter une parole sage trouvait toujours le chemin de sa raison une parole affectueuse trouvait encore plus vite celui de son coeur au milieu d un debordement inoui d orgueil et de vanite il revenait tout a coup a un repentir modeste et ingenu enfin il offrait tour a tour le spectacle des dispositions et des instincts les plus contraires et la dispute que nous avons rapportee en gros ci dessus resume toutes celles qui suivirent et que laraviniere fut appele a terminer cependant lorsque ces disputes se furent renouvelees un certain nombre de fois laraviniere obeissant ainsi qu arsene le lui avait conseille a la spontaneite de ses impressions se sentit porte a moins d indulgence envers horace il y a dans le retour frequent d un meme tort quelque chose qui l aggrave et qui lasse la patience des ames justes peu a peu laraviniere fut tellement fatigue de la facilite avec laquelle horace s accusait lui meme et demandait pardon que son admiration pour cette facilite se changea en une sorte de mepris il arriva enfin a ne voir en lui qu un hableur sentimental et a sentir sa conscience degagee de cette affection dont il n avait pu se defendre cet arret definitif etait bien severe mais il etait inevitable de la part d un caractere aussi ferme et aussi egal que l etait celui de jean mon pauvre camarade dit il a horace un jour que celui ci invoquait encore son intervention je ne peux pas vous laisser ignorer davantage que je ne m interesse plus du tout a vos amours je suis fatigue de voir d un cote une folie et de l autre une faiblesse incurable je devrais dire peut etre faiblesse et folie de part et d autre car il y a de la monomanie chez marthe a vous aimer si constamment et chez vous il y a une faiblesse miserable dans toutes ces parades de violence dont vous nous regalez je vous ai cru d abord egoiste et puis je vous ai cru bon maintenant je vois que vous n etes ni bon ni mauvais vous etes froid et vous aimez a vous demener dans un orage de passions factices vous avez une nature de comedien quand nous sommes la a nous emouvoir de vos trepignements de vos declamations et de vos sanglots vous vous amusez a nos depens j en suis certain oh ne vous fachez pas ne roulez pas les yeux comme bocage dans buridan et ne serrez pas le poing j ai vu cela si souvent qu a tout ce que vous pourriez faire ou dire je repondrais connu je suis un spectateur use et desormais aussi froid qu un homme qui a ses entrees au theatre je sais que vous etes puissant dans le drame mais je sais toutes vos pieces par coeur si vous voulez que je vous ecoute reprenez votre serieux jetez votre poignard et parlez moi raison dites moi prosaiquement que vous n aimez plus votre maitresse parce qu elle vous ennuie et autorisez moi a le lui faire comprendre avec tous les egards et les menagements qui lui sont dus c est alors seulement que je vous rendrai mon estime et que je vous croirai un homme d honneur eh bien dit horace avec une rage concentree je consens a vous parler froidement tres froidement car je sais me vaincre et commence par vous dire serieusement et tranquillement que vous me rendrez raison de toutes les insultes que vous venez de me faire allons au fait reprit jean c est la dixieme fois depuis un mois que vous me provoquez et c eut ete vous rendre service que de vous prendre au mot mais j ai un meilleur emploi a faire de mon sang que de le compromettre avec un maladroit comme vous rappelez vous donc que je fais sauter votre fleuret toutes les fois que nous nous amusons a l escrime et en consequence souffrez que je refuse votre nouveau defi je saurai vous y contraindre dit horace pale comme la mort vous m insulterez publiquement vous me donnerez un soufflet mais avec un croc en jambe et un revers de mon frere jean dieu m en preserve horace ces facons la sort bonnes avec les mouchards et les gendarmes tenez quoique je ne vous aime plus j ai encore pour vous quelque chose qui me ferait supporter de vous un acte de folie plutot que d y repondre taisez vous donc je vous previens que je ne me defendrai pas et qu il y aurait lachete de votre part a m attaquer mais qui donc ici attaque et provoque qui donc est lache trois fois lache de vous ou de moi vous m accablez d outrages vous me traitez avec le dernier mepris et vous dites que vous ne m accorderez point de reparation ah dans ce moment je comprends le duel des malais qui dechirent leurs propres entrailles en presence de leur ennemi voila une belle phrase horace mais c est encore de la declamation car je ne suis pas votre ennemi et je jure que je ne veux pas vous insulter je vous donne une lecon amicale et vous pouvez bien la recevoir puisque vous etes venu si souvent la chercher il y a longtemps que je vous l epargne et que j accepte de votre part des excuses dont je ne crois pas avoir jamais abuse contre vous vous en abusez horriblement dans ce moment ci vous me faites rougir de l abandon et de la loyaute de coeur que j ai eus avec vous je n en abuse pas puisque c est pour vous empecher de vous humilier de nouveau que je vous defends d y revenir mon dieu mon dieu qu ai je donc fait s ecria horace en pleurant de rage et en se tordant les mains pour etre traite de la sorte ce que vous avez fait je vais vous le dire repondit laraviniere vous avez fait souffrir et deperir une pauvre creature qui vous adore et que vous n estimez seulement pas moi je n estime pas marthe osez vous dire que je n estime pas la femme a qui j ai donne ma jeunesse ma vie la virginite de mon coeur je ne pense pas que ce soit a titre de sacrifice que vous l ayez fait et dans tous les cas je suis peu dispose a vous en plaindre parce que vous ne comprenez rien a l amour c est vous qui etes un etre froid et sans intelligence des passions c est possible dit jean avec un sourire mele d amertume mais je ne fais pas le semblant du contraire eh bien expliquez moi donc en ce cas en quoi vous etes si a plaindre jean s ecria horace vous ne savez pas ce que c est que d aimer pour la premiere fois et d etre aime pour la seconde ou troisieme ah nous y voila dit laraviniere en haussant les epaules la vierge marie etait seule digne de monsieur horace dumontet connu mon cher vous l avez dit assez souvent devant moi a cette pauvre marthe mais dire ces choses la voyez vous en avoir seulement la pensee prouve qu on etait digne tout au plus de mademoiselle louison quelle vanite et quelle erreur sont les votres il y a certaines femmes perdues qui valent mieux que certains adolescents jean vous etes un grossier un brutal un insolent personnage oui mais je dis la verite il y a des coeurs purs sous des robes souillees et des coeurs corrompus sous des gilets magnifiques horace dechira son gilet de velours cramoisi et en jeta les lambeaux a la figure du laraviniere jean les esquiva et les poussant du bout de son pied c est cela dit il comme si vous n etiez pas assez endette avec votre tailleur je le suis avec vous monsieur dit horace je ne l avais pas oublie mais je vous remercie de me le rappeler si vous vous en souvenez tant mieux dit laraviniere avec insouciance il y a dans les prisons de pauvres patriotes qui en profiteront pour acheter des cigares allons rallumez le votre et parlons un peu sans nous facher que vous ayez eu envers marthe des torts incontestables vous ne pouvez pas le nier et moi sachant que vous etes un enfant gate que vous avez pour vous l esprit les belles paroles et une superbe figure je vous excuse jusqu a un certain point je sais bien que c est le privilege des beaux garcons comme celui des belles femmes d avoir des caprices je ne peux pas exiger que vous ayez la sagesse d un homme comme moi qui ressemble a un sanglier plus qu a un chretien et dont la face a ete labouree un jour qu il grelait des hallebardes mais ce que je ne vous pardonne pas c est d aimer a faire souffrir c est de ne pas rompre une liaison dont vous etes degoute c est de manquer de franchise en un mot et de ne pas vouloir guerir le mal que vous avez fait mais je l aime cette femme que je fais souffrir je ne puis m en separer je ne m habituerais pas a vivre sans elle quand meme cela serait vrai et j en doute puisque vous vous arrangez de maniere a rester avec elle le moins que vous pouvez votre devoir serait de vaincre un amour qui lui est nuisible quand je le voudrais elle n y consentirait jamais en etes vous bien sur elle se tuera si je l abandonne si vous l abandonnez froidement et brutalement c est possible mais si vous le faites par loyaute par devouement au nom de l honneur au nom de votre amour meme jamais jamais marthe ne se resignera a me perdre je le sais trop voila de la fatuite autorisez moi a lui parler avec la meme franchise que je viens d avoir avec vous et nous verrons jean encore un coup vous avez des vues sur elle moi il faudrait pour cela trois choses qu il n y eut plus un seul miroir dans l univers que marthe perdit la vue qu elle et moi n eussions aucun souvenir de ma figure mais quelle obstination avez vous a nous separer je vais vous le dire sans detour j ai des vues pour un autre vous etes charge de la seduire ou de l enlever pour quel prince russe ou pour quel don juan du cafe de paris pour le fils d un cordonnier pour paul arsene comment vous le voyez tous les jours et vous m en avez fait mystere voila qui est etrange c est fort simple au contraire je savais que vous ne l aimez pas et je ne voulais pas vous entendre mal parler de lui parce que je l aime ainsi vous etes le mercure de ce jupiter qui deja s est change en pluie de gros sous pour me supplanter triple insulte pour lui pour elle et pour moi grand merci c etait dans votre role vous l avez tres bien dit si j etais claqueur je me pamerais d admiration mais enfin laraviniere c est a me rendre fou vous agissez ici contre moi vous me trahissez vous parlez pour un autre et moi qui me fiais a vous et vous aviez raison monsieur je n ai jamais prononce le nom d arsene devant marthe et quant a vous brouiller avec elle je n ai jamais fait que le contraire aujourd hui je renonce a vous reconcilier mon coeur et ma conscience me le defendent ou je quitte la maison aujourd hui pour ne plus revoir ni vous ni marthe ou je l engage avec votre autorisation a rompre un engagement qui vous pese et qui la tue horace vaincu par la rude franchise et la fermete impitoyable de laraviniere mis au pied du mur et ne sachant plus comment faire pour regagner l estime de cet homme dont il craignait le jugement promit de reflechir a sa proposition et demanda quelques jours pour prendre un parti definitif mais les jours s ecoulerent et il ne sut se decider a rien il ne mentait pas en disant que marthe lui etait necessaire il avait horreur de la solitude et il avait besoin du devouement d autrui deux choses qui lui rendaient marthe plus precieuse encore qu il n osait le dire a laraviniere car celui ci n etait plus dispose a se faire illusion sur son compte et s il eut devine le veritable motif de cette perseverance il l eut taxe d egoisme et d exploitation marthe etait plus facile a tromper ou a contenter il lui suffisait qu horace lui dit un mot de crainte ou de regret a l idee de separation pour qu elle acceptat heroiquement toutes les souffrances attachees a cette union malheureuse il a plus besoin de moi qu on ne pense disait elle sa sante n est pas si forte qu elle le parait il a de frequentes indispositions par suite d une irritabilite des nerfs qui m a fait parfois craindre sinon pour sa vie du moins pour sa raison a la moindre douleur il s exaspere d une facon effrayante et puis il est distrait nonchalant il ne sait pas s occuper de lui meme si je n etais pas la au milieu de ses reveries et de ses divagations il oublierait de dormir et de manger sans compter qu il n aurait jamais la precaution et l attention de mettre tous les jours vingt sous de cote pour diner enfin il m aime malgre toutes ses boutades il m a dit cent fois dans ces moments d abandon et de repentir ou l on est vraiment soi meme qu il preferait souffrir encore mille fois plus de son amour que de guerir en cessant d aimer c est ainsi que marthe parlait a laraviniere car ce dernier voyant qu horace ne se decidait a rien avait rompu la glace avec elle apres avoir bien et dument averti horace de ce qu il allait faire horace qui l avait pris pour ses amere critiques en une veritable aversion prevoyant qu il faudrait desormais en venir a des querelles serieuses pour l eloigner l avait mis ironiquement au defi de lui voler le coeur de marthe et lui donnait desormais carte blanche aupres d elle quoiqu il fut outre de l aplomb dedaigneux avec lequel jean procedait ouvertement contre lui il ne le craignait pas il le savait maladroit timide plus scrupuleux et plus compatissant qu il ne voulait le paraitre et il sentait bien que d un mot il detruirait dans l esprit de son indulgente amie tout l effet du plus long discours possible de laraviniere il en fut ainsi et il se donna la peine de regagner son empire sur marthe comme s il se fut agi de gagner un pari combien d amours malheureuses se sont ainsi prolongees et comme ranimees avec effort dans des coeurs lasses ou eteints par la crainte de donner un triomphe a ceux qui en predisaient la fin prochaine le repentir et le pardon dans ces cas la ne sont pas toujours tres desinteresses et il y a plus de loyaute qu on ne pense a braver le scandale d une rupture devenue necessaire laraviniere travaillait donc en pure perte depuis qu il avait resolu de sauver marthe elle etait plus que jamais ennemie de son propre salut il vit bientot qu au lieu de l amener au dessein qu il avait concu il la fortifiait dans le dessein contraire il avoua a arsene qu au lieu de le servir il avait empire sa situation et il rentra dans sa neutralite se consolant avec l idee que marthe apparemment n etait pas aussi malheureuse qu il l avait juge il eut a celle epoque quitte l hotel de m chaignard si des raisons etrangeres a nos deux amants ne lui eussent rendu ce domicile plus sur et plus propice qu aucun autre a certains projets qui l occupaient secretement pourquoi ne le dirais je pas aujourd hui que le brave jean n est plus a la merci des hommes et que ceux qui partagerent son sort sont aussi bien que lui soit par la mort soit par l absence a l abri de toute persecution jean conspirait avec qui je l ai toujours ignore et je l ignore encore peut etre conspirait il tout seul je ne pense pas qu il fut exploite seduit ni entraine par personne avec le caractere ardent que je lui connaissais et l impatience d agir qui le devorait j ai toujours pense qu il etait homme plutot a gourmander la prudence des chefs de son parti et a outrepasser leurs intentions qu a se laisser devancer par eux dans une entreprise a main armee ma situation ne me permettait pas d etre son confident a quel point arsene le fut je ne l ai pas su davantage et je n ai pas cherche a le savoir ce qu il y a de certain c est qu horace entrant brusquement dans la chambre de laraviniere un jour que celui ci avait oublie de s enfermer il le trouva environne de fusils de munition qu il venait de tirer d une grande malle et qu il inspectait en homme verse dans l entretien des armes dans la meme malle il y avait des cartouches de la poudre du plomb un moule tout ce qui etait necessaire pour envoyer le possesseur de ces dangereuses reliques devant un jury et de la en place de greve ou au mont saint michel horace etait precisement dans une heure de spleen et d abandon il avait encore de ces moments la avec laraviniere quoiqu il se fut promis de n en plus avoir oui da s ecria t il en le voyant refermer precipitamment son coffre jouez vous ce jeu la eh bien ne vous en cachez pas je sympathise avec cette maniere de voir et si vous voulez en temps et lieu me confier une de ces clarinettes je suis tres capable d en jouer aussi dites vous ce que vous pensez horace repondit jean en attachant sur lui ses petits yeux verts et brillants comme ceux d un chat vous m avez si souvent raille amerement pour mon emportement revolutionnaire que je ne sais pas si je puis compter sur votre discretion cependant quelque peu de sympathie que vous inspirent mon projet et ma personne quand vous vous rappellerez qu il y va de ma tete vous ne vous amuserez pas j espere a me plaisanter tout haut sur mon gout pour les armes a feu j espere moi que vous n avez aucune crainte a cet egard et je vous repete que loin de vous critiquer je vous approuve et vous envie je voudrais moi aussi avoir une esperance une conviction assez forte pour me faire hacher a coups de sabre derriere une barricade eh si le coeur vous en dit vous pouvez vous adresser a moi voyez horace est ce que ne voila pas une plume avec laquelle un jeune poete comme vous pourrait ecrire une belle page et se faire un nom immortel en parlant ainsi il soulevait une carabine assez jolie qu il s etait reservee pour son usage particulier horace la prit la pesa dans sa main en fit jouer la batterie puis s assit en la posant sur ses genoux et tomba dans une reverie profonde a quoi bon vivre dans ce temps ci s ecria t il lorsque laraviniere achevant de serrer ses dangereux tresors lui ota doucement son arme favorite n est ce pas une vie d avortement et d agonie n est ce pas un leurre infame que cette societe nous fait lorsqu elle nous dit travaillez instruisez vous soyez intelligents soyez ambitieux et vous parviendrez a tout et il n y aura pas de place si haute a laquelle vous ne puissiez vous asseoir que fait elle cette societe menteuse et lache pour tenir ses promesses quels moyens nous donne t elle de developper les facultes qu elle nous demande et d utiliser les talents que nous acquerons pour elle rien elle nous repousse elle nous meconnait elle nous abandonne quand elle ne nous etouffe pas si nous nous agitons pour parvenir elle nous enferme ou nous tue si nous restons tranquilles elle nous meprise ou nous oublie ah vous avez raison jean grandement raison de vous preparer a un glorieux suicide oh si vous croyez que je songe a ma gloire et a celle de mes amis vous vous trompez beaucoup dit laraviniere je suis tres content de la societe en ce qui me concerne j y jouis d une independance absolue et j y savoure une faineantise delicieuse je la traverse en veritable bohemien et je n y ai qu une affaire qui est de conspirer pour son renversement car le peuple souffre et l honneur appelle ceux qui se sont devoues pour lui il en sera ce que dieu voudra le peuple voila un grand mot reprit horace mais soit dit sans vous offenser je crois que vous vous souciez aussi peu de lui qu il se soucie de vous vous aimez la guerre et vous la cherchez voila tout mon cher president chacun obeit a ses instincts voyons pourquoi aimeriez vous le peuple parce que j en suis vous en etes sorti vous n en etes plus le peuple seul si bien que vous avez des interets differents des siens qu il vous laisse conspirer tout seul ou peu s en faut vous ne savez rien de cela horace et je n ai pas a m expliquer la dessus mais soyez sur que je suis sincere quand je dis j aime le peuple il est vrai que j ai peu vecu avec lui que je suis une espece de bourgeois que j ai des gouts epicuriens qui me generont si nous avons un jour un regime spartiate qui prohibe la biere et le caporal mais qu importe tout cela le peuple c est le droit meconnu c est la souffrance delaissee c est la justice outragee c est une idee si vous voulez mais c est l idee grande et vraie de notre temps elle est assez belle pour que nous combattions pour elle c est une idee que l on retournera contre vous quand vous l aurez proclamee et pourquoi donc a moins que je ne la desavoue et pourquoi le ferais je comment pourrais je changer est ce qu une idee meurt comme une passion comme un besoin la souverainete de tous sera toujours un droit l etablir ne sera pas l affaire d un jour il y a bien de l ouvrage pour toute ma vie quand meme je ne trouverais pas la mort au commencement ce n etait pas la premiere fois qu ils debattaient leurs theories a cet egard jean y avait toujours eu le dessous quoiqu il eut pour lui la verite et la conviction il n avait pas l intelligence assez prompte et assez subtile pour repousser toutes les objections et toutes les moqueries de son adversaire horace voulait aussi la republique mais il la voulait au profit des talents et des ambitions il disait que le peuple trouverait le sien a remettre ses interets aux mains de l intelligence et du savoir que le devoir d un chef serait de travailler au progres intellectuel et au bien etre du peuple mais il n admettait pas que ce meme peuple dut avoir des droits sur l action des hommes superieurs ni qu il put en faire un bon usage beaucoup d aigreur entrait souvent dans ces discussions et le grand argument d horace contre les democrates bourgeois c est qu ils parlaient toujours et n agissaient jamais quand il eut acquis la preuve que laraviniere jouait un role actif ou etait pret a le jouer il concut pour lui plus d estime et se repentit de l avoir blesse tout en continuant de contester le principe d une revolution en faveur du peuple il crut a cette revolution et desira n y prendre part afin d y trouver de la gloire des emotions et un essor pour son ambition trompee par le regime constitutionnel il demanda a jean sa confiance se reconcilia avec lui et soit qu il y eut alors une apparence de sympathie chez les masses soit que laraviniere se fit des illusions gratuites horace crut a un mouvement efficace s engagea par serment aupres de jean a s y jeter au premier appel et se tint pret a tout evenement il se procura un fusil et fit des cartouches avec une ardeur et une joie enfantines des lors il fut plus calme plus sedentaire et d une humeur plus egale ce role de conspirateur l occupait tout entier ce role ranimait son espoir abattu il le vengeait secretement de l indifference de la societe envers lui il lui donnait une contenance vis a vis de lui meme une attitude vis a vis de jean et de ses camarades il aimait a inquieter marthe a la voir palir lorsqu il lui faisait pressentir les dangers auxquels il brulait de s exposer il se pleurait aussi un peu d avance et repandait des fleurs sur sa tombe il fit meme son epitaphe en vers quand il rencontra madame la vicomtesse de chailly a l opera et qu elle le salua fort legerement il s en consola en pensant qu elle viendrait peut etre l implorer lorsqu il serait un homme puissant un grand orateur ou un publiciste influent dans la republique soit que les evenements qui approchaient ne fussent pas prevus par d autres que par lui soit que des circonstances cachees en eussent retarde l accomplissement laraviniere n avait eu autre chose a faire qu a fourbir ses fusils dans l attente d une revolution lorsque le cholera vint eclater dans paris et distraire douloureusement les masses de toute preoccupation politique j etais a l ambulance roule dans mon manteau par une de ces froides nuits du printemps qui semblaient donner plus d intensite au fleau et j attendais en volant a l ennemi un quart d heure de mauvais sommeil qu on vint m appeler pour de nouveaux accidents lorsque je sentis une main se poser sur mon epaule je me reveillai brusquement et me levant par habitude je fus pret a suivre la personne qui me reclamait avant d avoir ouvert tout a fait mes yeux appesantis par la fatigue ce fut seulement lorsqu elle passa aupres de la lanterne rouge suspendue a l entree de l ambulance que je crus la reconnaitre malgre le changement qui s etait opere en elle marthe m ecriai je est ce donc vous et pour qui venez vous me chercher grand dieu pour qui voulez vous que ce soit dit elle en joignant les mains oh venez tout de suite venez avec moi j etais deja en route avec elle est il gravement attaque lui demandai je chemin faisant je n en sais rien me dit elle mais il souffre beaucoup et son esprit est tellement frappe que je crains tout il y a plusieurs jours qu il a des pressentiments et aujourd hui il m a dit a plusieurs reprises qu il etait perdu cependant il a bien dine il a ete au spectacle et en rentrant il a soupe et quels accidents aucun mais il souffre et il m a dit avec tant de force de courir a l ambulance que la frayeur s est emparee de moi tout a coup et je puis a peine me soutenir en effet marthe vous avez le frisson appuyez vous sur mon bras oh c est seulement un peu de froid vous etes a peine vetue pour une nuit aussi froide enveloppez vous de mon manteau non non cela nous retarderait marchons pauvre marthe vous etes maigrie lui dis je tout en marchant vite et en regardant a la lueur blafarde des reverberes ses joues amincies que creusait encore l ombre de ses cheveux noirs flottants au gre de la bise je suis pourtant tres bien portante me dit elle d un air preoccupe puis tout a coup par une liaison d idees qui ne s etait pas encore faite en elle dites moi donc plutot s ecria t elle vivement comment se porte eugenie eugenie va bien lui dis je elle ne souffre que d avoir perdu votre amitie ah ne dites pas cela repondit elle avec un accent dechirant mon dieu epargnez moi ce reproche la dieu sait que je ne le merite pas dites moi plutot qu elle m aime toujours elle vous aime toujours tendrement chere marthe et vous aimez toujours horace reprit marthe oubliant tout ce qui lui etait personnel et me tirant par le bras pour me faire courir je courus et nous fumes bientot pres de lui il fit un cri percant en me voyant et se jetant dans mes bras ah maintenant je puis mourir s ecria t il avec chaleur j ai retrouve mon ami et il retomba sur son fauteuil pale et brise comme s il etait pres d expirer je fus tres effraye de cette prostration je tatai son pouls qui etait a peine sensible je l examinai je le fis coucher je l interrogeai attentivement et je me disposai a passer la nuit pres de lui il etait malade en effet son cerveau etait en proie a une exasperation douloureuse tous ses nerfs etaient agites il avait une sorte de delire il parlait de mort de guerre civile de cholera d echafaud et melant dans ses reves les diverses idees qui le possedaient il me prenait tantot pour un croque mort qui venait le jeter dans la fatale tapissiere tantot pour le bourreau qui le conduisait au supplice a ces moments d exaltation succedaient des evanouissements et quand il revenait a lui meme il me reconnaissait pressait mes mains avec energie et s attachant a moi me suppliait de ne pas l abandonner et de ne pas le laisser mourir je n en avais pas la moindre envie et je me mettais a la torture pour deviner son mal mais quelque attention que j y apportasse il m etait impossible d y voir autre chose qu une excitation nerveuse causee par une affection morale il n y avait pas le moindre symptome de cholera pas de fievre pas d empoisonnement pas de souffrance determinee marthe s empressait autour de lui avec un zele dont il ne semblait pas s apercevoir et en la regardant j etais si frappe de son air de deperissement et d angoisse que je la suppliai d aller se coucher je ne pus l y faire consentir cependant a la pointe du jour horace s etant calme et endormi elle tomba a son tour assoupie sur un fauteuil au pied du lit j etais au chevet vis a vis d elle et je ne pouvais m empecher de comparer la figure d horace pleine de force et de sante avec celle de cette femme que j avais vue naguere si belle et qui n etait plus devant mes yeux que comme un spectre j allais m endormir aussi lorsque sans reveiller personne laraviniere entra sur la pointe du pied et vint s asseoir pres de moi il avait passe lui meme la nuit aupres d un de ses amis atteint du cholera et en rentrant il avait appris que marthe etait allee a l ambulance pour horace qu a t il donc me demanda t il en se penchant vers lui pour l examiner quand je lui eus avoue que je n y voyais rien de grave et que cependant il m avait occupe et inquiete toute la nuit jean haussa les epaules voulez vous que je vous dise ce que c est me dit il en baissant la voix encore davantage c est une panique rien de plus voila deux ou trois fois qu il nous a fait des scenes pareilles et si j avais ete ici ce soir marthe n aurait pas ete tout effrayee vous deranger pauvre femme elle est plus malade que lui c est ce qui me semble mais vous me paraissez vous bien severe pour mon pauvre horace non je suis juste je ne pretends pas qu horace soit ce qu on appelle un lache je suis meme sur qu il est brave et qu il irait resolument au feu d une bataille ou d un duel mais il a ce genre de lachete commun a tous les hommes qui s aiment un peu trop il craint la maladie la souffrance la mort lente obscure et douloureuse qu on trouve dans son lit il est ce que nous appelons douillet je l ai vu une fois tenir tete dans la rue a des gens de mauvaise mine qui voulaient l attaquer et que sa bonne contenance a fait reculer mais je l ai vu aussi tomber en defaillance pour une petite coupure qu il s etait faite au bout du doigt en taillant sa plume c est une nature de femme malgre sa barbe de jupiter olympien il pourrait s elever a l heroisme il ne supporte pas un bobo mon cher jean repondis je je vois tous les jours des hommes dans toute la force de l age et de la volonte qui passent pour fermes et sages et que la pensee du cholera et meme de bien moindres maux rend pusillanimes a l exces ne croyez pas qu horace soit une exception les exceptions seules affrontent la maladie avec stoicisme aussi ne fais je point reprit il le proces a votre ami mais je voudrais que cette pauvre marthe s habituat a ses manieres et ne prit pas l alarme toutes les fois qu il lui passe par la tete de se croire mort est ce donc la demandai je la cause de son air triste et accable oh ce n en est qu une entre toutes mais je ne veux pas faire ici le delateur je me suis abstenu jusqu a present de vous dire ce qui se passait puisque vous voila revenu chez eux vous en jugerez bientot par vous meme en effet etant revenu le lendemain m assurer de l etat de parfaite sante ou se trouvait horace j obtins de lui sans la provoquer beaucoup la confidence de ses chagrins eh bien oui me dit il repondant a une observation que je lui faisais je suis mecontent de mon sort mecontent de la vie et pourquoi ne le dirais je pas tout a fait las de vivre pour une goutte de fiel de plus qui tomberait dans ma coupe je me couperais la gorge cependant hier en vous croyant pris du cholera vous me recommandiez vivement de ne pas vous laisser mourir j espere que vous vous exagerez a vous meme votre spleen d aujourd hui c est qu hier j avais mal au cerveau j etais fou je tenais a la vie par un instinct animal aujourd hui que je retrouve ma raison je retrouve l ennui le degout et l horreur de la vie j essayai de lui parler de marthe dont il etait l unique appui et qui peut etre ne lui survivrait pas s il consommait le crime d attenter a ses jours il fit un mouvement d impatience qui allait presque jusqu a la fureur il regarda dans la chambre voisine et s etant assure que marthe n etait pas rentree de ses courses du matin marthe s ecria t il eh bien vous nommez mon fleau mon supplice mon enfer je croyais apres toutes les predictions que vous m avez faites a cet egard qu il y allait de mon honneur de vous cacher a quel point elles se sont realisees eh bien je n ai pas ce sot orgueil et je ne sais pas pourquoi quand je retrouve mon meilleur mon seul ami je lui ferais mystere de ce qui se passe en moi sachez donc la verite theophile j aime marthe et pourtant je la hais je l idolatre et en meme temps je la meprise je ne puis me separer d elle et pourtant je n existe que quand je ne la vois pas expliquez cela vous qui savez tout expliquer vous qui mettez l amour en theorie et qui pretendez le soumettre a un regime comme les autres maladies cher horace lui repondis je je crois qu il me serait facile de constater du moins l etat de votre ame vous aimez marthe j en suis bien certain mais vous voudriez l aimer davantage et vous ne le pouvez pas eh bien c est cela meme s ecria t il j aspire a un amour sublime je n en eprouve qu un miserable je voudrais embrasser l ideal et je n etreins que la realite en d autres termes repris je en essayant d adoucir par un ton caressant ce que mes paroles pouvaient avoir de severe vous voudriez l aimer plus que vous meme et vous ne pouvez pas meme l aimer autant il trouva que je traitais sa douleur un peu plus cavalierement qu il ne l eut souhaite mais tout ce qu il me dit pour modifier une opinion qui ne lui semblait pas a la hauteur de sa souffrance ne servit qu a m y confirmer marthe rentra et horace oblige de sortir a son tour me laissa avec elle ce que je voyais de leur interieur ne m inspirait guere l espoir de leur etre utile pourtant je ne voulais pas les quitter sans m etre bien assure que je ne pouvais rien pour adoucir leur infortune je trouvais marthe aussi peu disposee a me laisser penetrer dans son coeur qu horace avait ete prompt a m ouvrir le sien je devais m y attendre elle etait l offensee elle avait de justes sujets de plainte contre lui et une noble generosite la condamnait au silence pour vaincre ses scrupules je lui dis qu horace s etait accuse devant moi et m avait confesse tous ses torts c etait la verite horace ne s etait pas epargne il m avait devoile ses fautes tout en se defendant de la cause egoiste que je leur assignais mais cet encouragement ne changea rien aux resolutions que marthe semblait avoir prises je remarquai en elle une sorte de courage sombre et de desespoir morne que je n aurais pas cru conciliables avec l enthousiaste mobilite et la sensibilite expansive que je lui connaissais elle excusa horace me dit que la faute etait toute a la societe dont l opinion implacable fletrit a jamais la femme tombee et lui defend de se relever en inspirant un veritable amour elle refusa de s expliquer sur son avenir me parla vaguement de religion et de resignation elle refusa egalement l offre que je lui fis de lui amener eugenie en disant que ce rapprochement serait bientot brise par les memes causes qui avaient amene la desunion et tout en protestant de son affection profonde pour mon amie elle me conjura de ne point lui parler d elle la seule idee qui me parut arretee dans son cerveau parce qu elle y revint a plusieurs reprises fut celle d un devoir qu elle avait a remplir devoir mysterieux et dont elle ne determina point la nature en examinant avec attention sa contenance et tous ses mouvements je crus observer qu elle etait enceinte elle etait si peu disposee a la confiance que je n osai pas l interroger a cet egard et me reservai de le faire en temps opportun quand je l eus quittee le coeur attriste profondement de sa souffrance je passai par hasard devant un cafe ou horace avait l habitude d aller lire les journaux et comme il y etait en ce moment il m appela et me forca de m asseoir pres de lui il voulait savoir ce que marthe m avait dit et moi je commencai par lui demander si elle n etait pas enceinte il est impossible de rendre l alteration que ce mot causa sur son visage enceinte s ecria t il de quoi parlez vous la bon dieu vous la croyez enceinte elle vous a dit qu elle l etait malediction de tous les diables il ne me faudrait plus que cela qu aurait donc de si effrayant une pareille nouvelle lui dis je si eugenie m en annoncait une semblable je m estimerais bien heureux il frappa du poing sur la table si fort qu il fit trembler toute la faience de l etablissement vous en parlez a votre aise dit il vous etes philosophe d abord et ensuite vous avez trois mille livres de rente et un etat mais moi que ferais je d un enfant a mon age avec ma misere mes dettes et mes parents qui seraient indignes avec quoi le nourrirais je avec quoi le ferais je elever sans compter que je deteste les marmots et qu une femme en couches me represente l idee la plus horrible ah mon dieu vous me rappelez qu elle lit l emile sans desemparer depuis quinze jours c est cela elle veut nourrir son enfant elle va lui donner une education a la jean jacques dans une chambre de six pieds carres me voila pere je suis perdu son desespoir etait si comique que je ne pus m empecher d en rire je pensai que c etait une de ces boutades sans consequence qu horace aimait a lancer meme sur les sujets les plus serieux rien que pour donner un peu de mouvement a son esprit comme a un cheval ardent qu on laisse caracoler avant de lui faire prendre une allure mesuree j avais bonne opinion de son coeur et j aurais cru lui faire injure en lui remontrant gravement les devoirs que sa jeune paternite allait lui imposer d ailleurs je pouvais m etre trompe si marthe eut ete dans la position que je supposais horace eut il pu l ignorer nous nous separames moi riant toujours de son aversion sarcastique pour les marmots et lui continuant a declamer contre eux avec une verve inepuisable je trouvai en rentrant chez moi une liste de malades qui s etaient fait inscrire j etais recu medecin depuis l automne precedent et je commencais ma carriere par la sinistre et douloureuse epreuve du cholera j avais donc tout a coup une clientele plus nombreuse que je ne l aurais desire et je fus tellement accapare pendant plusieurs jours que je ne revis horace qu au bout d une quinzaine ce fut sous l influence d un evenement etrange qui coupait court a toutes ses ameres faceties sur la progeniture il entra chez moi un matin pale et defait est elle ici fut le premier mot qu il m adressa eugenie lui dis je oui certainement elle est dans sa chambre marthe s ecria t il avec agitation je vous parle de marthe elle n est point chez moi elle a disparu theophile je vous le disais bien que je devrais me couper la gorge marthe m a quitte marthe s est enfuie avec le desespoir dans l ame peut etre avec des pensees de suicide il se laissa tomber sur une chaise et cette fois son epouvante et sa consternation n avaient rien d affecte nous courumes chez arsene je pensais que cet ami fidele de marthe avait pu etre informe par elle de ses dispositions nous ne trouvames que ses soeurs dont l air etonne nous prouva sur le champ qu elles ne savaient rien et qu elles ne pressentaient pas meme le motif de la visite d horace comme nous sortions de chez elles nous rencontrames paul qui rentrait horace courut a sa rencontre et se jetant dans ses bras par un de ces elans spontanes qui reparaient en un instant toutes ses injustices mon ami mon frere mon cher arsene s ecria t il dans l abondance de son coeur dites moi ou elle est vous le savez vous devez le savoir ah ne me punissez pas de mes crimes par un silence impitoyable rassurez moi dites moi qu elle vit qu elle s est confiee a vous ne me croyez pas jaloux arsene non a cette heure je jure dieu que je n ai pour vous qu estime et affection je consens a tout je me soumets a tout soyez son appui son sauveur son amant je vous la donne je vous la confie je vous benis si vous pouvez si vous devez lui donner du bonheur mais dites moi qu elle n est pas morte dites moi que je ne suis pas son bourreau son assassin quoique marthe n eut pas ete nommee comme il n y avait qu elle au monde qui put interesser arsene il comprit sur le champ et je crus qu il allait tomber foudroye il fut quelques instants sans pouvoir repondre ses dents claquaient dans sa bouche et il regardait horace d un air hebete en retenant dans sa main froide et fortement contractee la main que ce dernier lui avait tendue il ne fit aucune reflexion un melange d effroi et d espoir le jetait dans une sorte de delire farouche il se mit a courir avec nous nous allames a la morgue horace avait eu deja la pensee d y aller il n en avait pas eu le courage nous y entrames sans lui il s arreta sous le portique et s appuya contre la grille pour ne pas tomber mais evitant de tourner ses regards vers cet affreux spectacle qu il n aurait pu supporter s il lui eut offert parmi les victimes de la misere et des passions l objet de nos recherches nous penetrames dans la salle ou plusieurs cadavres couches sur les tables fatales offraient aux regards la plus hideuse plaie sociale la mort violente dans toute son horreur la preuve et la consequence de l abandon du crime ou du desespoir arsene sembla retrouver son courage au moment ou celui d horace faiblissait il s approcha d une femme qui reposait la avec le cadavre de son enfant enlace au sien il souleva d une main ferme les cheveux noirs que le vent rabattait sur le visage de la morte et comme si sa vue eut ete troublee par un nuage epais il se pencha sur cette face livide la contempla un instant et la laissant retomber avec une indifference qui certes ne lui etait pas habituelle non dit il d une voix forte et il m entraina pour repeter vite a horace ce non qui devait le soulager momentanement au bout de quelques pas arsene s arretant montrez moi encore lui dit il le billet qu elle vous a laisse ce billet horace nous l avait communique il le remit de nouveau a paul qui le relut attentivement il etait ainsi concu rassurez vous cher horace je m etais trompee vous n aurez pas les charges et les ennuis de la paternite mais apres tout ce que vous m avez dit depuis quinze jours j ai compris que notre union ne pouvait pas durer sans faire votre malheur et ma honte il y a longtemps que nous avons du nous preparer mutuellement a cette separation qui vous affligera j en suis sure mais a laquelle vous vous resignerez en songeant que nous nous devions mutuellement cet acte de courage et de raison adieu pour toujours ne me cherchez pas ce serait inutile ne vous inquietez pas de moi je suis forte et calme desormais je quitte paris j irai peut etre dans mon pays je n ai besoin de rien je ne vous reproche rien ne gardez pas de moi un souvenir amer je pars en appellant sur vous la benediction du ciel celle lettre n annoncait pas des projets sinistres cependant elle etait loin de nous rassurer moi surtout j avais trouve naguere chez marthe tous les symptomes d un desespoir sans ressource et cette farouche energie qui conduit aux partis extremes il faut dis je a horace faire encore un grand effort sur vous meme et nous raconter textuellement ce qui s est passe entre vous depuis quinze jours d apres cela nous jugerons de l importance que nous devons laisser a nos craintes peut etre les votres sont exagerees il est impossible que vous ayez eu envers marthe des procedes assez cruels pour la pousser a un acte de folie c est un esprit religieux c est peut etre un caractere plus fort que vous ne le pensez parlez horace nous vous plaignons trop pour songer a vous blamer quelque chose que vous ayez a nous dire me confesser devant lui repondit horace en regardant arsene c est un rude chatiment mais je l ai merite et je l accepte je savais bien qu il l aimait lui et que son amour etait plus digne d elle que le mien mon orgueil souffrait de l idee qu un autre que moi pouvait lui donner le bonheur que je lui deniais et je crois que dans mes acces de delire je l aurais tuee plutot que de la voir sauvee par lui que dieu vous pardonne dit arsene mais avouez jusqu au bout pourquoi la rendiez vous si malheureuse est ce a cause de moi vous savez bien qu elle ne m aimait pas oui je le savais dit horace avec un retour d orgueil et de triomphe egoiste mais aussitot ses yeux s humecterent et sa voix se troubla je le savais continua t il mais je ne voulais seulement pas qu elle t estimat noble arsene c etait pour moi une injure sanglante que la comparaison qu elle pouvait faire entre nous deux au fond de son coeur vous voyez bien mes amis que dans ma vanite il y avait des remords et de la honte mais enfin reprit arsene elle ne me regrettait pas assez elle ne pensait pas assez a moi pour qu il lui en coutat beaucoup de m oublier tout a fait elle vous a longtemps defendu repondit horace avec une energie qui me portait a la fureur et puis tout a coup elle ne m a plus parle de vous elle s y est resignee avec un calme qui semblait me braver et me mepriser interieurement c est a cette epoque que la misere m a contraint a lui laisser reprendre son travail et quoique j eusse vaincu en apparence ma jalousie je n ai jamais pu la voir sortir seule sans conserver un soupcon qui me torturait mais je le combattais arsene je vous jure qu il m arrivait bien rarement de l exprimer seulement quelquefois dans des accents de colere je laissais echapper un mot indirect qui paraissait l offenser et la blesser mortellement elle ne pouvait pas supporter d etre soupconnee d un mensonge d une dissimulation si legere qu elle fut dans ma pensee sa fierte se revoltait contre moi tous les jours dans une progression qui me faisait craindre son changement ou son abandon pourtant depuis quelques semaines j etais plus maitre de moi et injuste qu elle etait elle prenait ma vertu pour de l indifference tout a coup une malheureuse circonstance est venue reveiller l orage j ai cru marthe enceinte theophile m en a donne l idee et j en ai ete consterne epargnez moi l humiliation de vous dire a quel point le sentiment paternel etait peu developpe en moi suis je donc dans l age ou cet instinct s eveille dans le coeur de l homme et puis l horrible misere ne fait elle pas une calamite de ce qui peut etre un bonheur en d autres circonstances bref je suis rentre chez moi precipitamment il y a aujourd hui quinze jours en quittant theophile et j ai interroge marthe avec plus de terreur que d esperance je l avoue elle m a laisse dans le doute et puis irritee des craintes chagrines que je manifestais elle me declara que si elle avait le bonheur de devenir mere elle n irait pas implorer pour son enfant l appui d une paternite si mal comprise et si mal acceptee par les hommes de ma condition j ai vu la un appel tacite vers vous arsene je me suis emporte elle m a traite avec un mepris accablant depuis ces quinze jours notre vie a ete une tempete continuelle et je n ai pu eclaircir le doute poignant qui en etait cause tantot elle m a dit qu elle etait grosse de six mois tantot qu elle ne l etait pas et en definitive elle m a dit que si elle l etait elle me le cacherait et s en irait elever son enfant loin de moi j ai ete atroce dans ces debats je le confesse avec des larmes de sang lorsqu elle niait sa grossesse j en provoquais l aveu par une tendresse perfide et lorsqu elle l avouait je lui brisais le coeur par mon decouragement mes maledictions et pourquoi ne dirais je pas tout par des doutes insultants sur sa fidelite et des sarcasmes amers sur le bonheur qu elle se promettait de donner un heritier a mes dettes a ma paresse et a mon desespoir il y avait pourtant des moments d enthousiasme et de repentir ou j acceptais cette destinee avec franchise et avec une sorte de courage febrile mais bientot je retombais dans l exces contraire et alors marthe avec un dedain glacial me disait tranquillisez vous donc je vous ai trompe pour voir quel homme vous etiez a present que j ai la mesure de votre amour et de votre courage je puis vous dire que je ne suis pas grosse et vous repeter que si je l etais je ne pretendrais pas vous associer a ce que je regarderais comme mon unique bonheur en ce monde que vous dirai je chaque jour la plaie s envenimait avant hier la mesintelligence fut plus profonde que la veille et puis hier elle le fut a un exces qui m eut semble devoir amener une catastrophe si nous n eussions pas ete comme blases l un et l autre sur de pareilles douleurs a minuit apres une querelle qui avait dure deux mortelles heures je fus si effraye de sa paleur et de son abattement que je fondis en larmes je me mis a genoux j embrassai ses pieds je lui proposai de se tuer avec moi pour en finir avec ce supplice de notre amour au lieu de le souiller par une rupture elle ne me repondit que par un sourire dechirant leva les yeux au ciel et demeura quelques instants dans une sorte d extase puis elle jeta ses bras autour de mon cou et pressa longtemps mon front de ses levres dessechees par une fievre lente ne parlons plus de cela me dit elle ensuite en se levant ce que vous craignez tant n arrivera pas vous devez etre bien fatigue couchez vous j ai encore quelques points a faire dormez tranquille je le suis vous voyez elle etait bien tranquille en effet et moi stupide et grossier dans ma confiance je ne compris pas que c etait le calme de la mort qui s etendait sur ma vie je m endormis brise et je ne m eveillai qu au grand jour mon premier mouvement fut de chercher marthe pour la remercier a genoux de sa misericorde au lieu d elle j ai trouve ce fatal billet dans sa chambre rien n annoncait un depart precipite tout etait range comme a l ordinaire seulement la commode qui contenait ses pauvres hardes etait vide son lit n avait pas ete defait elle ne s etait pas couchee le portier avait ete reveille vers trois heures du matin par la sonnette de l interieur il a tire le cordon comme il fait machinalement dans ce temps de cholera ou a toute heure on sort pour chercher ou porter des secours il n a vu sortir personne il a entendu refermer la porte et moi je n ai rien entendu j etais la etendu comme un cadavre pendant qu elle accomplissait sa fuite et qu elle m arrachait le coeur de la poitrine pour me laisser a jamais vide d amour et de bonheur apres le douloureux silence ou nous plongea ce recit nous nous livrames a diverses conjectures horace etait persuade que marthe ne pouvait pas survivre a cette separation et que si elle avait emporte ses hardes c etait pour donner a son depart un air de voyage et mieux cacher son projet de suicide je ne partageais plus sa terreur il me semblait voir dans toute la conduite de marthe un sentiment de devoir et un instinct d amour maternel qui devaient nous rassurer quant a arsene apres que nous eumes passe la journee en courses et en recherches minutieuses autant qu inutiles il se separa d horace en lui serrant la main d un air contraint mais solennel horace etait desespere il faut lui dit arsene avoir plus de confiance en dieu quelque chose me dit au fond de l ame qu il n a pas abandonne la plus parfaite de ses creatures et qu il veille sur elle horace me supplia de ne pas le laisser seul etant oblige de remplir mes devoirs envers les victimes de l epidemie je ne pus passer avec lui qu une partie de la nuit laraviniere avait couru toute la journee de son cote pour retrouver quelque indice de marthe nous attendions avec impatience qu il fut rentre il rentra a une heure du matin sans avoir ete plus heureux que nous mais il trouva chez lui quelques lignes de marthe que la poste avait apportees dans la soiree vous m avez temoigne tant d interet et d amitie lui disait elle que je ne veux pas vous quitter sans vous dire adieu je vous demande un dernier service c est de rassurer horace sur mon compte et de lui jurer que ma position ne doit lui causer d inquietude ni au physique ni au moral je crois en dieu c est ce que je puis dire de mieux dites le aussi a mon frere paul il le comprendra ce billet en rendant a horace une sorte de tranquillite reveilla ses agitations sur un autre point la jalousie revint s emparer de lui il trouva dans les derniers mots que marthe avait traces un avertissement et comme une promesse detournee pour paul arsene elle a eu en s unissant a moi dit il une arriere pensee qu elle a toujours conservee et qui lui revenait dans tous les mecontentements que je lui causais c est cette pensee qui lui a donne la force de me quitter elle compte sur paul soyez en surs elle conserve encore pour notre liaison un certain respect qui l empechera de se confier tout de suite a un autre j aime a croire d ailleurs que paul n a pas joue la comedie avec moi aujourd hui et qu en m aidant a chercher marthe jusqu a la morgue il n avait pas au fond du coeur l egoiste joie de la savoir vivante et resignee vous ne devez pas en douter repondis je avec vivacite arsene souffrait le martyre et je vais tout de suite en passant lui faire part de ce dernier billet afin qu il repose en paix ne fut ce qu une heure ou deux j y vais moi meme dit laraviniere car son chagrin m interesse plus que tout le reste et sans faire attention au regard irrite que lui lancait horace il lui reprit le billet des mains et sortit vous voyez bien qu ils sont tous d accord pour me jouer s ecria horace furieux jean est l ame damnee de paul et l entremetteur sentimental de cette chaste intrigue paul qui doit si bien comprendre au dire de marthe comment et pourquoi elle croit en dieu mot d ordre que je comprends bien aussi allez paul va courir en quelque lieu convenu ou il la trouvera ou bien il dormira sur les deux oreilles sachant qu apres deux ou trois jours donnes aux larmes qu elle croit me devoir l infidele orgueilleuse l admettra a offrir ses consolations tout cela est fort clair pour moi quoique arrange avec un certain art il y a longtemps qu on cherchait un pretexte pour me repudier et il fallait me donner tort il fallait qu on put m accuser aupres de mes amis et se rassurer soi meme contre les reproches de la conscience on y est parvenu on m a tendu un piege en feignant c est a dire en feignant de feindre une grossesse vous avez ete innocemment le complice de cette belle machination on connaissait mon faible on savait que cette eventualite m avait toujours fait fremir on m a fourni l occasion d etre lache ingrat criminel et quand on a reussi a me rendre odieux aux autres et a moi meme on m abandonne avec des airs de victime misericordieuse c est vraiment ingenieux mais il n y aura que moi qui n en serai pas dupe car je me souviens comment on a abandonne le minotaure et comment on s est tenu cache pour laisser passer la premiere bourrasque de colere et de chagrin lui aussi le pauvre imbecile a cru a un suicide lui aussi il a ete a la police et a la morgue lui aussi sans doute a trouve un billet d adieu et de belles phrases de pardon au bout d une trahison consommee avec paul arsene je pense que c est un billet tout pareil au mien le meme peut servir dans toutes les circonstances de ce genre horace parla longtemps sur ce ton avec une acrete inouie je le trouvai en cet instant si absurde et si injuste que n ayant pas le courage de le blamer hautement mais ne partageant nullement ses soupcons je gardai le silence apres tout comme j etais force de le laisser a lui meme jusqu au lendemain j aimais mieux le voir ranime par des dispositions ameres que terrasse par l inquietude insupportable de la journee je le quittai sans lui rien dire qui put influencer son jugement lorsque je revins le revoir dans l apres midi je le trouvai au lit avec un peu de fievre et une violente agitation nerveuse je m efforcai de le calmer par des remontrances assez severes mais je cessai bientot en voyant qu il ne demandait qu a etre contredit afin d exhaler tout son ressentiment je lui reprochai d avoir plus de depit que de douleur alors il me soutint qu il etait au desespoir et a force de parler de son chagrin il en ressentit de violents acces la colere fit place aux sanglots en cet instant arsene entra le genereux jeune homme sans s inquieter des soupcons injurieux d horace que laraviniere ne lui avait pas caches venait tacher de lui faire un peu de bien en les dissipant il y mit tant de grandeur et de dignite qu horace se jeta dans son sein le remercia avec enthousiasme et passant de l aversion la plus puerile a la tendresse la plus exaltee le pria d etre son frere son consolateur son meilleur ami le medecin de son ame malade et de son cerveau en delire quoique nous sentissions bien arsene et moi qu il y avait de l exageration dans tout cela nous fumes attendris des paroles eloquentes qu il sut trouver pour nous interesser a son malheur et nous voulumes passer le reste de la journee avec lui comme il n avait plus de fievre et qu il n avait rien pris la veille je l emmenai diner avec arsene chez le brave pinson nous rencontrames laraviniere en chemin et je l emmenai aussi d abord notre repas fut silencieux et melancolique comme le comportait la circonstance mais peu a peu horace s anima je le forcai de boire un peu de vin pour reparer ses forces et retablir l equilibre entre le principe sanguin et le principe nerveux comme il etait ordinairement sobre dans ses boissons il eprouva plus rapidement que je ne m y attendais les effets de deux ou trois verres de bordeaux et alors il devint expansif et plein d energie il nous temoigna a tous trois un redoublement d amitie que nous accueillimes d abord avec sympathie mais qui bientot deplut un peu a paul et beaucoup a laraviniere horace ne s en apercut pas et continua a s enthousiasmer a les proner l un et l autre sans qu ils sussent trop a propos de quoi insensiblement le souvenir de marthe venant se meler a son effusion il se livra a l esperance de la retrouver jeta au ciel ce brulant defi se vanta de l apaiser de la rendre heureuse et pour nous faire partager sa confiance nous entretint de la passion qu il avait su lui inspirer et nous en peignit l ardeur et le devouement avec un orgueil peu convenable arsene palit plusieurs fois en entendant parler de la beaute et des graces ineffables de marthe en style de roman avec une chaleur pleine de vanite le fait est qu horace retenu jusqu alors par le peu d encouragement et d approbation que nous avions donne a son triomphe sur marthe avait souffert de le savourer toujours en silence maintenant qu un interet commun nous avait fortuitement conduits a lui parler a coeur ouvert a l interroger a l ecouter et a discuter avec lui sur ce sujet delicat maintenant qu il voyait toute l estime et toute l affection que nous portions a celle qu il avait si mal appreciee il eprouvait une vive satisfaction d amour propre a nous entretenir d elle et a repasser en lui meme la valeur du tresor qu il venait de perdre c etait un pretexte pour faire briller ce tresor devant nous sans fatuite coupable et il etait facile de voir qu il etait a demi console de son desastre par le droit qu il en prenait de rappeler son bonheur quoique arsene fut au supplice il l ecouta et l aida meme a cet epanchement imprudent avec un courage etrange quoique le sang lui montat au visage a chaque instant il semblait etre resolu a etudier marthe dans l imagination d horace comme dans un miroir qui la lui revelait sous une face nouvelle il voulait surprendre le secret de cet amour que son rival avait eu le bonheur d inspirer il savait bien comment il l avait perdu car il connaissait le cote serieux du caractere de marthe mais ce cote romanesque qui s etait laisse dominer par la passion d un insense il l analysait et le commentait dans sa pensee en l entendant depeindre par cet insense lui meme plusieurs fois il pressa le bras de laraviniere pour l empecher d interrompre horace et quand il en eut assez appris il lui dit adieu sans amertume et sans mepris quoique tant de legerete et de forfanterie deplacee lui inspirat bien quelque secrete pitie a peine nous eut il quittes que laraviniere cedant a une indignation longtemps comprimee fit a horace quelques observations d une franchise un peu dure horace etait comme on dit tout a fait monte il avalait du cafe mele de rhum quoique je me plaignisse de cet exces de zele a outrepasser ma prescription il leva la tete avec surprise en voyant la muette attention de laraviniere se changer en critiques assez seches mais il n etait deja plus d humeur a supporter humblement un reproche l acces de repentir et de modestie etait passe la gloriole avait repris le dessus il repondit au froid dedain de laraviniere par des sarcasmes amers sur l amour ridicule et malavise qu il lui supposait pour marthe il eut de l esprit il acheva de s enivrer avec la verve de ses reponses et de ses attaques il devint blessant il prit de la colere en s efforcant de rire et de denigrer ce diner eut fini fort mal si je ne fusse intervenu pour couper court a une discussion des plus envenimees vous avez raison me dit laraviniere en se levant j oubliais que je parlais a un fou et apres m avoir serre la main il lui tourna le dos je ramenai horace chez lui il etait completement gris et ses nerfs plus irrites qu avant il eut un nouvel acces de fievre et comme j etais force d aller encore a mes malades je craignis de le laisser seul je descendis chez laraviniere qui venait de rentrer de son cote et le priai de monter chez horace je le veux bien dit il je le fais pour vous et puis aussi pour marthe qui me le recommanderait si elle le savait tant soit peu malade quant a lui personnellement voyez vous il ne m inspire pas le moindre interet je vous le declare c est un fat qui se drape dans sa douleur et qui en a infiniment moins que vous et moi aussitot que je fus sorti jean s installa aupres du lit de son malade et le regarda attentivement pendant dix minutes horace pleurait criait soupirait se levait a demi declamait appelait marthe tantot avec tendresse tantot avec fureur il se tordait les mains dechirait ses couvertures et s arrachait presque les cheveux jean le regardait toujours sans rien dire et sans bouger pret a s opposer aux actes d un delire serieux mais resolu de n etre pas dupe d une de ces scenes de drame qu il lui attribuait la faculte de jouer froidement au milieu de ses malheurs les plus reels a mes yeux et je crois l avoir connu aussi bien que possible horace n etait pas comme le croyait jean un froid egoiste il est bien vrai qu il etait froid mais il etait passionne aussi il est bien vrai qu il avait de l egoisme mais il avait en meme temps un besoin d amitie de soins et de sympathie qui denotait bien l amour des semblables ce besoin etait si puissant chez lui qu il etait porte jusqu a l exigence puerile jusqu a la susceptibilite maladive jusqu a la domination jalouse l egoiste vit seul horace ne pouvait vivre un quart d heure sans societe il avait de la personnalite ce qui est bien different de l egoisme il aimait les autres par rapport a lui mais il les aimait cela est certain et on eut pu dire sans trop sophistiquer que ne pouvant s habituer a la solitude il preferait l entretien du premier venu a ses propres pensees et que par consequent il preferait en un certain sens les autres a lui meme lorsque horace avait du chagrin il n avait qu un moyen de s etourdir et ce moyen etait egalement bon pour ramener a lui les coeurs qu il avait blesses et pour dissiper sa propre souffrance il se fatiguait cette fatigue singuliere qui agissait sur le moral aussi bien que sur le physique consistait a donner a son chagrin un violent essor exterieur par les paroles par les larmes les cris les sanglots meme par les convulsions et le delire ce n etait pas une comedie comme le croyait laraviniere c etait une crise vraiment rude et douloureuse dans laquelle il entrait a volonte on ne peut pas dire qu il en sortit de meme elle se prolongeait quelquefois au dela du moment ou il en avait senti le ridicule ou la fatigue mais il suffisait d un tres petit accident exterieur pour la faire cesser un reproche ferme une menace de la personne qu il prenait pour consolateur ou pour victime l offre subite d un divertissement une surprise quelconque une petite contusion ou une mince ecorchure attrapee en gesticulant ou en se laissant tomber c en etait assez pour le ramener de la plus violente exaltation a la tranquillite la plus docile et c etait la pour moi la meilleure preuve que ces emotions n etaient pas jouees car dans le cas ou il eut ete aussi grand acteur que jean le pretendait il eut menage plus habilement le passage de la feinte a la realite laraviniere etait impitoyable avec lui comme les gens qui se gouvernent et se possedent le sont avec ceux qui s exaltent et s abandonnent s il eut exerce les fonctions de medecin ou d infirmier il eut vite appris qu il est entre les enfants et les fous une variete d hommes a la fois ardents et faibles irritables et dociles energiques et indolents affectes et naifs en un mot froids et passionnes comme je l ai dit plus haut et comme je tiens a le dire encore pour constater un fait dont l observation n est pas rare bien qu il soit communement regarde comme invraisemblable ces hommes la sont souvent mediocres et ils sont parfois d une intelligence superieure c est en general l organisation nerveuse et compliquee des artistes qui presente plus ou moins ces phenomenes quoiqu ils s epuisent a ce frequent abus de leurs facultes exuberantes on les voit rechercher avec une sorte d avidite fatale tous les moyens possibles d excitation et provoquer volontairement ces orages qui n ont que trop de veritable violence c est ainsi qu horace faisait usage du delire et du desespoir comme d autres font usage d opium et de liqueurs fortes il n a qu a se secouer un peu disait jean aussitot la fureur vient comme par enchantement et vous le croiriez possede de mille passions et de dix mille diables mais menacez le de le quitter et vous le verrez se calmer tout a coup comme un enfant que sa bonne menace de laisser sans chandelle jean ne songeait pas qu il y a a bicetre des fous furieux qui se tueraient si on les laissait faire et que la menace d un peu d eau froide sur la tete rend tout a coup craintifs et silencieux mais disait il horace fait tout ce bruit la pour qu on l entende et quand personne ne se derange il prend son parti de dormir ou d aller se promener c etait malheureusement la verite et sous ce rapport le pauvre enfant etait inexcusable ses crises lui faisaient du bien elles attiraient a lui l interet les soins le devouement et alors les personnes qui lui etaient attachees faisaient mille efforts et trouvaient mille moyens de le distraire et de le consoler l un le flattait et relevait par la son orgueil blesse un autre le plaignait et le rendait interessant a ses propres yeux un troisieme le menait au spectacle malgre lui et remediait par les amusements qu il lui procurait a l ennui que lui imposait son denument enfin il aimait a etre malade comme font les petits collegiens pour aller a l infirmerie prendre du repos et des friandises et comme un conscrit qui se mutile pour ne pas aller a l armee il se fut fait beaucoup de mal pour se soustraire a un devoir penible malheureusement pour lui il eut affaire cette nuit la au plus severe de ses gardiens il le savait mais il se flattait de le vaincre et de le dominer par un grand deploiement de souffrance il augmenta volontairement sa fievre et se rendit aussi malade qu il lui fut possible laraviniere fut cruel ecoutez lui dit il d un ton glacial je n ai aucune pitie de vous vous avez merite de souffrir et vous ne souffrez pas autant que vous le meritez je blame toute votre conduite et je meprise des remords tardifs vous avez des flatteurs des seides je le sais mais je sais aussi que s ils vous avaient vu d aussi pres que moi au lieu de passer la nuit a vous veiller comme je fais ils iraient faire des gorges chaudes moi qui vous maltraite tout en vous gardant le secret de vos miseres je vous rends de plus grands services que tous ces niais qui vous gatent en vous admirant mais ecoutez bien un dernier avis ces gens la apprendront a vous connaitre et ils vous mepriseront et vous serez le but de leurs quolibets si vous ne commencez bien vite a etre un homme et a vous conduire en consequence car il ne sied pas a un homme de pleurer et de se ronger les poings pour une femme qui le quitte vous avez autre chose a faire et vous n y songez pas une revolution se prepare et si vous etes las de la vie comme vous le dites il y a la un moyen tres simple de mourir avec honneur et avec fruit pour les autres hommes voyez si vous voulez vous asphyxier comme une grisette abandonnee ou vous battre comme un genereux patriote ce furent la les seules consolations qu horace recut du president des bousingots et il fallut bien les accepter il etait trop tard pour en nier la logique et l opportunite car avant la fuite de marthe avant ce grand desespoir qu il en ressentait il s etait engage soit par amour propre soit par ennui soit par ambition a prendre part a la premiere affaire au dire de jean cette occasion ne tarderait pas a se presenter horace l appela hautement de ses voeux et jean dont le faible etait de tout pardonner a la condition qu on prendrait un fusil pour moyen d expiation lui rendit promptement son estime sa confiance et son devouement il consentit pendant plusieurs jours a le soigner a le promener a l exciter par les preparatifs de cette grande journee que chaque jour il lui promettait pour le lendemain et horace recommencant les apprets de sa mort cessa de pleurer marthe et n osa plus parler d elle un mois s etait ecoule depuis la disparition de cette jeune femme aucun de nous n avait rien decouvert sur son compte et ce profond silence de sa part dont eugenie et arsene surtout s etaient flattes d etre exceptes nous rejeta dans une morne epouvante je commencai a croire qu elle avait ete cacher loin de paris un suicide ou tout au moins une maladie grave une mort douloureuse et je n osai plus me livrer avec mes amis aux commentaires que je faisais interieurement je crois que le meme decouragement s etait empare des autres je ne voyais presque plus arsene horace ne prononcait plus le nom de l infortunee et semblait nourrir des projets sinistres qu il me faisait entrevoir d un air tragique et sombre eugenie pleurait souvent a la derobee laraviniere etait plus conspirateur que jamais et la politique l absorbait entierement sur ces entrefaites madame de chailly la mere m ecrivit que le cholera venait de faire irruption dans la petite ville que ses proprietes avoisinaient elle tremblait non pour elle meme elle n y songeait seulement pas mais pour ses amis pour sa famille pour ses paysans et m engageait de la maniere la plus pressante et la plus affectueuse a venir passer dans le pays cette triste epoque il n y avait pas de medecin dans nos campagnes le cholera cessait a paris je vis un devoir d humanite et d amitie en meme temps a remplir car tous les anciens amis de mon pere etaient menaces je me disposai a partir et a emmener eugenie horace vint a plusieurs reprises me faire ses adieux il me felicitait de pouvoir quitter cette affreuse babylone il enviait mon sort a tous les egards il eut bien desire pouvoir s en aller avec moi enfin je vis qu il avait besoin de s epancher et suspendant pour quelques heures mes apprets de depart je l emmenai au luxembourg et le priai de s expliquer il se fit prier beaucoup quoiqu il mourut d envie de parler enfin il me dit eh bien il faut vous ouvrir mon coeur quoiqu un serment terrible me lie je ne puis agir en aveugle dans une circonstance aussi grave il me faut un bon conseil et vous seul pouvez me le donner voyons mettez vous a ma place si vous etiez engage sur la vie sur l honneur sur tout ce qu il y a de sacre a partager les convictions et a seconder les efforts d un homme en matiere politique et si tout a coup vous aperceviez que cet homme se trompe qu il va commettre une faute compromettre sa cause je dis plus si vos idees avaient depasse les siennes et que ses principes fussent devenus absurdes a vos yeux dessilles pensez vous qu il aurait le droit de vous mepriser pensez vous que quelqu un au monde aurait celui de vous blamer pour avoir delaisse l entreprise et rompu avec ses moteurs a la veille d y mettre la main dites theophile ceci est bien serieux il y va de ma reputation de ma conscience de tout mon avenir d abord lui dis je je suis heureux de vous entendre parler de votre avenir car il y a un mois que je m effraie de vos idees sombres et de vos continuelles pensees de mort maintenant vous me prenez pour arbitre a propos d un fait ou d un sentiment politique me voila bien embarrasse vous savez combien ma position est fausse sur ce terrain la fils de gentilhomme ami et parent de legitimistes j ai une sorte de dignite exterieure assez delicate a garder bien que mes principes mes certitudes ma foi mes sympathies soient encore plus democratiques peut etre que ceux de laraviniere et consorts je ne puis chose etrange et penible leur donner la main pour faire un seul pas avec eux j aurais l air d un transfuge je serais meprise dans le camp ou j ai ete eleve je serais repousse avec mefiance de celui ou je viendrais me presenter mon sort est celui d un certain nombre de jeunes gens sinceres qui ne peuvent desavouer du jour au lendemain la religion de leurs peres et qui pourtant ont le coeur chaud et le bras solide ils sentent que la cause du passe est perdue qu elle ne merite pas d etre disputee plus longtemps que la victoire des novateurs est juste et sainte ils voudraient pouvoir arborer les couleurs nouvelles de l egalite qu ils aiment et qu ils pratiquent mais il y a la une question de convenances qu on ne leur permet pas de violer et que de toutes parts on les force a respecter quoique de toutes parts on sache aussi bien qu eux qu elle est arbitraire vaine et injuste je suis donc force de m abstraire de tout concours a l action politique et quand je serai electeur j ignore absolument s il me sera possible de voter avec l impartialite et le discernement que je voudrais apporter a cette noble fonction en un mot je me suis retranche jusqu a nouvel ordre et qui sait pour combien d annees dans un jugement philosophique des hommes et des choses de mon temps c est une souffrance profonde parfois quand je me souviens que j ai vingt cinq ans et que j ai l ardeur et le courage de ma jeunesse c est aussi une jouissance infinie quand je considere que les passions politiques avec leurs erreurs leurs egarements leurs crimes involontaires me sont pour longtemps interdites et que je puis garder sans lachete ma religion sociale dans toute sa candeur mais comment voulez vous qu un homme ainsi separe de vos mouvements et isole de vos agitations vous montre la direction que vous devez prendre vous republicain de nature de position et pour ainsi dire de naissance tout ce que vous dites la reprit horace me donne beaucoup a penser il y a donc une autre maniere d aimer la republique et d en pratiquer les principes que de se jeter en aveugle et a corps perdu dans les mouvements partiels qui preparent sa venue oui certes je le savais bien je le sentais bien et il y a longtemps que j y songe il est une region de perseverance et d action philosophique au dessus de ces orages passagers il est un point de vue plus vrai plus pur plus eleve que toutes les declamations et les conspirations emeutieres je n ai tranche ainsi la question repondis je que par rapport a moi et a cause de ma situation pour ainsi dire exceptionnelle dans le mouvement present j ignore ce que je ferais a votre place cependant je puis vous dire que si j etais royaliste legitimiste et catholique comme la plupart des jeunes gens de ma caste je n hesiterais pas a me joindre a la duchesse de berri comme a un principe vous feriez la guerre civile dit horace eh bien voila ce qu on me propose voila ou l on veut m entrainer et moi je repugne a de tels moyens et j attends mieux de la providence a la bonne heure en ce cas vous renoncez a jouer un role actif car une revolution parlementaire ne peut manquer de durer au moins un siecle au point ou en sont les choses un siecle le peuple n attendra pas un siecle s ecria horace oubliant la question personnelle pour la question generale soyez donc d accord avec vous meme lui dis je ou il y aura des revolutions violentes et par consequent des conflits rapides et energiques entre les citoyens ou bien il y aura de longs debats de paroles une lutte patiente de principes un progres sur mais lent ou nous n aurons rien a faire vous et moi qu a profiter pour notre compte des enseignements de l histoire c est deja beaucoup et je m en contente ce sera plus prompt que vous ne croyez et pour ma part je compte bien aider a l oeuvre soit par la parole soit par les ecrits si je puis trouver une tribune ou un journal en ce cas vous n hesitez pas a vous retirer de toute emeute et j approuve votre fermete courageuse car la tentation est forte et moi meme qui ne puis y prendre part j ai souvent de la peine a y resister oui sans doute ce sera un grand courage dit horace avec un peu d emphase mais je l aurai parce que je dois l avoir ma conscience me fait d amers reproches de m etre laisse entrainer a ces projets incendiaires je lui obeis vous m avez rendu un grand service theophile de m avoir explique a moi meme je vous en remercie je ne voyais pas trop en quoi j avais eclairci horace sur un point qu il avait pose nettement des le commencement de l explication et le trouvant si bien d accord avec lui meme j allais le quitter lorsqu il me retint vous n avez pas repondu a ma question me dit il vous ne m en avez point fait que je sache repondis je pardieu reprit il je vous ai demande si quelqu un de mes amis ou de mes pretendus coopinionnaires si jean le bousingot par exemple pourrait s arroger le droit de me blamer en me voyant renoncer aux folies de la conspiration emeutiere pour rentrer dans cette voie plus large et plus morale dont je n aurais jamais du sortir d apres ce que vous me dites je vois repondis je que vous avez commis une faute vous vous etes lie par des promesses a quelque affiliation c est mon secret reprit il precipitamment puis il ajouta je ne connais ni affiliation ni conspiration mais laraviniere est un fou un exalte comme bien vous savez il n en fait aucun mystere a ses amis et personne n ignore qu il est en avant dans toutes les bagarres de faubourg vous devez bien pressentir que nous n avons pas habite la meme maison pendant plusieurs mois sans qu il m entretint de ses reves revolutionnaires dans un moment de desespoir de toutes choses et de complet abandon de moi meme j ai desire des emotions des combats des dangers et pourquoi ne l avouerais je pas une mort tragique a laquelle se serait attachee quelque gloire je me suis livre comme un enfant et si je m arrete aujourd hui il ne manquera pas de dire que je recule dans son heroisme grossier il m accusera d avoir peur et je serai force peut etre de me battre avec lui pour lui prouver que je ne suis point un lache dieu nous preserve d un pareil incident m ecriai je il vous faut eviter a tout prix la necessite de vous couper la gorge avec un de vos meilleurs amis mais je ne crois pas qu il y mette la violence et la brutalite que vous supposez une franche et loyale explication de vos idees de vos principes et de vos resolutions lui fera juger plus sainement de votre caractere malheureusement reprit horace jean n a ni idees ni principes ses resolutions ardentes sont le resultat de ses instincts belliqueux de son temperament sanguin comme vous diriez il ne me comprendra pas et il m accusera et puis il y a un danger beaucoup plus grave que celui de l irriter et de croiser l epee avec lui c est le bruit qu il va faire de ma pretendue defection parmi ses compagnons bousingots braillards et tracassiers qui ne savent que declamer dans les estaminets detonner la marseillaise echanger quelques horions avec les sergents de ville et se dissiper avec la fumee du premier coup de fusil je suppose que leurs folles entreprises reussissent que le peuple prenne parti pour eux et avec eux un beau matin que le gouvernement bourgeois soit culbute et qu un essai de republique commence ces jeunes gens la veritables mouches du coche vont se faire passer pour des heros il y a tant de charlatanisme en ce monde et les mouvements revolutionnaires favorisent si bien cette sale puissance qu on les proclamera peut etre les sauveurs de la patrie ils auront donc un pied a l etrier et moi je serai rejete bien loin et taxe par eux de m etre cache dans les caves au jour du danger voyez les choses les plus bouffonnes ont parfois des resultats serieux savez vous que les principaux chefs de l opposition de ont perdu beaucoup de leur influence sur les masses pour avoir desavoue l emeute au juillet et pour avoir a peine compris le que c etait une revolution a plus forte raison moi jeune homme obscur qui n ai encore pour m etayer et me developper que ce miserable noyau d etudiants bousingots serai je entache et comme fletri au debut de ma carriere par les souvenirs arrogants et les accusations stupides de ces gens la qu en pensez vous voila ce que je vous demande je vous repondrai mon cher horace que tout est possible mais qu il y a un moyen sur d echapper a de pareilles accusations c est d etre logique et de ne prendre part a aucune action violente le lendemain beaucoup moins encore que la veille vous etes philosophe comme moi ou revolutionnaire comme l ami jean il n y a pas de terme moyen si vous conservez vos reves d ambition vous avez besoin de l opinion des masses vous n avez encore pour milieu qu une coterie il faut plaire a cette coterie marcher avec elle et lui obeir afin de la convaincre de l eblouir et de la dominer plus tard si vous pensez comme moi que le moment n est pas venu pour les hommes serieux de voir realiser leurs principes si vous croyez comme vous l avez dit en commencant cette conversation que les entreprises ou l on vous pousse compromettent la cause de la liberte il faut etre bien resolu d avance a ne pas chercher des avantages personnels dans un resultat inespere il faut remettre votre carriere politique a des temps plus eloignes vous etes jeune vous verrez peut etre arriver le triomphe de la civilisation par des moyens conformes a vos principes de morale horace ne me repondit rien et revint avec moi tout reveur et tout triste en arrivant a ma porte il me remercia de mes avis les declara logiques et rationnels et me quitta sans me dire a quel parti il s arretait je partais le lendemain matin dans la soiree inquiet de la maniere dont nous nous etions separes et craignant qu il ne se portat a quelque resolution dangereuse j allai chez lui mais je ne le trouvai pas et m chaignard me dit de l air le plus gracieux m dumontet est parti pour la province depuis une heure il a recu une lettre de ses parents madame sa mere est a l extremite le pauvre jeune homme est parti tout bouleverse il m a laisse la moitie de ses effets en depot sans doute il reviendra dans peu de jours je montai chez laraviniere avez vous vu horace lui demandai je non me dit il mais louvet l a vu monter en diligence d un air aussi peu afflige que s il allait heriter d un oncle au lieu d enterrer sa mere vraiment vous le haissez trop m ecriai je vous etes cruel pour lui horace est un bon fils il adore sa mere sa mere repondit jean en levant les epaules elle n est pas plus malade que vous et moi il ne voulut pas s expliquer davantage le cholera fit assez de ravages dans la ville voisine de nos campagnes mais il ne passa point la riviere et les habitants de la rive gauche desquels nous faisions partie furent preserves dans l attente d une irruption toujours possible je restai dans ma petite propriete voyant tous les jours la famille de chailly dont le chateau etait situe a la distance d un quart de lieue et veillant avec sollicitude sur ma vieille amie la comtesse et sur ses petits enfants dont elle etait beaucoup plus occupee que leur mere la merveilleuse vicomtesse leonie cette derniere quoique fort bienveillante pour moi dans ses manieres me deplaisait de plus en plus ce n est pas qu elle manquat d esprit ni de caractere elle avait certaines qualites brillantes a l exterieur qui attiraient egalement les gens tres affectes et les gens tres ingenus ceux ci la prenant de bonne foi pour la femme superieure qu elle voulait etre et ceux la souscrivant a ses pretentions moyennant une convention tacite passee avec elle d etre reconnus pour hommes superieurs eux memes elle avait a chailly comme a paris une petite cour assez ridicule et meme plus ridicule qu a paris car elle la recrutait de plusieurs gentilshommes campagnards elegants frelates dont elle se moquait cruellement avec les elegants de meilleur aloi qu elle avait amenes de paris ces pauvres jeunes gens du cru se guindaient pour etre a la hauteur de son bel esprit et n en etaient que plus sots mais ils montaient a cheval avec elle la suivaient a la chasse bourdonnaient sur sa piste ou papillonnaient autour de son etrier sans s apercevoir qu ils n etaient accueillis que pour faire nombre au cortege et afin que les femmes de la province eussent a dire avec depit que la vicomtesse accaparait tous les hommes du departement la comtesse habituee a la haute tolerance de la bonne compagnie menait une vie a part dans le chateau elle surveillait les enfants les precepteurs et gouvernantes les travaux de la terre et l ordre de la maison alerte et vigilante malgre son grand age elle etait si necessaire a l indolente leonie qu elle en obtenait des egards et des gracieusetes ou l affection n entrait cependant pour rien le vicomte son fils etait un personnage fort nul indulgent par insouciance et tres dispose a tout permettre a sa femme a condition qu elle ne le generait en rien riche et borne il etait plus occupe a depenser son bien avec des demoiselles de l opera qu a le faire prosperer avec sa mere il etait presque toujours a paris et pour se faire pardonner ses absences un peu equivoques il s acquittait scrupuleusement des nombreuses emplettes de toilette dont le chargeait la vicomtesse c etait la le veritable lien conjugal entre eux et le secret de leur bonne intelligence le pauvre homme aimait ses enfants instinctivement et sa mere avec plus de tendresse qu il n en avait jamais eu pour personne mais il ne la comprenait pas et il etait incapable de donner a ses enfants une bonne direction tout dans cette famille respirait exterieurement l union et l harmonie quoique en realite ce ne fut pas une famille et que sans le devouement absolu et infatigable de la veille femme qui en etait le chef et la providence il n eut pas ete possible aux autres de vivre vingt quatre heures sous le meme toit j etais depuis peu de jours dans le pays lorsque je recus un billet d horace date de sa petite ville ma mere est sauvee me disait il je retourne a paris la semaine prochaine je passe a vingt lieues de chez vous si vous y etes encore je puis faire un detour et aller causer avec vous quelques heures sous les tilleuls qui vous ont vu naitre un mot et je trace mon itineraire en consequence eugenie fit une petite moue quand je lui dis que j avais repondu a ce billet par une invitation empressee mais lorsque horace arriva elle ne lui en fit pas moins les honneurs de notre humble manoir avec l obligeance digne et simple dont elle ne pouvait se departir madame dumontet n avait pas ete aussi gravement malade que son mari l avait ecrit a horace sous l influence d une premiere inquietude le cholera n avait pas ete par la et horace avait trouve sa mere presque retablie mais il n avait pu s arracher tout a coup des bras de ses parents et s il eut voulu les croire il aurait passe avec eux le reste de l ete mais cette petite ville m est devenue intolerable dit il et j ai senti cette fois plus vivement que jamais que j en ai fini avec mon pauvre pays quelle existence mon ami que cette economie sordide a l abri de laquelle on vegete la sans honneur sans jouissance et sans utilite quelles gens que ces provinciaux envieux ignares encroutes et vains s il me fallait rester parmi eux trois mois entiers je vous jure que je me brulerais la cervelle le fait est que les habitudes modestes l esprit de controle un peu taquin et l obscurite un peu forcee des petites villes etaient inconciliables avec les gouts et les besoins que l education avait crees a horace ses bons parents avaient tout fait pour qu il en fut ainsi et cependant ils etaient naivement stupefaits du resultat de leur ambition ils ne comprenaient rien aux enormes depenses de ce jeune homme qu ils voyaient si dedaigneux des plaisirs de leur endroit le bal public le cafe les actrices ambulantes la chasse etc ils s affligeaient de l ennui mortel qui le gagnait aupres d eux et qu il n avait pas la force de leur cacher son intolerance pour leur prudence en matiere de politique son mepris acerbe pour leurs vieux amis son degout devant les caresses et les avances des parents campagnards sa melancolie sans cause avouee ses declamations contre le siecle de l argent avec de si grands besoins d argent son humeur sombre et inegale ses mysterieuses reticences lorsqu il etait question de femmes d amour ou de mariage c etaient la autant de chagrins profonds et devorants pour eux et surtout pour la pauvre mere qui voulait decouvrir en lui quelque cause de malheur exceptionnel inoui ne voyant pas que les autres enfants de sa province eleves comme lui maudissaient comme lui leur sort quelques heures d entretien avec horace m apprirent toute l anxiete de sa famille tout l ennui qu il en avait ressenti et tous les torts qu il avait eus quoiqu il ne me les avouat qu en les presentant comme des consequences inevitables de sa position il etait obsede des questions inquietes que son pere s etait permis de lui faire sur ses etudes et sur ses projets il etait supplicie par les recommandations et les instances de sa mere relativement a son travail et a sa depense enfin apres avoir recrimine declame pleure de rage et de tendresse en me peignant l amour aveugle et inintelligent des chers et insupportables auteurs de ses jours il conclut a un besoin immodere de se distraire afin de secouer tous ses degouts et il me demanda de le mener au chateau de chailly ou il avait appris qu une belle partie de chasse se preparait une heure apres il fut invite par la comtesse elle meme qui vint au milieu de sa promenade se reposer un instant chez moi comme elle le faisait souvent elle avait compris eugenie au premier coup d oeil et avait concu pour elle une bienveillante sympathie horace fut frappe de l amicale familiarite avec laquelle cette grande dame s assit aupres de la fille du peuple de la maitresse du carabin et lui parla simplement et affectueusement il remarqua aussi le bon sens et la dignite qu eugenie mit dans cet entretien avec la comtesse a partir de ce jour il eut pour elle un respect qui se dementit rarement et abjura presque toutes ses anciennes preventions l arrivee d horace au chateau fut une bonne fortune pour la vicomtesse qui commencait a s ennuyer de son entourage et qui se souvenait d avoir trouve de l esprit et de l originalite a ce jeune homme elle lui fit d agreables reproches de l avoir negligee a paris vous avez trouve notre maison ennuyeuse lui dit elle avec ce ton ou la flatterie tenait de si pres a la moquerie qu il etait difficile de savoir jamais laquelle des deux l emportait nous le serons peut etre moins ici et d ailleurs a la campagne on est moins difficile c est cette consideration qui m a donne le courage de me presenter devant vous madame repondit horace avec une humilite impertinente qui ne fut pas mal recue la vicomtesse ne se connaissait pas plus en veritable esprit qu en veritable merite elle ne cherchait dans un homme qu une seule capacite celle qui consiste a savoir louer et aduler une femme au premier coup d oeil elle se rendait compte de l effet qu elle pouvait produire sur l esprit d un nouveau venu et s il n y avait pas de prise pour elle sur cet esprit la elle ne se donnait point de peine inutile et le traitait tout de suite en ennemi en cela consistait tout son tact elle ne se compromettait vis a vis de personne et ne reculait devant aucune inimitie elle savait se faire assez de partisans pour ne pas craindre les adversaires pour juger les hommes qui l approchaient elle n avait donc qu un poids et qu une mesure quiconque ne l appreciait pas etait tenu sans retour et sans appel pour un butor un cuistre ou un sot quiconque la remarquait et cherchait a se faire remarquer par elle etait note et enrole d avance dans la brigade de ses favoris ou de ses proteges les manieres timides l emotion d un jeune adorateur lui plaisaient mais l audace d un fat entreprenant lui plaisait davantage froide et maladive elle ne pouvait pas etre tout a fait galante mais elle etait coquette et dissolue a sa maniere et donnait de pretendus droits sur son coeur toutes sortes d esperances et du minces faveurs a plusieurs hommes a la fois tout en ayant l habilete de faire croire a chacun qu il etait le premier et le dernier qu elle eut aime ou qu elle dut aimer comme il n est point de mechant caractere qui n ait comme on dit les qualites de ses defauts on pouvait dire a sa louange qu elle n avait pas d hypocrisie avec le monde et qu elle n affectait pas les principes qu elle n avait pas elle montrait beaucoup d independance dans ses idees et d excentricite dans sa conduite elle ne croyait a aucune vertu mais ne blamant aucun vice elle parlait des autres femmes avec plus de loyaute que ne le font ordinairement les femmes du monde elle le faisait sans menagement et sans malice ne se piquant pas de pudeur a cet egard et n en ayant pas plus que de passion horace ne songea pas meme a douter de cette superiorite feminine qui recherchait son hommage il l accepta d emblee non seulement parce qu elle etait riche patricienne courtisee et paree et que tout cela etait neuf et seduisant pour lui mais encore parce qu il avait absolument la meme maniere de juger les gens et de les prendre comme elle en affection ou en antipathie selon qu il etait goute ou dedaigne des le premier jour ou le regard de la vicomtesse avait croise le sien ce mutuel besoin de l admiration d autrui qui les possedait s etait manifeste leurs vanites reciproques s etaient prises corps a corps se defiant et s attirant comme deux champions avides de mesurer leurs forces et de se glorifier aux depens l un de l autre la vicomtesse songea toute la nuit aux trois toilettes qu elle ferait le lendemain d abord elle apparut des le matin sur le perron en robe de chambre si blanche si fine si flottante qu elle rappelait desdemona chantant la romance du saule puis pendant qu on appretait les chevaux elle se costuma en amazone du temps de louis xiii risquant une plume noire sur l oreille qui eut ete de mauvais gout au bois de boulogne et qui etait fort piquante et fort gracieuse au fond des bois de chailly au retour de la chasse elle fit une toilette de campagne d un gout exquis et se couvrit de tant de parfums qu horace en eut la migraine quant a lui il s etait leve avant le jour pour s equiper en chasseur convenable et grace a ma garde robe il s improvisa un costume qui ne sentait pas trop le basochien de paris je le previns que mon cheval etait un peu vif et l engageai a le traiter doucement ils partirent en assez bonne intelligence mais quand le cavalier fut sous le feu des regards de la chatelaine il ne tint compte de mes avis et eut de rudes demeles avec sa monture la galerie remarqua qu il ne savait nullement gouverner un cheval vous montez en casse cou mon cher lui cria familierement le comte de meilleraie adorateur principal de la vicomtesse vous vous ferez ecraser contre la muraille horace trouva la lecon de mauvais gout et pour prouver qu il la meprisait il fit cabrer son cheval avec rage il etait hardi et solide quoiqu il eut peu de lecons de manege et sachant bien qu il ne pouvait lutter d art et de science avec les ecuyers experimentes et pedants qui entouraient la vicomtesse il voulut du moins les eclipser par son audace il reussit a effrayer la dame de ses pensees au point qu elle le supplia en palissant d avoir plus de prudence l effet etait produit et le triomphe d horace sur tous ses rivaux fut assure les femmes prisent plus le courage que l adresse les hommes soutinrent que c etait un genre detestable et qu aucun d eux ne voudrait preter son cheval a un pareil fou mais la vicomtesse leur dit qu aucun d eux n oserait faire de pareilles folies et risquer sa vie avec autant d insouciance comme elle voyait fort bien que toute cette cranerie d horace etait en son honneur elle lui en sut un gre infini et s occupa de lui seul tout le temps de la chasse horace l y aida merveilleusement en ne la quittant presque pas et en montrant pour la chasse en elle meme toute l indifference qu il y portait il ne savait pas plus chasser que manier un cheval et comme il n y eut fait que des fautes il affecta un profond mepris pour cette passion grossiere pourquoi etes vous donc venu lui dit madame de chailly qui voulait provoquer une reponse galante j y viens pour etre aupres de vous repondit il sans facon c etait plus que n avait attendu la vicomtesse mais les circonstances servaient bien horace car cette brusque declaration qu il lui jetait a la tete et qu un peu plus de savoir vivre lui eut fait tourner plus delicatement sembla a celle qui la recevait l effet d une passion violente et prete a tout oser cette femme d une beaute contestable et d un coeur problematique n avait jamais ete aimee on l avait attaquee et poursuivie par curiosite ou par amour propre jamais on ne l avait desiree et elle ne desirait rien tant elle meme que d inspirer un amour emporte dut il compromettre la reputation de delicatesse de gout et de fierte qu elle avait travaille a se faire elle esperait peut etre qu un tel amour eveillerait en elle les emotions d un enthousiasme qu elle ne connaissait pas mais ce qu il y a de certain c est que son imagination etait satisfaite a tous autres egards que sa vanite etait blasee sur les triomphes de l esprit et de la coquetterie et qu elle n avait jamais eprouve les transports que la beaute allume et que la passion entretient elle etait lasse d adulations de soins et de fadeurs elle voulait voir faire des folies pour elle elle voulait non plus de l excitation mais de l enivrement et horace semblait tout dispose a ce role d amant furieux et temeraire dont la nouveaute devait faire cesser la langueur et l ennui des vulgaires amours cette pauvre femme avait eu cependant un ami dans sa vie et elle l avait conserve c etait le marquis de vernes qui a l age de cinquante ans avait ete son premier amant il y avait de cela une vingtaine d annees et le monde ne l avait pas su ou n en avait jamais ete certain ami de la maison ce roue habile avait profite des premiers sujets de depit que l infidelite du vicomte de chailly avait donnes a sa femme il avait ete le confident des chagrins de leonie et il en avait abuse pour seduire une enfant sans experience qui le regardait comme un pere et se fiait a lui jusque la cette infortunee n avait eu d autre defaut que la vanite cet affreux debut dans la vie avec un vieux libertin developpa des vices dans son coeur et dans son intelligence elle eut horreur de sa chute se sentit avilie et se crut perdue a jamais si a force de science et de coquetterie elle ne parvenait a s en relever le marquis l y aida non qu il fut accessible au remords mais parce que dans l espece de morale qu il s etait faite de ses vices il tenait a honneur de ne pas fletrir une femme aux yeux du monde et aux siens propres c etait un homme singulier mysterieux profond en ruses et d une dissimulation froide au milieu de laquelle regnait une sorte de loyaute ne pour la diplomatie mais eloigne de cette carriere par les evenements de sa vie il avait fait servir sa puissance secrete a satisfaire ses passions non sans vanite du moins sans scandale par exemple il se piquait d etre ce que les femmes du monde appellent un homme sur et bien qu a son regard doucereusement cynique a ses propos delicatement obscenes a son ton finement dogmatique en matiere de galanterie on reconnut en lui le libertin superieur le debauche de premier ordre jamais le nom d une de ses maitresses fut elle morte depuis quarante ans en odeur de saintete ne s etait echappe de ses levres jamais une femme n avait ete compromise par lui econduit il ne s etait jamais plaint trahi il ne s etait jamais venge aussi le nombre de ses conquetes avait ete fabuleux quoiqu il eut toujours ete fort laid n aimant point par le coeur et sachant bien qu il ne devait ses triomphes qu a son adresse il n avait jamais ete aime mais partout il s etait rendu necessaire et avait conserve ses droits plus longtemps que ne le font les hommes qu on aime et qui nuisent a la reputation et au repos tant qu il desirait il etait le persecuteur le plus dangereux du monde et fascinait par une audace perseverante et glacee des qu il possedait il redevenait non seulement inoffensif mais encore utile et precieux il se conduisait genereusement faisait les actes du devouement le plus delicat travaillait a reparer l existence de la femme qu il avait souillee en un mot relevait en public par sa tenue ses discours et sa conduite la reputation de celle qu il avait perdue en secret il faisait tout cela froidement systematiquement soumettant toutes ses intrigues a trois phases bien distinctes tromper soumettre et conserver au premier acte il inspirait la confiance et l amitie au second le honte et la crainte au troisieme la reconnaissance et meme une sorte de respect bizarre resultat de l amour a la fois le plus deloyal et le plus chevaleresque qui soit jamais passe par une cervelle humaine la vicomtesse leonie avait ete une des dernieres victimes du marquis desormais elle etait la femme a laquelle il se montrait le plus devoue le drame immonde de la seduction avait ete aussi plus serieux pour lui avec elle qu avec la plupart des autres il n avait pas trouve chez elle le moindre entrainement et il avait ete force d attaquer et de flatter sa vanite plus ingenieusement et plus patiemment peut etre qu il ne l avait fait de sa vie sa triste victoire avait excite chez leonie un degout profond un ressentiment amer voisin de la haine et de la fureur elle l avait menace de devoiler sa conduite a sa famille de demander vengeance a son mari meme de se faire justice elle meme en le poignardant cette reaction violente n etait pas chez elle l effet de la vertu outragee mais celui de la vanite blessee et humiliee elle si hautaine et si eprise d elle meme appartenir a un homme vieux laid et froid elle en faillit mourir et ce fut la le le plus grand chagrin de sa vie le marquis en fut effraye lui qui ne l avait jamais ete aussi travailla t il a la rassurer et a la relever a ses propres yeux avec un soin et un zele qui depassaient tous ses miracles precedents en ce genre pour rien au monde il n eut voulu laisser dans une ame si dedaigneuse et si vindicative un souvenir odieux il alla jusqu a jouer le remords le desespoir et la passion et il le fit si bien que la vicomtesse crut etre le premier amour de ce vieillard blase son premier soin fut de lui trouver et de lui donner un amant qui consolat son amour propre et il y parvint sans que cet homme se doutat de son plan et s apercut de son concours leonie ne savait pas que le marquis avait agi ainsi avec toutes les femmes dont il avait voulu rester l ami et puis il fit pour elle cette difference qu avec les autres il avait parle en philosophe du dix huitieme siecle et qu avec elle il parla en heros du dix neuvieme il feignit de se sacrifier de s arracher le coeur en se donnant un rival et comme elle aimait a se croire capable d inspirer un sentiment sublime elle accepta le role nouveau qu il venait de creer pour elle de son cote il y gouta le plaisir d inspirer une reconnaissance exaltee et ils jouerent ensemble cette comedie tout le reste de leur vie il fut le confident resigne de tous ses caprices et l entremetteur sentimental de toutes ses intrigues trop vieux desormais pour pretendre au partage il s en consola en se voyant prone et cajole ouvertement par une femme qui eut rougi d avouer l origine de leur intimite mais qui le declarait l homme le plus remarquable le plus grand esprit et le plus beau caractere qu elle eut jamais rencontre les femmes de seconde et de troisieme jeunesse qui avaient connu le marquis a leurs depens n etaient pas dupes de cette amitie filiale mais elles ne se vantaient pas d en avoir devine la cause et lorsqu il arrivait a quelqu une d entre elles de dire amen a tous les eloges que decernait leonie au marquis c etait quelque chose d assez curieux que la contenance chaste et calme de ces deux femmes qui esperaient se tromper reciproquement et qui savaient tres bien l amer secret l une de l autre il ne fallut qu une journee au marquis pour deviner le penchant de la vicomtesse pour horace comme au point de vue de la prudence qui est toute la morale du monde il ne lui avait jamais donne que de bons conseils il vit d abord cette inclination d un mauvais oeil il ne pouvait pas suivre la chasse mais il lut sur le front du jeune roturier lorsqu au retour celui ci aida la vicomtesse a descendre de cheval que ses esperances avaient couru le grand galop il penetra dans les appartements de leonie pendant qu elle se faisait coiffer par une de ces soubrettes comme il en reste peu devant lesquelles on ne se gene pas assister a la toilette des dames etait un privilege de l ancien regime auquel l age du marquis l autorisait encore ah ca ma chere enfant dit il a leonie j espere que si vous vous coiffez pour ce beau brun qui nous est tombe des nues vous n allez pas du moins vous coiffer de lui c est un garcon de bonne mine et qui cause bien j en tombe d accord mais c est un homme qui ne vous convient pas comme je suis habituee a vos plaisanteries je ne me defendrai pas de cette supposition repondit la vicomtesse en riant mais dites moi toujours pourquoi cet homme la ne me conviendrait pas vous le savez bien vous la femme la plus clairvoyante et la plus perspicace de la terre ma perspicacite ne m a rien dit car je n ai pas fait a lui la moindre attention en ce cas je vais vous le dire reprit le marquis a qui ce mensonge n en imposait nullement ce monsieur la est un homme de rien un etre commun une espece en un mot cher ami ceci n a pas de sens pour moi dit la vicomtesse vous oubliez toujours que je date mes opinions et mes idees d apres la revolution je date d auparavant et je n ai cependant pas plus de prejuges que vous ma chere vicomtesse mais il y a des faits et je les observe les gens d une certaine classe peuvent avoir des qualites qui nous manquent mais ils ont aussi des defauts que nous n avons pas et qui ne peuvent pas transiger avec les notres je ne leur refuse ni le talent ni l instruction ni l energie mais je leur refuse positivement le savoir vivre est ce que ce garcon en a manque dit la vicomtesse d un air distrait je n y ai pas pris garde il n en a pas manque encore il n en manquera pas tant qu il ne s agira que de se tenir parmi vos humbles serviteurs il ne pourrait dans cette situation que manquer parfois d usage et vous savez que je n attache pas d importance a de telles miseres mais si vous releviez a une hauteur pour laquelle il n est point fait vous le verriez bientot comme tous ses pareils en pareil cas manquer de tact de reserve de gout et de tenue et vous auriez bientot a rougir de lui mais vraiment s ecria la vicomtesse avec un rire force vous en parlez comme d une chose arretee dans ma pensee et je n ai pas seulement songe a regarder comment il a le nez fait horace avait dans le marquis un dangereux adversaire et s il s en fut doute il l aurait certainement indispose encore plus par sa hauteur et ses bravades mais le pauvre enfant etait trop candide pour soupconner l empire qu exercait le vieux roue sur l esprit de sa belle vicomtesse il s en mefiait si peu qu il ceda a cette bienveillante admiration que lui inspiraient les gens de qualite malgre tout son republicanisme horace etait aristocrate dans l ame on pouvait lui appliquer le mot pittoresque du misanthrope la qualite l entete il eprouvait pour ce monde la une tolerance politique sans bornes une sympathie de nature il ne pouvait voir un crime dans les habitudes d elevation et de grandeur lui qui etait devore du besoin de ces choses et qui se sentait fait pour en prendre sa part il admirait donc la bonne compagnie sans la respecter il desirait s y mettre a l unisson par ses manieres et il s y essayait avec la pleine confiance d y reussir bien vite cette facilite a se transformer cette absence de raideur et de crainte lui donnaient veritablement un grand charme il faisait vingt gaucheries dont pas une ne deplaisait parce qu il s en apercevait le premier et en riait de bonne grace ne demandant pas pardon d ignorer ce qu on ne lui avait pas appris declarant a qui voulait l entendre qu il n avait jamais vu le monde et ne montrant ni fausse honte ni sot orgueil le laisser aller de la campagne venait a son secours la vicomtesse affectait de pousser ce sans gene aussi loin qu il etait possible et de friser le mauvais ton dans son enjouement avec une mesure toujours exquise elle riait de tout son coeur des maladresses du nouveau venu apres les avoir bien provoquees mais elle n en riait que devant lui et avec lui et il mettait de son cote tant de bonhomie et d ouverture de coeur que malgre toutes les preventions de l entourage il gagna en un jour toutes les sympathies meme celle du comte de meilleraie qui ne prit de lui aucun ombrage se confiant dans la superiorite de ses belles manieres par malheur le comte attribuait a ces manieres une importance dont la vicomtesse ne faisait plus aucun cas depuis douze heures horace etait cent fois plus aimable avec sa tenue etourdie et degagee que le comte avec son dandysme et son dandinage ce dernier mot fut celui dont elle se servit pour expliquer a horace qui le lui demandait naivement ce que signifiait litteralement le premier malgre la fatigue de la journee on veilla longtemps au salon a minuit on prit le the et a deux heures du matin on causait encore avec animation autour de la table chargee de fruits et de friandises sur lesquels horace faisait main basse sans ceremonie le comte de meilleraie qui savait combien leonie etait romantique au point de declarer que lord byron qu elle n avait jamais vu etait le seul homme qu elle eut aime se rejouissait de voir celui qui l avait inquiete le matin se presenter sous un aspect aussi prosaique il le bourrait de patisseries et de confitures enchante de voir la vicomtesse rire aux eclats de cette voracite d ecolier et plein d amicale gratitude pour horace qui se pretait si bien a ce role d homme sans consequence mais la vicomtesse riait pour la premiere fois de sa vie sans ironie elle comprenait qu horace se devouait a la divertir pour etre admis n importe a quel prix dans son intimite elle l avait entendu parler mieux qu aucun des hommes par lesquels il se laissait maintenant plaisanter elle l avait vu a la chasse franchir des fosses et des barrieres devant lesquels tous avaient recule parce qu il y avait en effet dix chances contre une de s y briser elle savait donc qu il etait superieur a eux tous en esprit et en courage avec ces avantages la accepter le dernier role pour lui faire plaisir c etait selon elle un acte de devouement admirable et la preuve d un amour sans bornes mais celui qui apres elle se laissa le plus gagner a l apparente bonhomie d horace fut son antagoniste declare le vieux marquis de vernes avec celui la horace ne joua pas de role il s engoua sur le champ de ce caractere de grand seigneur de ces gravelures princieres et de cette insolence leste et brillante qui lui apportaient un reflet des moeurs d autrefois pour quiconque n a vu les marquis du bon temps que sur la scene voir poser dans la vie reelle un echantillon de cette race perdue est une veritable bonne fortune horace sans songer que les courtisans de la royaute absolue avaient degenere dans leur genre tout aussi bien que les preux de la feodalite crut voir un lauzun ou un crequi dans le marquis de vernes peu s en fallut qu il n y vit en d autres moments un duc de saint simon ce qu il y a de certain c est qu il se prit pour lui d un respect et d une admiration qui se resumaient dans le desir de l egaler et de le copier autant que possible horace avait une telle mobilite d esprit il etait si impressionnable qu il ne pouvait se defendre de l imitation il n y avait pas trois jours qu il allait au chateau que deja il s essayait devant nous a prononcer du bord des levres comme le marquis et qu il me conjura de lui donner une des tabatieres de mon pere afin de s exercer a semer elegamment du tabac sur sa chemise copiant l indolence gracieuse du vieillard aussi bien que pouvait le faire un etudiant de seconde annee c est a dire de la facon la plus ridicule du monde eugenie l en avertit et le mortifia beaucoup car il avait oublie que le modele etait assez pres de nous pour oter a son plagiat toute apparence d originalite mais il n en resta pas moins decide a singer le marquis devant tous ceux qui ne pourraient pas faire comme nous la comparaison du maitre avec l ecolier grace a une des anomalies nombreuses de son caractere tandis qu il nous rendait temoins de ses tentatives d affectation a un quart de lieue de la sous les yeux de la vicomtesse il deployait tous les charmes de la simplicite qui eut pu deviner que c etait la encore un role et toujours une maniere d etre arrangee pour l effet horace avait certes une ingenuite reelle mais il s en servait et s en debarrassait suivant l occurrence quand elle lui reussissait il s y laissait aller et il etait lui meme c est a dire adorable quand elle lui nuisait il entrait dans n importe quel role avec une facilite inconcevable et il dominait quand il n avait pas affaire a trop forte partie ce jeu la eut ete bien dangereux avec le vieux marquis qui en savait plus long que lui et encore plus avec la vicomtesse eleve du vieux roue et capable de lutter avec avantage contre son maitre lui meme aussi horace prenant le parti d etre naturel les seduisit tous deux le marquis n aimait pas les jeunes gens bien que dans la societe des femmes auxquelles il s etait voue il fut force de vivre sans cesse au milieu d eux mais horace lui temoigna tant de sympathie l ecouta si avidement s egaya de si grand coeur a ses vieilles anecdotes lui fit tant de questions lui demanda tant de conseils en un mot le prit si aveuglement pour guide et pour arbitre que le vieillard plus vain encore que mechant s engoua de lui a son tour et declara meme a la vicomtesse que c etait la le plus aimable le plus spirituel et le meilleur jeune homme de toute la generation nouvelle horace se voyant goute se livra entierement il prit le marquis pour confident et le conjura de lui enseigner a plaire a la vicomtesse alors il se passa dans l esprit du maitre quelque chose d assez etrange il devint pensif serieux presque melancolique et frappant sur l epaule de son eleve jeune homme lui dit il vous me mettez la dans une situation bien delicate donnez moi quelques heures pour y songer et jusqu a ce soir pour vous repondre le ton solennel du marquis auquel il etait loin de s attendre enflamma la curiosite d horace d ou vient que cet homme qui dans les epanchements railleurs faisait si bon marche de toute morale prenait un air grave quand il s agissait de leonie etait elle donc une femme a part meme aux yeux de ce contempteur de toute pudeur humaine jusque la elle lui avait semble degagee de prejuges c est ainsi qu elle appelait ce que d autres appellent principes et horace qui n en avait aucun en fait d amour goutait fort cette maniere de voir mais de ce qu elle n imposait aucun frein a ses penchants etait ce a dire qu elle put en avoir d assez prononces pour favoriser un nouveau venu au milieu d une phalange d aspirants mieux fondes en titre n avait elle point fait un choix parmi ceux la le comte de meilleraie n etait il pas son amant etait il possible de le supplanter et toutes ces avances qu on semblait lui faire n etaient elles pas un piege qu on lui tendait pour le forcer a se ranger au plus vite parmi les amants rebutes pendant qu horace interrogeait ainsi sa destinee le marquis revait de son cote a la conduite qu il tracerait a son jeune ami dans ce moment la le vieux diplomate etait completement dupe de son disciple il le jugeait si candide si passionne si genereux qu il etait effraye des consequences de son amour pour une femme aussi habile aussi froide aussi personnelle que l etait la vicomtesse il craignait des orages qu il ne pourrait plus conjurer et comme toute la tactique enseignee par lui a leonie consistait a se preserver toujours du scandale il ne savait comment concilier l espece d affection qu il avait reellement pour elle et la vive sympathie que l amour propre flatte lui avait fait concevoir pour horace pour la premiere fois de sa vie peut etre il prit le parti d etre sincere comme si la franchise d horace eut exerce sur lui le meme magnetisme que sa propre rouerie exercait sur ce jeune homme tenez lui dit il en parcourant avec lui au clair de la lune les allees desertes du jardin anglais je vais vous parler net je crois de toute mon ame que vous etes epris de la vicomtesse et je ne crois pas impossible qu elle vienne a vous ecouter mais si malgre vos agitations et vos esperances que je devine fort bien vous etes encore capable d ecouter un bon conseil vous renoncerez a pousser votre pointe dans ce coeur la j y renoncerai si vous avez de bonnes raisons a me donner repondit horace et vous n en devez pas manquer monsieur le marquis car vous avez pese les votres toute la journee vous ne voulez pas me croire sur parole et vous abstenir sauf a deviner plus tard mes raisons vous meme comment pouvez vous me demander pareille chose vous qui connaissez si bien le coeur humain plein de foi en vous je vous promettrais en vain ce que je ne pourrais pas tenir eh bien je vais tacher de vous convaincre avez vous deja aime oui quelle espece de femme une femme obscure comme moi mais belle intelligente et devouee fidele je le crois futes vous jaloux comme un fou ou pour mieux dire comme un sot comment l avez vous quittee ne me le demandez pas j ai ete ridicule ou odieux je ne sais pas lequel mais est ce fini avec elle vous voulez me forcer a vous dire une chose dont le souvenir me navre et dont vous ne me conseillerez pas de rire j en suis certain elle s est suicidee ah voila qui est bien tres bien dit le marquis avec beaucoup de serieux je vous felicite cela ne m est jamais arrive un suicide c est superbe cela mon cher a votre age qu on le sache et toutes les femmes sont a vous oui da vous etes appele a une belle carriere puisqu il en est ainsi je vous conseille de prendre votre temps et de choisir dites moi comment avez vous pris ce suicide avez vous ete tres frappe monsieur le marquis dit horace ceci passe la plaisanterie je ne concois pas que vous m interrogiez sur un sujet si delicat mais dussiez vous me mepriser pour ma faiblesse je vous dirai que j ai ete bien pres de me bruler la cervelle riez maintenant si vous voulez mais vous ne l avez pas fait continua le marquis poursuivant toujours son interrogatoire avec le plus grand sang froid vous n avez pas pris des pistolets vous ne vous etes pas blesse allons dites vous n avez pas fait une pareille niaiserie horace resta interdit partage entre l indignation que lui inspirait le calme cynique de son maitre et le besoin de voir excuser sa propre legerete le marquis reprit avec la meme aisance vous etiez donc bien amoureux au contraire repondit horace je ne l etais pas assez c etait une femme trop parfaite je m ennuyais de la vie avec elle et elle s est tuee pour vous rattacher a l existence c est bien beau de sa part ah ca exigez vous qu a l avenir on se tue pour vous horace qui n avait fait cet aveu amplifie du suicide de marthe que par un mouvement de vanite sentit qu il avait fait la une sottise le marquis l en avertissait par ses railleries confus et irrite il se laissa accabler quelques instants en silence enfin n y pouvant plus tenir monsieur le marquis dit il j esperais mieux de votre superiorite il n y a pas de gloire a ecraser un pauvre diable quand on est grand seigneur et un enfant quand on a des cheveux blancs vous me trouvez fat et ridicule d aspirer a la vicomtesse eh bien si vous etes autorise a vous moquer de moi que feriez vous dans ce cas la dit le marquis vivement que pourrais je faire vis a vis d une femme et d un et d un vieillard dit le marquis en achevant la phrase d horace avec calme eh bien voyons vous vous retireriez tout penaud peut etre que non monsieur le marquis repondit horace avec energie peut etre accepterais je le defi sauf a en sortir vaincu mais du moins je ne cederais pas sans combattre a la bonne heure dit le marquis en lui tendant la main voila comme j aime a entendre parler maintenant ecoutez moi je ne me moque pas je vous estime et je vous plains car vous avez encore trop d illusions et de fougue pour ne pas jouer a vos depens la comedie ou si vous voulez que je parle d une facon plus moderne le drame des passions vous n avez pas d experience mon cher ami je le sais bien et c est pour cela que je vous demandais conseil eh bien je vous conseille de vous en tenir encore pendant cinq ou six ans aux femmes enthousiastes et folles qui se tuent par amour ou par depit quand vous en aurez detruit ou desole une douzaine vous serez mur pour la grande entreprise concue par vous temerairement aujourd hui d attaquer une femme du monde c est une lecon je l accepte mais je la veux entiere et serieuse afin d en pouvoir profiter voyons sans dedain sans mechancete monsieur une femme du monde est donc bien forte bien invincible pour un homme qui n est pas du monde tout au contraire rien n est si facile que de vaincre comme vous l entendez la plus forte de ces femmes la vous voyez que je ne suis ni dedaigneux ni mechant pour vous en ce cas achevez dites tout vous le voulez apprenez donc qu il est facile de triompher des desirs et de la curiosite d une femme ceci n est rien sans jeunesse sans beaute avec quelque esprit seulement on y parvient tous les jours maie n etre pas culbute le lendemain par ce coursier indocile qu on appelle la reflexion voila ce qui n est pas donne a tous et ce qui demande un certain art vous pourriez des cette nuit par surprise obtenir ce qu on repute la victoire mais vous pourriez bien aussi etre econduit demain soir et rencontrer apres demain votre conquete sans qu elle vous rendit seulement un salut en est il ainsi sont ce la leurs facons d agir ce sont la leurs droits qu y trouvez vous a redire nous les obsedons nous violentons leurs pensees leur imagination leur conscience a force de ruse et d audace nous arrachons leur consentement et elles ne pourraient pas se raviser au moment ou notre desir perd son intensite avec sa puissance elles ne pourraient pas se venger d avoir ete gagnees au jeu et prendre leur revanche a la premiere occasion allons donc sommes nous musulmans pour leur interdire le jugement et la liberte vous avez raison et je commence a comprendre mais quelle est donc cette science mysterieuse sans laquelle on ne peut leur plaire plus d un jour eh mais c est la science de ne jamais deplaire c est une grande science croyez moi enseignez la moi je veux l apprendre dit horace alors le vieux marquis avec une complaisance secrete pour lui meme et avec le pedantisme de sa vanite satisfaite par les sacrifices humiliants et les intrigues pueriles d un demi siecle de galanterie exposa longuement ses plans et sa doctrine a horace il y mit la meme solennite que s il se fut agi de leguer a un jeune adepte une science profonde un secret important a l avenir des hommes horace l ecouta avec stupeur et se retira tellement bouleverse et brise de tout ce qu il venait d entendre qu il en fut malade toute la nuit il s obstinait a admirer le marquis mais malgre lui il avait ete saisi d un tel degout a la peinture de ces profanations de l amour et a l idee de ces froides machinations qu il ne put se decider a retourner au chateau le lendemain il resta trois jours sous le coup de ces revelations mortelles ne croyant plus a rien regrettant ses illusions avec amertume rougissant tantot de ce monde ou il s etait jete avec tant d ardeur tantot de lui meme qu il sentait si inferieur dans l art du mensonge et ne songeant plus a la vicomtesse qu il voyait desormais a travers les analyses seches et rebutantes du marquis comme un cadavre informe sortant d un alambic cette absence non premeditee lui fit faire a son insu bien du chemin dans le coeur de la vicomtesse elle avait arrange dans sa tete un roman qu elle ne voulait pas laisser au premier chapitre d une longue vue placee sur le perron eleve du chateau elle voyait distinctement notre maisonnette et les prairies environnantes elle distingua horace se promenant a quelque distance dans un lieu decouvert touchant a l extremite du parc de chailly elle alla s y promener comme par hasard le rencontra marcha longtemps avec lui deploya toutes les graces de son esprit et ne l amena pourtant pas a lui faire une declaration horace avait ete si frappe des instructions du marquis il etait si epouvante de la science qu il lui avait donnee que malgre l ivresse de vanite ou le plongeaient les avances sentimentales de leonie il se sentit la force de resister il eut cette force bien longtemps c est a dire environ trois semaines phase immense entre deux etres qui se desirent mutuellement et qui ne sont retenus par aucune consideration morale peut etre le courage de ce jeune homme eut offense et rebute la vicomtesse s il eut persiste davantage mais le marquis de vernes qui craignait le cholera tout en feignant de le braver ayant oui dire qu un cas s etait manifeste sur la rive gauche de la riviere pretexta une lettre de son banquier qui le forcait de retourner a paris et partit le jour meme prive de son mentor horace n eut plus de force la vicomtesse piquee au vif se voyant desiree et ne pouvant concevoir ou un enfant sans experience prenait l energie de suspendre des poursuites d abord si vives avait resolu de vaincre et chaque jour elle imaginait de nouvelles seductions cent fois elle le vit pret a flechir et tout a coup il s arrachait d aupres d elle emu bouleverse mais n ayant pas dit un mot d amour on s en tenait a la sympathie a l amitie la vicomtesse au milieu de ses plus delicieux abandons savait reprendre a temps son sang froid et se tirer des mauvais pas ou elle s etait risquee avec une presence d esprit admirable horace voyait bien que tout en se jetant a sa tete elle conservait tous ses avantages il attendait vainement qu elle n eut plus la possibilite d une arriere pensee et quoi qu il fit au bout de trois semaines de coquetteries effrenees elle ne lui avait pas dit une syllabe qu elle ne put reprendre et interpreter en sens inverse au premier caprice de resistance qui lui passerait par l esprit cette lutte miserable le faisait horriblement souffrir et cependant il ne pouvait s y soustraire il oubliait tout il ne songeait plus a retourner a paris il n osait faire savoir a ses parents qu il ne les avait quittes que pour s arreter a mi chemin et pour ne pas les affliger par cette preuve d indifference il les laissait en proie a l inquietude d attendre en vain de ses nouvelles et d ignorer ce qu il etait devenu quant a marthe il ne semblait pas qu elle eut jamais existe pour lui absorbe par une seule pensee jouant avec stoicisme son role d insouciant dans la societe de la vicomtesse s entourant d un mystere sombre et bizarre dans ses tete a tete avec elle et revenant chez nous le soir amer et taciturne il etait devore de mille furies et poursuivait en faiblissant peu a peu l apprentissage de roue auquel il s etait condamne pour ressembler au marquis de vernes apres avoir longtemps cherche le cote vulnerable de cette cuirasse merveilleuse la vicomtesse trouva enfin le joint c etait l amour propre litteraire elle parvint a lui faire avouer qu il etait poete et lui demanda a voir ses essais horace n ayant jamais rien complete eut ete bien embarrasse de la satisfaire mais elle manifesta pour le talent d ecrire un tel enthousiasme qu il desira vivement gouter le poison de ce nouveau genre de flatterie et se mit a l oeuvre il y avait bien trois mois qu il n avait trempe une plume dans l encre pour coudre deux phrases ou deux vers ensemble lorsqu il fouilla dans les limbes de son cerveau il n y trouva qu une impression tant soit peu vive et complete la disparition de marthe et son suicide presume il ne faut pas oublier que cette presomption etait passee a l etat de certitude chez horace depuis qu il avait fait de l effet sur deux ou trois personnes en leur confiant le tragique secret qui etait cense avoir brise son ame et desenchante sa vie le sujet etait dramatique il s en inspira heureusement il fit d assez beaux vers et me les lut avec une emotion qui les faisait valoir j en fus tres emu moi meme j ignorais que c etait la premiere fois depuis six semaines qu il pensait a marthe il ne m avait pas confie ses affaires de coeur avec la vicomtesse en un mot j etais loin de deviner que les larmes qui coulaient de ses yeux sur son elegie n etaient qu une repetition de la scene qu il se menageait avec leonie le lendemain marqua son triomphe litteraire et sa defaite diplomatique aupres de la vicomtesse il lui recita ses vers qu il pretendit avoir faits deux ans auparavant car il est bon de vous dire qu il se vieillissait de quelques annees pour ne pas paraitre trop enfant dans ce monde la en outre cette douleur antidatee lui donnait un aspect plus byronien il declama avec plus de talent encore qu il ne m en avait montre les sanglots lui couperent la voix au dernier hemistiche la vicomtesse faillit s evanouir tant elle se donna de peine pour pleurer elle en vint a son honneur et versa des larmes de veritables larmes helas oui on pleure par affectation aussi bien que par emotion vraie cela se voit tous les jours et c est encore une decouverte physiologico psychologique acquise a la science du dix neuvieme siecle decouverte que j ai niee longtemps mais dont j ai vu des preuves eclatantes incontestables atroces ce qu il y a d etrange chez les sujets doues de cette faculte c est qu ils sont facilement dupes quand ils rencontrent des natures analogues horace savait bien qu il pleurait sur marthe sans la regretter il ne vit pas qu il faisait pleurer la vicomtesse sans l avoir attendrie quand il contempla l effet qu il venait de produire sur elle la tete lui tourna il oublia toutes ses resolutions toutes les lecons du marquis il se jeta aux pieds de leonie et lui exprima sa passion avec une grande eloquence car il etait en verve tous les ressorts de son intelligence etaient tendus il avait encore l oeil humide la voix eteinte les cheveux agites et les levres pales la vicomtesse se crut adoree et la joie du triomphe la rendit belle et jeune pendant quelques instants mais elle n etait pas femme a ceder un jour trop tot elle voulait apres avoir pris tant de peine pour etre attaquee faire sentir le prix de sa pretendue defaite et prolonger le plus grand plaisir que connaissent les coquettes celui de se faire implorer elle sembla tout a coup faire sur elle meme un puissant effort et s arrachant des bras d horace avec toute la mimique de l effroi de la surprise et de la honte elle le laissa consterne dans son boudoir ou cette scene venait d etre jouee et courut s enfermer dans sa chambre peut etre croyait elle qu horace forcerait sa porte il n eut ni cet esprit ni cette sottise il quitta le chateau mortellement blesse se croyant joue outrage et en proie a une sorte de fureur la vicomtesse ne prit point cette susceptibilite pour une maladresse elle l observa comme une preuve d orgueil immense et ne se trompa guere elle se felicita donc de son inspiration voyant bien qu il fallait briser cet orgueil piece a piece si elle ne voulait exposer le sien a de graves atteintes ce jeu egoiste et de mauvaise foi dura encore plusieurs jours horace avait perdu tous ses avantages il bouda on le ramena toujours au nom de l amitie on consentit a l ecouter apres l avoir force a parler on lui imposa silence quand il eut dit tout ce qu on desirait entendre on le nourrit de refus et d esperances on joua la candeur d une amitie fraternelle prise a l improviste et bouleversee par l etonnement l inquietude la tendre compassion le desir genereux et timide de fermer une blessure qu on semblait avoir faite involontairement leonie s en donna a coeur joie mais prise dans ses propres filets elle fut tout aussi ridiculement trompee que perfidement hypocrite elle s imagina lutter avec un amour serieux combattre avec un remords encore saignant triompher d un passe terrible la pauvre marthe servit d enjeu a cette partie la vicomtesse crut effacer son souvenir et ne se douta pas que ce n etait la qu une fiction pour l attirer dans le piege qui fut trompe d horace ou de leonie ils le furent tous deux et le jour ou ils succomberent l un a l autre leur amour si tant est qu ils eussent ressenti des feux dignes d un si beau nom etait epuise deja par les fatigues et les ennuis de la guerre ce jour de bonheur memorable et funeste entre tous dans la vie d horace fut enregistre d une maniere plus serieuse et plus solennelle dans l histoire c etait le juin et quoique j aie passe ce jour et le lendemain dans l ignorance complete de la tragedie imprevue dont paris etait le theatre et ou plusieurs de mes amis furent acteurs j interromprai le recit des bonnes fortunes d horace pour suivre arsene et laraviniere au milieu du drame sanglant d une revolution avortee ma tache n est pas de rappeler des evenements dont le souvenir est encore saignant dans bien des coeurs je n ai rien su de particulier sur ces evenements sinon la part que mes amis y ont prise j ignore meme comment laraviniere y fut mele s il les avait prevus ou s il s y jeta inopinement pousse par les provocations de la force militaire au convoi de l illustre lamarque et par le desordre encore mal explique de cette deplorable journee quoi qu il en soit cette lutte ne pouvait passer devant lui sans l entrainer elle entraina aussi arsene qui n en esperait point le succes mais qui desirant la mort et voyant son cher jean la chercher derriere les barricades s attacha a ses pas partagea ses dangers et subit l heroique et sombre enivrement qui gagna les defenseurs desesperes de ces nouvelles thermopyles a l heure derniere de ces martyrs comme la troupe envahissait le cloitre saint mery laraviniere deja crible tomba frappe d une derniere balle je suis mort dit il a arsene et la partie est perdue mais tu peux fuir encore pars jamais dit arsene en se jetant sur lui ils me tueront sur ton corps et marthe repondit laraviniere marthe qui existe peut etre et qui n a que toi sur la terre la derniere volonte d un mourant est sacree je te legue l avenir de marthe et je t ordonne de sauver ta vie pour elle puisqu il n y a plus rien a faire ici tu peux et tu dois te soustraire a ces bourreaux qui s approchent ivres de vengeance et de vin pauvres soldats qui se croient vainqueurs cent contre un deux minutes apres l intrepide jean tomba inanime sur le sein d arsene la maison dernier refuge des insurges etait envahie arsene fut un de ceux qui s echapperent par un toit cette evasion tint du miracle et arracha malheureusement peu de braves a la furie des assaillants cache a plusieurs reprises dans des cheminees dans des lucarnes de greniers vingt fois apercu et poursuivi vingt fois soustrait aux recherches avec un bonheur qui semblait proclamer l intervention de la providence arsene couvert de blessures brise par plusieurs chutes se sentant a bout de ses forces et de son courage tenta un dernier effort pour disputer une vie a laquelle une faible esperance le rattachait a peine il s agissait de sauter d un toit a l autre pour entrer dans une mansarde par une fenetre inclinee qu il apercevait a quelques pieds de distance ce n etait qu un pas a faire un instant de resolution et de sang froid a ressaisir mais arsene etait mourant et a demi fou le sang de laraviniere mele au sien etait chaud sur sa poitrine sur ses mains engourdies sur ses tempes embrasees il avait le vertige la douleur morale etait si violente qu elle ne lui permettait pas de sentir la douleur physique et cependant l instinct de la conservation le guidait encore sans qu il put se rendre compte de l epuisement qui augmentait avec rapidite sans qu il eut connaissance de l agonie qui commencait mon dieu pensa t il en s approchant de la fente entre les deux toits si ma vie est encore bonne a quelque chose conserve la sinon permets qu elle s eloigne bien vite et penchant le corps en avant il se laissa tomber plutot qu il ne s elanca sur le bord oppose alors se trainant sur ses genoux et sur ses coudes car ses pieds et ses mains lui refusaient le service il parvint jusqu a la fenetre qu il cherchait l enfonca en posant ses deux genoux sur le vitrage et laissant porter sur ce dernier obstacle tout le poids de son corps s abandonnant avec indifference a la generosite ou a la lachete de ceux qu il allait surprendre dans cette miserable demeure il roula evanoui sur le carreau de la mansarde en recevant ce dernier choc qu il ne sentit pas il eut comme une reaction de lucidite qui dura a peine quelques secondes ses yeux virent les objets son cerveau les comprit a peine mais son coeur eprouva comme un dilatement de joie qui eclaira son visage au moment ou il perdit connaissance qu avait il donc vu dans cette mansarde une femme pale maigre et miserablement vetue assise sur son grabat et tenant dans ses bras un enfant nouveau ne qu elle cacha avec epouvante derriere elle en voyant un homme tomber du toit a ses pieds arsene avait reconnu cette femme pendant un instant aussi rapide que l eclair mais aussi complet qu une eternite dans sa pensee il l avait contemplee et oubliant tout ce qu il avait souffert comme tout ce qu il avait perdu il avait goute un bonheur que vingt siecles de souffrance n eussent pu effacer c est ainsi qu il exprima par la suite cet instant ineffable dans sa vie qui lui avait ouvert une source de reflexions nouvelles sur la fiction du temps creee par les hommes et sur la permanence de l abstraction divine marthe ne l avait pas reconnu brisee elle aussi par la souffrance la misere et la douleur elle n etait pas soutenue par une exaltation febrile qui put la ranimer tout d un coup et lui faire sentir la joie au sein du desespoir elle fut d abord effrayee mais elle ne chercha pas longtemps l explication d une visite aussi etrange toute la journee toute la nuit precedente toute la veille attentive aux bruits sinistres du combat dont le theatre etait voisin de sa demeure elle n avait eu qu une pensee horace est la se disait elle et chacun de ces coups de fusil que j entends peut avoir sa poitrine pour but horace lui avait fait pressentir cent fois qu il se jetterait dans la premiere emeute elle le croyait capable de persister dans une telle resolution elle avait pense aussi a laraviniere qu elle savait ardent et pret a toutes ces luttes mais elle avait entendu tant de fois arsene detester les tragiques souvenirs des journees de qu elle ne le supposait pas mele a celles ci lorsqu elle vit un homme tomber expirant devant elle elle comprit que c etait un fugitif un vaincu et de quelque parti qu il fut elle se leva pour le secourir ce ne fut qu en approchant sa lampe de ce visage noirci de poudre et souille de sang qu elle songea a arsene mais elle n en crut pas ses yeux elle prit son tablier pour etancher ce sang et pour essuyer cette poudre sans peur et sans degout les malheureux ne sont guere susceptibles de telles faiblesses elle se pencha sur cette tete meurtrie et defiguree qu elle venait de poser sur ses genoux tremblants et alors seulement elle fut certaine que c etait la son frere devoue son meilleur ami elle le crut mort et laissant tomber son visage sur cette face livide qui lui souriait encore avec une bouche contractee et des yeux eteints elle l embrassa a plusieurs reprises et resta sans verser une larme sans exhaler un gemissement plongee dans un desespoir morne voisin de l idiotisme quand elle eut recouvre quelque presence d esprit elle chercha dans le battement des arteres a retrouver quelque symptome de vie il lui sembla que le pouls battait encore mais le sien propre etait si gonfle qu elle ne sentait pas distinctement et qu elle ne put s assurer de la verite elle marcha vers la porte pour appeler quelques voisins a son aide mais se rappelant aussitot que parmi ces gens qu elle ne connaissait pas encore un scelerat ou un poltron pouvait livrer le proscrit a la vengeance des lois elle tira le verrou de la porte revint vers arsene joignit les mains et demanda tout haut a dieu son seul refuge ce qu il fallait faire alors obeissant a un instinct subit elle essaya de soulever ce corps inerte deux fois elle tomba a cote de lui sans pouvoir le deranger puis tout a coup remplie d une force surnaturelle elle l enleva comme elle eut fait d un enfant et le deposa sur son lit de sangle a cote d un autre infortune d un veritable enfant qui dormait la insensible encore aux terreurs et aux angoisses de sa mere tiens mon fils lui dit elle avec egarement voila comme ta vie commence voila du sang pour ton bapteme et un cadavre pour ton oreiller puis elle dechira des langes pour essuyer et fermer les blessures d arsene elle lava son sang colle a ses cheveux elle contint avec ses doigts les veines rompues elle rechauffa ses mains avec son haleine elle pria dieu avec ferveur du fond de son ame desolee elle n avait rien et ne pouvait rien de plus dieu vint a son secours et arsene reprit connaissance il fit un violent effort pour parler ne prends pas tant de peine lui dit il si mes blessures sont mortelles il est inutile de les soigner si elles ne le sont pas il importe peu que je sois soulage un peu plus tot d ailleurs je ne souffre pas assieds toi la donne moi seulement un peu d eau a boire et puis laisse moi ce mouchoir j arreterai moi meme le sang qui coule de ma poitrine laisse ta main sur ma tempe je n ai pas besoin d autre appareil dis moi que je ne reve pas car je suis heureux heureux ajouta t il avec effroi en se ravisant car le souvenir de laraviniere venait de se reveiller mais en songeant que marthe avait bien assez a souffrir il lui cacha l horreur de cette pensee et garda le silence il but l eau avec une avidite qu il reprima aussitot ote moi ce verre lui dit il quand les blesses boivent ils meurent aussitot je ne veux pas mourir marthe a cause de toi il me semble que je ne dois pas mourir cependant il fut durant toute cette nuit entre la mort et la vie devore d une soif furieuse il eut le courage de s abstenir marthe etait parvenue a arreter le sang les blessures quoique profondes ne constituaient pas par elles memes l imminence du danger mais l exaltation le chagrin et la fatigue allumaient en lui une fievre delirante et il sentait du feu circuler dans ses arteres s il eut cede aux transports qui le gagnaient il se fut ote la vie car il sentait la rage de destruction qui l avait possede depuis deux jours se tourner maintenant contre lui meme dans cet etat violent il conservait cependant assez de force pour combattre son mal son ame n etait pas abattue cette ame puissante aux prises avec la desorganisation de la vie physique ressentait un trouble cruel mais se raidissait contre ses propres detresses et par des efforts presque surhumains elle terrassait les fantomes de la fievre et les suggestions du desespoir vingt fois il se leva pret a dechirer ses blessures a repousser marthe que par instants il ne reconnaissait plus et prenait pour un ennemi a trahir le secret de sa retraite par des cris de fureur a se briser la tete contre les murs mais alors il se faisait en lui des miracles de volonte son esprit profondement religieux conservait jusque dans l egarement un instinct de priere et d esperance et il joignait les mains en s ecriant mon dieu qu est ce que c est ou suis je que se passe t il en moi et hors de moi m abandonneriez vous mon dieu ne me donnerez vous pas du moins une fin pieuse et resignee puis se tournant vers marthe je suis un homme n est ce pas lui disait il je ne suis pas un assassin je n ai pas verse a dessein le sang innocent je n ai pas perdu le droit de l invoquer dis moi que c est bien toi qui es la marthe dis moi que tu esperes que tu crois prie marthe prie pour moi et avec moi afin que je vive ou que je meure comme un homme et non pas comme un chien puis il enfoncait son visage sur le traversin pour etouffer les rugissements qui s echappaient de sa poitrine il mordait les draps pour empecher ses dents de se broyer les unes contre les autres et quand les objets prenaient a ses yeux des formes chimeriques quand marthe se transformait dans son imagination en visions effrayantes il fermait les yeux il rassemblait ses idees il forcait les hallucinations a ceder devant la raison et de la main ecartant les spectres il les exorcisait au nom de la foi et de l amour cette lutte epouvantable dura pres de douze heures marthe avait pris son enfant dans ses bras et lorsque paul perdait courage et s ecriait douloureusement mon dieu mon dieu voila que vous m abandonnez encore elle se prosternait et tendait a arsene cette innocente creature dont la vue semblait lui imposer une sorte de respect craintif arsene n avait encore exprime aucune pensee par rapport a cet enfant il le voyait il le regardait avec calme il ne faisait aucune question mais des qu il avait malgre lui laisse echapper un gemissement ou un sanglot il se retournait vivement pour voir s il ne l avait pas eveille une fois apres un long silence et une immobilite qui ressemblait a de l extase il dit tout a coup est ce qu il est mort qui donc demanda marthe l enfant repondit il l enfant qui ne crie plus il faut cacher l enfant les brigands triomphent ils le tueront donne moi l enfant que je le sauve je vais l emporter sur les toits et ils ne le trouveront pas sauvons l enfant vois tu tout le reste n est rien mais un enfant c est sacre et ainsi en proie a un delire ou l idee du devoir et du devouement dominait toujours il repeta cent fois l enfant l enfant est sauve n est ce pas oh sois tranquille pour l enfant nous le sauverons bien quand il revenait a lui meme il le regardait et ne disait plus rien enfin cette agitation se calma et il dormit pendant une heure marthe epuisee avait replace l enfant sur le lit a cote du moribond assise sur une chaise d un de ses bras elle entourait son fils pour le preserver de l autre elle soutenait la tete de paul la sienne etait tombee sur le meme coussin et ces trois infortunes reposerent ainsi sous l oeil de dieu leur seul refuge isoles du reste de l humanite par le danger la misere et l agonie mais bientot ils furent reveilles par une sourde rumeur qui se faisait autour d eux marthe entendit des voix inconnues des pas lourds et presses qui lui glacerent le coeur d epouvante des agents de police visitaient les mansardes cherchant des victimes on approchait de la sienne elle jeta les couvertures sur arsene nivela le lit avec ses hardes qu elle cacha sous les draps et placant son enfant sur arsene lui meme elle alla ouvrir la porte avec la resolution et la force que donnent les perils extremes les debris du chassis de sa fenetre avaient ete caches dans un coin de la chambre elle avait attache son tablier en guise de rideau devant cette fenetre brisee pour voiler le degat une voisine charitable chez qui on venait de faire des perquisitions suivit les sbires jusqu au seuil de marthe ici mes bons messieurs leur dit elle il n y a qu une pauvre femme a peine relevee de couches et encore bien malade ne lui faites pas peur mes bons messieurs elle en mourrait cette priere ne toucha guere les etres sans coeur et sans pitie auxquels elle s adressait mais le sang froid avec lequel marthe se presenta devant eux leur ota tout soupcon un coup d oeil jete dans sa chambre trop petite et trop peu meublee pour receler une cachette leur persuada l inutilite d une recherche plus exacte ils s eloignerent sans remarquer des traces de sang mal effacees sur le carreau et ce fut encore un des miracles qui concoururent au salut d arsene la vieille voisine etait une digne et genereuse creature qui avait assiste marthe dans les douleurs de l enfantement elle l aida a cacher le proscrit se chargea de lui apporter des aliments et quelques remedes mais ne connaissant aucun medecin dont les opinions pussent lui garantir le silence et terrifiee par les rigueurs vraiment inquisitoriales qui furent deployees a l egard des victimes du cloitre saint mery elle se borna aux secours insuffisants qu elle pouvait fournir elle meme marthe n osait faire un pas hors de sa chambre dans la crainte qu on ne revint l explorer en son absence d ailleurs arsene etait devenu si calme que l inquietude s etait dissipee et qu elle comptait sur une prompte guerison il n en fut pas ainsi la faiblesse se prolongea au point que pendant plus d un mois il lui fut impossible de sortir du lit marthe coucha tout ce temps sur une botte de paille qu elles etait procuree sous pretexte de se faire une paillasse mais elle n avait pas le moyen d en acheter la toile la vieille voisine etait dans une indigence complete l etat du malade et son propre accablement ne permettaient pas a marthe de travailler encore moins de sortir pour chercher de l ouvrage depuis deux mois qu elle s etait separee d horace resolue de n etre a charge a personne en devenant mere elle avait vecu du prix de ses derniers effets vendus ou engages au mont de piete sa delivrance ayant ete plus longue et pus penible qu elle ne l avait prevu elle avait epuise cette faible ressource et se trouvait dans un denument absolu arsene n etait pas plus heureux depuis quelque temps prevoyant d apres les discours de laraviniere un bouleversement dans paris et voulant etre libre de s y jeter il avait donne toutes ses petites epargnes a ses soeurs et les avait renvoyees en province croyant n avoir plus qu a mourir il n avait rien garde la situation de ces deux etres abandonnes etait donc epouvantable tous deux malades tous deux brises l un cloue sur un lit de douleur l autre allaitant un enfant ne vivant que de pain et dormant sur la paille n etant pas meme abritee dans cette mansarde dont elle n osait pas faire reparer la fenetre puisqu un secret de mort etait lie a cette trace d effraction et n ayant d ailleurs pas la force de faire un pas et puis ajoutez a ces empechements une sorte d apathie et d impuissance morale causee par les privations l epuisement une habitude de fierte outree et l isolement qui paralyse toutes les facultes et vous comprendrez comment pouvant avertir eugenie et moi avec quelques precautions et un peu moins d orgueil ils se laisserent deperir en silence durant plusieurs semaines l enfant fut le seul qui ne souffrit pas trop de cette detresse sa mere avait peu de lait mais la voisine partageait avec le nourrisson celui de son dejeuner et chaque jour elle allait le promener dans ses bras au soleil du quai aux fleurs il n en faut pas davantage a un enfant de paris pour croitre comme une plante frele mais tenace le long de ces murs humides ou la vie se developpe en depit de tout plus souffreteuse plus delicate et cependant plus intense qu a l air pur des champs pendant cette dure epreuve la patience d arsene ne se dementit pas un instant il ne profera pas une seule plainte quoiqu il souffrit beaucoup non de ses blessures qui ne s envenimerent plus et se fermerent peu a peu sans symptomes alarmants mais d une violente irritation du cerveau qui revenait sans cesse et faisait place a de profonds accablements entre l exaltation et l affaissement il eut peu d intervalles pour s entretenir avec marthe dans la fievre il s imposait un silence absolu et marthe ignorait alors combien il etait malade dans le calme il menageait a dessein ses forces afin de pouvoir lutter contre le retour de la crise il resulta de cette resolution stoique une guerison dont la lenteur surprit marthe parce qu elle ne comprenait pas la gravite du mal et dont la rapidite me parut inexplicable lorsque par la suite je tins de la bouche d arsene le detail de tout ce qu il avait souffert par instants malgre la confiance qu il avait su lui donner marthe s effrayait pourtant de l espece d indifference avec laquelle il semblait attendre sa guerison sans la desirer elle pensait alors que ses facultes mentales avaient recu une grave atteinte et craignait qu il n en retrouvat jamais completement la vigueur mais tandis qu elle s abandonnait a cette sinistre conjecture arsene plein de persistance et de determination comptait les jours et les heures et sentant les acces de son mal diminuer lentement il en concluait avec raison qu une grave rechute etait imminente a moins qu il ne gardat les renes de sa volonte toujours egalement tendues il voulait donc s abstenir de toute emotion violente de tout decouragement pueril et semblait ne pas voir l horreur de la situation que marthe partageait avec lui un jour qu il avait les yeux fermes et semblait dormir il entendit la vieille voisine exprimer de l interet a marthe selon la portee de ses idees et de ses sentiments bons et humains sans doute mais bornes et un peu grossiers savez vous mon coeur lui disait elle que c est un grand malheur pour vous d avoir ete forcee de recueillir cet homme la vous etiez deja bien assez depourvue et voila que vous etes obligee de partager avec lui un pauvre morceau de pain quotidien qui vous ferait du lait pour votre enfant que ne puis je partager en effet ma bonne amie repondit marthe avec un triste sourire mais il ne mange pas une once de pain par jour dans sa soupe et quelle soupe une goutte de lait dans une pinte d eau je ne comprends pas qu il vive ainsi aussi cela va durer eternellement cette maladie repondit la vieille il ne pourra jamais retrouver ses forces avec un pareil regime vous aurez beau faire vous vous epuiserez sans pouvoir le sauver j aimerais mieux mourir avec lui que de l abandonner dit marthe mais si vous faites mourir votre enfant dit la vieille dieu ne le permettra pas s ecria marthe epouvantee je ne dis pas que cela arrive reprit la vieille avec douceur je ne dis pas non plus que votre devouement pour ce refugie soit pousse trop loin je sais ce qu on doit a son prochain mais ce serait a lui de comprendre qu il ne se sauve de l echafaud que pour vous conduire avec lui a l hopital le pauvre jeune homme ne peut pas savoir combien il vous nuit il ne voit pas qu a dormir sur la paille comme vous faites avec une fenetre ouverte sur le dos vous ne pouvez pas durer longtemps la maladie lui ote la reflexion c est tout simple mais si vous me permettiez de lui parler je vous assure que le jour meme il prendrait son parti de se trainer dehors comme il pourrait tenez a nous deux en le soutenant bien nous le conduirions a l hopital il y serait mieux qu ici a l hopital s ecria marthe en palissant n avez vous pas entendu dire et ne me l avez vous pas repete qu il etait enjoint aux medecins de livrer les blesses qui se confieraient a leurs soins et que chaque malade accueilli dans un hospice etait designe a l examen de la police par un ecriteau place au dessus de son lit comment la delation est imposee sous peine d etre accuses de complicite aux hommes dont les fonctions sont les plus saintes et vous voulez que j abandonne cette victime a la vengeance d une societe ou de tels ordres sont acceptes de tous sans revolte et peut etre sans horreur de la part de beaucoup de gens non non si le monde est devenu un coupe gorge du moins il reste dans le coeur des pauvres femmes et sous les tuiles de nos mansardes un peu de religion et d humanite n est ce pas bonne voisine allons repondit la voisine en essuyant ses yeux avec le coin de son tablier voila que vous faites de moi ce que vous voulez je ne sais pas ou vous prenez ce que vous dites mon enfant mais vous parlez selon dieu et selon mon coeur je vais vous chercher un peu de lait et de sucre pour votre malade et aussi pour ce cher tresor ajouta t elle en embrassant l enfant suspendu au sein de sa mere non ma chere amie dit marthe ne vous depouillez pas pour nous vous avez deja assez fait il n est pas juste qu a votre age vous vous condamniez a souffrir nous sommes jeunes nous autres et nous avons la force de nous priver un peu et si je veux me priver si je veux souffrir moi s ecria la bonne femme tout en colere me prenez vous pour un mauvais coeur pour une avare pour une egoiste avez vous le droit de me refuser d ailleurs quand il s agit d un amour d enfant comme le votre et d un malheureux que le bon dieu nous confie eh bien j accepte repondit marthe en jetant ses bras amaigris et couverts de haillons au cou de la vieille femme j accepte avec joie un jour viendra qui n est pas loin peut etre ou nous vous rendrons tout le bien que vous nous faites maintenant car dieu aussi nous rendra la force et la liberte tu as raison marthe dit arsene d une voix faible et mesuree lorsque la voisine fut sortie la liberte nous sera rendue et la force nous reviendra ta pitie me sauve et j aurai mon tour va ma pauvre marthe conserve ton courage comme j entretiens le mien dans le silence et la soumission il m en faut plus qu a toi pour te voir souffrir comme tu fais et pour songer sans desespoir que non seulement je ne puis te soulager mais que encore j augmente ta misere durant les premiers jours je me suis souvent demande si je ne ferais pas mieux de remonter sur les toits et de m en aller mourir dans quelque gouttiere comme un pauvre oiseau dont on a brise l aile mais j ai senti a ma tendresse pour toi que je surmonterais cette maladie qu a force de vouloir vivre je vivrais et qu en acceptant ton appui je t assurais le mien pour l avenir vois tu marthe dieu sait bien ce qu il fait dans ta fierte tu t etais eloignee et cachee de moi tu voulais passer ta vie dans l isolement dans la douleur et dans le besoin plutot que d accepter mon devouement a present que la destinee m a envoye ici pour profiler du tien tu ne pourras plus me repousser tu n auras plus le droit de refuser mon appui je ne t offre rien que mon coeur et mes bras marthe car je ne possede ni or ni argent ni vetement ni asile ni talent ni protection mais mon coeur te cherit et mes bras pourront te nourrir toi et ce cher tresor comme dit la voisine en parlant ainsi paul prit l enfant et l embrassa c etait la premiere marque d affection qu il lui donnait jusqu a ce jour il l avait souvent soutenu et berce sur ses genoux pour soulager la mere il l avait endormi toutes les nuits a plusieurs reprises dans ses bras et rechauffe contre sa poitrine mais en lui donnant ces soins il ne l avait jamais caresse en cet instant une larme de tendresse coula de ses yeux sur le visage de l enfant et marthe l y recueillit avec ses levres ah mon paul ah mon frere s ecria t elle si tu pouvais l aimer ce cher et douloureux tresor tais toi marthe ne parlons pas de cela repondit il en lui rendant son fils je suis encore trop faible je ne t ai pas encore dit un mot la dessus nous en parlerons et tu seras contente de moi je l espere en attentant souffrons encore puisque c est la volonte divine je vois bien que tu jeunes je vois bien que tu couches sur le carreau avec une poignee de paille sous ta tete et je n ose pas seulement te dire reprends ton lit et laisse moi m etendre sur cette litiere car a cette idee la tu te revoltes et tu m accables d une bonte qui me fait trop de mal et trop de bien il faut que je reste la que je subisse la vue de tes fatigues et que je sois calme et que je dise tout est bien helas mon dieu faites que je remporte cette victoire jusqu au bout pourvu marthe lui dit il dans un autre moment de calme qu il eut le lendemain que tu n ailles pas oublier ce que tu fais pour moi et que tu ne viennes pas me dire un jour quand je te le rappellerai que tu n as pas autant souffert que je veux bien le pretendre c est que je te connais marthe tu es capable de cette perfidie la un pale sourire effleura leurs levres a tous les deux et marthe se penchant sur lui imprima un chaste baiser sur le front de son ami c etait la premiere caresse qu elle osait lui donner depuis cinq semaines qu ils etaient enfermes ensemble tete a tete le jour et la nuit durant tout ce temps chaque fois que marthe dans une effusion de douleur et d effroi pour sa vie s etait approchee de lui pour l embrasser comme pour lui dire adieu il l avait toujours repoussee vivement en lui disant avec une sorte de colere laisse moi tu veux donc me tuer c etaient les seuls moments ou le souvenir de sa passion avait paru se reveiller hors de ces emotions rapides et rares que marthe avait appris a ne plus provoquer par son elan fraternel ils n avaient pas echange un mot qui fit allusion aux malheurs precedents on eut dit qu entre la paisible amitie de leur enfance et la tragique journee du cloitre saint mery il ne s etait rien passe tant l un mettait de delicatesse a detourner le souvenir des temps intermediaires tant l autre eprouvait de honte et d angoisse a les rappeler ce jour la seulement tous deux y songerent sans trouble au meme moment et tous deux comprirent que cette pensee pouvait cesser d etre amere paul loin de repousser le baiser de marthe le rendit a son enfant avec plus de tendresse encore qu il n avait fait la veille et il ajouta avec une sorte de gaiete melancolique sais tu marthe que cet enfant est charmant on dit que ces petits etres sont tous laids a cet age la mais ceux qui parlent ainsi n en ont jamais regarde un avec des yeux de pere horace nous avait fait pressentir des les premiers jours de son assiduite au chateau de chailly les vues qu il avait sur la vicomtesse et les esperances qu il avait concues eugenie l avait raille de sa fatuite et moi qui ne regardais point son succes comme impossible je ne l avais pas felicite de cette entreprise loin de la je lui avais dit sans ambiguite le peu de cas que je faisais du caractere de leonie notre maniere d accueillir ses confidences lui avait deplu et il ne nous en faisait plus depuis longtemps lorsque le jour de sa victoire arriva et le remplit d un orgueil impossible a reprimer ce jour la en soupant avec nous il ne put s empecher de ramener a tout propos dans la conversation les graces imposantes l esprit superieur le tact exquis toutes les seductions qu il voulait nous faire admirer chez la vicomtesse eugenie qui avait ete sa couturiere et qui avait vu sa beaute ses belles manieres et son grand esprit en deshabille s obstinait a ne pas partager cet enthousiasme et a declarer cette femme hautaine dans sa familiarite seche et blessante jusque dans ses intentions protectrices le souvenir de marthe l indignation qu eugenie eprouvait secretement de la voir oubliee si lestement rendirent ses contradictions un peu ameres horace s emporta et la traita comme une peronnelle qui devait du respect a madame de chailly et qui l oubliait il affecta de lui dire qu elle ne pouvait pas comprendre le charme d une femme de cette condition et de ce merite mon cher horace lui repondit eugenie avec la plus parfaite douceur ce que vous dites la ne me fache pas je n ai jamais eu la pretention de lutter dans votre estime contre qui que ce soit si en vous disant mon opinion avec franchise je vous ai blesse mon excuse est dans l interet que je vous porte et dans la crainte que j ai de vous voir tourmente et humilie par cette belle dame qui a joue beaucoup d hommes aussi fins que vous et qui s en vante meme devant ses habilleuses ce que j ai trouve quant a moi de mauvais gout et de mauvais ton horace etait de plus en plus irrite je tachai de le calmer en insistant sur la verite des assertions d eugenie et en le suppliant pour la derniere fois de bien reflechir avant de s exposer aux railleries de la vicomtesse ce fut alors que blesse de cette idee et ne pouvant plus se contenir il nous ferma la bouche en nous annoncant dans des termes fort clairs qu il ne courait plus le risque d etre econduit honteusement et que si la vicomtesse prenait fantaisie d ajouter une depouille a la brochette de victimes qu elle portait a l epingle de son fichu il pourrait bien lui aussi attacher ses couleurs a la boutonniere de son habit vous ne le feriez pas repliqua eugenie froidement car un homme d honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes horace se mordit les levres puis il ajouta apres un moment de reflexion un homme d honneur ne se vante pas de ses bonnes fortunes tant qu il en est fier mais quelquefois il s en accuse quand on le force a en rougir c est ce que je ferais n en doutez pas envers la femme qui me pousserait a bout ce n est pas le systeme de votre ami le marquis de vernes lui repondis je le systeme du marquis reprit horace et c est un homme qui en sait plus que vous et moi sur ce chapitre est d empecher qu on se moque jamais de lui je n ai pas la pretention de me faire son imitateur en adoptant les memes moyens chacun a les siens et tous sont bons s ils arrivent au meme but je ne sais pas ce que pense la dessus le marquis de vernes dit eugenie mais quant a moi je suis sure de ce que vous penseriez si vous vous trouviez dans un cas pareil vous plait il de me le dire demanda horace le voici repondit elle vous peseriez dans un esprit de raison et de justice les torts qu on aurait eus envers vous et ceux que vous seriez tente d avoir vous compareriez le tort qu une femme peut vous faire en se vantant de vous avoir repousse et celui que vous lui feriez immanquablement en vous vantant de l avoir vaincue et vous verriez que ce serait vous venger tout au plus d un ridicule par un outrage car le monde oui j en suis sure le grand monde comme l opinion populaire respecte la femme qui est respectee par son amant et meprise celle que son amant meprise on lui fait un crime de s etre trompee et il faut reconnaitre que sous ce rapport les femmes sont fort a plaindre puisque les plus prudentes et les plus habiles sont encore exposees a etre insultees par l homme qui les implorait la veille voyons n en est il pas ainsi horace ne riez pas et repondez pour etre ecoute de la vicomtesse elle meme que je ne crois pas tres farouche ne seriez vous pas oblige d etre bien assidu bien humble bien suppliant pendant quelque temps ne vous faudrait il pas montrer de l amour ou en faire le semblant dites eugenie ma chere repliqua horace demi trouble demi satisfait de ce qu il prenait pour une interrogation detournee vous faites des questions fort indiscretes et je ne suis pas force de vous rendre compte de ce qui a pu ou de ce qui pourrait se passer entre la vicomtesse et moi je ne vous fais que des demandes auxquelles vous pouvez repondre sans compromettre personne et je ne vous pose qu une question de principes n est il pas certain que vous ne feriez pas la cour a une femme qui se livrerait sans combats vous le savez je ne concois pas qu on s adresse a d autres femmes qu a celles qui se defendent et dont la conquete est perilleuse et difficile je connais votre fierte a cet egard et je dis qu en ce cas vous n aurez jamais le droit de trahir aucune femme parce que vous n en possederez aucune a qui vous n ayez jure respect devouement et discretion la diffamer apres serait donc une lachete et un parjure ma chere amie reprit horace je sais que vous avez cultive la controverse a la salle taitbout je sais par consequent que toutes vos conclusions seront toujours a l avantage des droits feminins mais quelque subtile que soit votre argumentation je vous repondrai que je n acquiesce pas a cette domination que les femmes doivent s arroger selon vous je ne trouve pas juste que vous ayez le droit de nous faire passer pour des sots pour des impertinents ou pour des esclaves sans que nous puissions invoquer l egalite eh quoi une coquette m attirerait a ses pieds m agacerait durant des semaines entieres triompherait de ma prudence me donnerait enfin sur elle en echange de sa victoire les droits d un epoux et d un maitre et puis elle recommencerait le lendemain avec un autre et se debarrasserait de moi en disant a mon successeur a ses amis a ses femmes de chambre vous voyez bien ce paltoquet il m a obsedee de ses desirs mais je l ai remis a sa place et j ai rabattu son sot amour propre ce serait un peu trop fort et par ma foi je ne suis pas dispose a me laisser jouer ainsi je trouve qu un ridicule est aussi serieux qu aucune autre honte c est meme peut etre en france a l heure qu il est la pire de toutes et la femme qui me l infligera peut s attendre a de franches represailles dont elle se souviendra toute sa vie c est la peine du talion qui regit nos codes si vous acceptez cette peine la comme juste et humaine repondit eugenie je n ai plus rien a dire en ce cas vous souscrivez a la peine de mort et a toutes les autres institutions barbares au dessus desquelles je pensais que votre coeur s etait eleve du moins je vous l avais entendu affirmer et j aurais cru que dans ces actes de conduite personnelle ou nous pouvons tous corriger l ineptie et la cruaute des lois dans vos rapports avec l opinion par exemple vous chercheriez plus de grandeur et de noblesse que vous n en professez en ce moment mais ajouta t elle en se levant de table j espere que tout ceci est comme on dit dans ma classe de bonnes gens l histoire de parler et que dans l occasion vos actions vaudront mieux que vos paroles malgre la resistance d horace les nobles sentiments d eugenie firent impression sur lui quand elle fut sortie il me dit avec un genereux entrainement ton eugenie est une creature superieure et je crois qu elle a sinon autant d esprit du moins plus d idees que ma vicomtesse elle est donc tienne decidement mon pauvre horace lui dis je en lui prenant la main eh bien j en suis reellement afflige je te l avoue et pourquoi donc s ecria t il avec un rire superbe vraiment vous etes etonnants eugenie et toi avec vos compliments de condoleances ne dirait on pas que je suis le plus malheureux des hommes parce que je possede la plus adorable et la plus seduisante des femmes je ne sais pas si elle est une heroine de roman parfaite telle que vous la voudriez mais pour moi qui suis plus modeste c est une belle conquete une maitresse delirante l aimes tu lui demandai je le diable m emporte si je le sais repondit il d un air leger tu m en demandes trop long j ai aime et je crois que ce sera pour la premiere et la derniere fois de ma vie desormais je ne peux plus chercher dans les femmes qu une distraction a mon ennui une excitation pour mon coeur a demi eteint je vais a l amour comme on va a la guerre avec fort peu de sentiment d humanite pas une idee de vertu beaucoup d ambition et pas mal d amour propre je t avoue que ma vanite est caressee par cette victoire parce qu elle m a coute du temps et de la peine quel mal y trouves tu vas tu faire le pedant oublies tu que j ai vingt ans et que si mes sentiments sont deja morts mes passions sont encore dans toute leur violence c est que tout cela me parait faux et guinde lui dis je je te parle dans la sincerite de mon coeur horace sans aucun menagement pour cette vanite derriere laquelle tu te refugies et qui me parait un sentiment trop petit pour toi non le grand sentiment le grand amour n est pas mort dans ton sein je crois meme qu il n y est pas encore eclos et que tu n as point aime jusqu ici je crois que de nobles passions etouffees longtemps par l ignorance et l amour propre fermentent chez toi et vont faire ton supplice si elles ne font pas ton bonheur oh mon cher horace tu n es pas tu ne peux pas etre le don juan que decrit hoffmann encore moins celui de byron ces creations poetiques occupent trop ton cerveau et tu le manieres pour les faire passer dans la realite de ta vie mais tu es plus jeune et plus puissant que ces fantomes la tu n es pas brise par la perte de ton premier amour ce n a ete qu un essai malheureux prends garde que le second en depit de la legerete que tu veux y mettre ne soit l amour serieux et fatal de ta vie eh bien s il en est ainsi repondit horace dont l orgueil accepta facilement mes suppositions vogue la galere leonie est bien faite pour inspirer une passion veritable car elle l eprouve je n en peux pas douter oui theophile je suis ardemment aime et cette femme est prete a faire pour moi les plus grands sacrifices les plus grandes folies peut etre que cet amour eveillera le mien et que nous aurons ensemble des jours agites c est tout ce que je demande a la destinee pour sortir de la torpeur odieuse ou je me sentais plonge naguere horace m ecriai je elle ne t aime pas elle n a jamais rien aime et elle n aimera jamais personne car elle n aime pas ses enfants absurdites pedagogie que tout cela repondit il avec humeur je suis charme qu elle n aime rien et qu elle me livre un coeur encore vierge c est plus que je n esperais et ce que tu dis la m exalte au lieu de me refroidir pardieu si elle etait bonne epouse et bonne mere elle ne pourrait pas etre une amante passionnee tu me prends pour un enfant crois tu que je puisse me faire illusion sur elle et que je n aie pas senti ses transports aujourd hui ah que ton ivresse etait differente du chaste abandon de marthe celle la etait une religieuse une sainte amour et respect a sa memoire a jamais sacree mais leonie c est une femme c est une tigresse un demon c est une comedienne repris je tristement malheur a toi quand tu rentreras avec elle dans la coulisse si la vicomtesse avait eu aupres d elle en ce moment un ami veritable il lui aurait dit les memes choses d horace que je disais d elle a celui ci mais livree au desir exalte d etre aimee avec toute la fureur romantique qu elle trouvait dans les livres et qu aucun homme de sa caste ne lui avait encore exprimee elle n eut pas mieux recu un bon conseil qu horace n ecouta les miens elle se livra a lui croyant inspirer une passion violente et entrainee seulement par la vanite et la curiosite on peut donc dire qu ils etaient a deux de jeu je n ai jamais compris pour ma part comment une femme aussi penetrante formee de bonne heure par les lecons du marquis de vernes a la ruse envers les hommes et a la prevoyance devant les evenements put se tromper sur le compte d horace comme le fit la vicomtesse elle se flatta de trouver en lui un devouement romanesque que rien ne pourrait ebranler une admiration qui n y regarderait pas de trop pres une sorte de vanite modeste qui se tiendrait toujours pour honoree de la possession d une femme comme elle elle s abusait beaucoup horace enivre durant quelques jours devait bientot eclaire subitement dans son inexperience par les interets de son amour propre lutter avec force contre celui de leonie je ne puis m expliquer l erreur de cette femme sinon en me rappelant qu elle s etait aventuree sur un terrain tout a fait inconnu en choisissant l objet de son amour dans la classe bourgeoise elle n avait certainement aucun prejuge aristocratique elle s etait donc fait un type de superiorite intellectuelle et elle le revait dans un rang obscur afin de lui donner plus d etrangete de mystere et de poesie elle avait l imagination aussi vive que le coeur froid il ne faut pas l oublier ennuyee de tout ce qu elle connaissait et sachant d avance par coeur toutes les phrases dont ses nobles adorateurs articulaient les premieres syllabes elle trouva dans l originale brusquerie d horace la nouveaute dont elle avait soif mais en devinant le merite de l homme sans naissance elle ne pressentit pas les defauts de l homme sans usage sans savoir vivre comme disait le vieux marquis avec une grande justesse d expression dans une societe sans principes le point d honneur qui en tient lieu et l education qui en fait affecter le semblant sont des avantages plus reels qu on ne pense horace sentait cette espece de superiorite de ce qu on appelle la bonne compagnie amoureux de tout ce qui pouvait l elever et le grandir il eut voulu se l inoculer mais s il y reussit dans les petites choses il ne put le faire dans les grandes le naturel et l habitude furent vaincus la ou l etiquette ne commandait que des sacrifices faciles mais lorsqu elle ordonna celui de la vanite elle fut impuissante et l amour propre un peu grossier la presomption un peu deplacee la personnalite un peu apre de l homme du tiers reprirent le dessus c etait tout le contraire de ce qu eut souhaite la vicomtesse elle aimait la gaucherie spirituelle et gracieuse d horace elle trouva qu il la perdait trop vite elle esperait de sa part une grande abnegation une sorte d heroisme en amour elle n en trouva pas en lui le moindre elan cependant comme le coeur de ce jeune homme n etait pas corrompu mais seulement fausse il eprouva durant les premiers jours une reconnaissance vraie pour la vicomtesse il le lui exprima avec talent et elle se crut enfin adoree comme elle avait l ambition de l etre il y eut meme une sorte de grandeur dans la maniere dont horace accepta sans mefiance sans curiosite et sans inquietude le passe de sa nouvelle maitresse elle lui disait qu il etait le premier homme qu elle eut aime elle disait vrai en ce sens qu il etait le premier homme qu elle eut aime de cette maniere horace n hesitait point a la prendre au mot il acceptait sans peine l idee qu aucun homme n avait pu meriter l amour qu il inspirait et quant aux peccadilles dont il pensait bien que la vie de leonie n etait point exempte il s en souciait si peu qu il ne lui fit a cet egard aucune question indiscrete il ne connut point avec elle cette jalousie retroactive qui avait fait de ses amours avec marthe un double supplice d une part ses idees sur le merite des femmes s etaient beaucoup modifiees dans la societe de la vicomtesse et a l ecole du vieux marquis il ne cherchait plus cette chastete bourgeoise dont il avait fait longtemps son ideal mais bien la desinvolture leste et galante d une femme a la mode d autre part il n etait pas humilie des predecesseurs que lui avait donnes la vicomtesse comme il l avait ete de succeder dans le coeur de marthe a m poisson le cafetier et selon ses suppositions a paul arsene le garcon de cafe chez leonie c etait a des grands seigneurs sans doute a des ducs a des princes peut etre qu il succedait et cette brillante avant garde qui avait ouvert et precede sa marche triomphale lui paraissait un cortege dont on ne devait pas rougir la pauvre marthe pour avoir accepte avec douceur et repentance le reproche d une seule erreur avait ete accablee par l orgueil ombrageux d horace la fiere vicomtesse prete a se vanter d une longue serie de fautes fut respectee grace a ce meme orgueil interrogee comme marthe l avait ete la vicomtesse n eut pas daigne repondre l eut elle fait elle n eut cache aucune de ses actions elle n etait pas hypocrite de principes tout au contraire elle avait a cet egard un certain cynisme voltairien qui donnait un dementi formel a ses hypocrisies de sentiment elle n avait pas la pretention d etre une femme vertueuse mais bien celle d etre une ame jeune ardente ouverte aux passions qu on saurait lui inspirer c etait une sorte de prostitution de coeur car elle allait s offrant a tous les desirs se faisant respecter par ce mot je ne peux pas aimer se laissant attaquer par cet autre qu elle ajoutait pour certains hommes je voudrais pouvoir aimer lorsque horace devint son amant elle etait a peu pres seule avec lui dans une sorte d intimite au chateau de chailly le comte de meilleraie s etait absente les adorateurs d habitude s etaient disperses le cholera avait effraye les uns et apporte aux autres des heritages precieux ou des pertes sensibles cependant le fleau s eloignait de nos contrees et leonie ne rappelait pas sa cour autour d elle absorbee par son nouvel amour et embarrassee peut etre d en faire accepter les apparences a ses amis elle ecartait toutes les visites en repondant a toutes les lettres qu elle etait a la veille de retourner a paris cependant les semaines se succedaient et horace triomphait secretement trop secretement a son gre de l absence de ses rivaux malgre ses affectations de franchise ordinaire la vicomtesse a cause de sa belle mere et de ses enfants exigea d horace le plus profond mystere grace a l aplomb de leonie plus encore qu au voisinage des habitations respectives et aux precautions prises le secret de cette liaison ne transpira point les moeurs de leonie ses discours ses pretentions ses reticences ses demi aveux tout son melange de franchise et de faussete avaient fait de sa vie a l exterieur quelque chose d enigmatique que les amants heureux s etaient plu a voiler pour rendre leur gloire plus piquante et les amants rebutes a respecter pour adoucir la honte de leur position horace passa pour un intime de plus pour un de ces assidus dont on disait ils sont tous heureux ou bien il n y en a pas un seul tous sont egalement favorises ou tenus a distance ce n etait pas ainsi qu horace eut arrange son role si on lui en eut laisse le choix son principal sentiment aupres de leonie avait ete le desir d ecraser tous ses rivaux dans l apparence sinon dans la realite et de faire dire de lui voila celui qu elle favorise aucun autre n est ecoute il souffrit donc bien vite de l obscurite de sa position et du peu de retentissement de sa victoire il s en consola en la confiant sous le sceau du secret non seulement a moi mais a quelques autres personnes qu il ne connaissait pas assez pour les traiter avec cet abandon et qui le jugeant extremement fat ne voulurent pas croire a son succes ces indiscretions tournerent donc a la honte d horace et a la glorification de la vicomtesse qui les apprit et les dementit en disant avec un sang froid admirable et une douceur angelique que cela etait impossible parce qu horace etait un homme d honneur incapable d inventer et de repandre un fait contraire a la verite mais lorsqu elle le revit tete a tete elle lui fit sentir sa faute avec des menagements si cruels et une bonte si mordante qu il fut force tout en etouffant de rage de se lancer aupres d elle dans un systeme de denegations et de mensonges pour reconquerir sa confiance et son estime mais c en etait fait deja pour jamais la curiosite de leonie etait satisfaite sa vanite etait assouvie par toutes les louanges ampoulees qu horace lui avait prodiguees au lieu d ardeur dans ses epanchements au lieu d affection dans ses epitres en prose et en vers il avait epuise pour elle tout son vocabulaire ebouriffant de l amour a la mode il l avait saturee d epithetes delirantes et ses billets etaient cribles de points d exclamation leonie en avait assez en femme d esprit elle s etait vite lassee de tout ce mauvais gout poetique en diplomate clairvoyant elle avait reconnu que cet amour la n etait different de celui qu elle connaissait que par l expression et que ce n etait pas la peine de s exposer vis a vis du public a des propos ridicules pour ecouter un jargon d amour qui ne l etait pas moins apres un mois de cette experience chaque jour plus froide et plus triste leonie resolut de se debarrasser peu a peu de cette intrigue afin de pouvoir en attendant mieux retourner au comte de meilleraie qui etait un homme d excellent ton la vicomtesse qui ne rougissait point de ses fautes rougissait fort souvent de ceux qui les lui avaient fait commettre et de la venait qu en se confessant parfois avec beaucoup de candeur il ne lui etait jamais arrive de nommer personne elle avait douloureusement commence a nourrir cette honte mysterieuse en devenant la proie du vieux marquis elle n avait conserve avec lui que des relations filiales mais elle n avait pas trouve dans ses autres amours de quoi s enorgueillir assez pour effacer cette blessure et laver cette tache a ses propres yeux elle en avait garde une haine et un mepris profonds pour les hommes qui ne lui plaisaient pas ou qui ne lui plaisaient plus et meme a l egard de ceux qui etaient en possession de lui plaire elle nourrissait une mefiance continuelle elle n avait jamais ratifie leur puissance sur elle par des confidences a ses amis il faut en excepter le marquis a qui elle disait presque tout encore moins par des demarches compromettantes en general elle avait ete secondee par la delicatesse de leurs procedes et la froideur de leur rupture parce que c etaient des hommes du monde egalement incapables d un regret et d une vengeance horace pour qui elle avait failli abjurer sa prudence horace qu elle avait juge si pur si epris si naif horace dont elle ne s etait pas defiee lui parut le plus miserable de tous lorsqu il voulut s imposer a elle pour amant aux yeux d autrui elle en fut si revoltee que non seulement elle jura de l econduire au plus vite mais encore de se venger en ne laissant pas derriere elle la moindre trace de ses bontes pour lui tu seras puni par ou tu as peche lui disait elle en son ame ulceree tu as voulu passer pour mon maitre et a la premiere occasion je te ferai passer pour mon bouffon ta fatuite retombera sur ta tete et ou tu as seme la gloriole tu ne recueilleras que la honte et le ridicule horace pressentit cette vengeance et une nouvelle lutte s engagea entre eux non plus pour se dominer mutuellement mais pour se detruire cependant nous ignorions absolument le sort de trois personnes qui nous interessaient au plus haut point marthe que nous etions deja habitues a regarder comme perdue a jamais pour nous laraviniere que ses amis cherchaient sans pouvoir le retrouver et arsene qui nous avait promis de nous ecrire et dont nous ne recevions pas plus de nouvelles que des deux autres la disparition de jean avait ete complete on presumait bien qu il etait mort au cloitre saint mery car les bousingots les plus courageux l avaient suivi durant toute la journee du juin mais dans la nuit ils s etaient disperses pour chercher des armes des munitions et du renfort le au matin il leur avait ete impossible de se reunir aux insurges que la troupe echelonnee sur tous les points parquait dans leur derniere retraite je ne saurais affirmer que ces etudiants eussent tous mis une audace bien perseverante a operer cette jonction mais il est certain que plusieurs la tenterent et qu a la prise de la maison ou leur chef etait retranche ils profiterent de la confusion pour s efforcer de le retrouver afin d aider a son evasion ou tout au moins de recueillir son cadavre cette derniere consolation leur fut refusee louvet retrouva seulement sa casquette rouge qu il garda comme une relique et il ne put savoir si son ami etait parmi les prisonniers plus tard le proces qu on instruisait contre les victimes n amena aucune decouverte car il n y fut pas fait mention de laraviniere ses amis le pleurerent et se reunirent pour honorer sa memoire par des discours et des chants funebres dont l un d eux composa les paroles et un autre la musique ils m ecrivirent a cette occasion pour me demander si je n avais pas de nouvelles de paul arsene et c est ainsi que j appris que lui aussi avait disparu j ecrivis a ses soeurs qui n etaient pas plus avancees que moi louison nous repondit une lettre de lamentations ou elle exprimait assez ingenument sa tendresse interessee pour son frere elle terminait en disant nous avons perdu notre unique soutien et nous voila forcees de travailler sans relache pour ne pas tomber dans la misere pendant que nous etions tous livres a ces perplexites auxquelles horace n avait guere le loisir de prendre part bien qu il donnat des regrets sinceres a jean et a paul quand on l y faisait songer paul entrait en convalescence dans la mansarde ignoree de la pauvre marthe celle ci commencait a sortir et s etait assuree de la tranquillite qui regnait enfin dans le quartier bien que les voisins des mansardes eussent quelque soupcon d un patriote refugie chez elle ce secret fut religieusement garde et la police ne surveilla pas ses mouvements cependant il etait bien important qu arsene des qu il voudrait sortir changeat de quartier et s eloignat d un lieu ou certainement sa figure avait ete remarquee dans les barricades et dans la maison mitraillee il ne pourrait se montrer trois fois dans les rues environnantes sans que des temoins malveillants ou maladroits fissent sur lui tout haut des remarques qu une oreille d espion pouvait saisir au passage il resolut donc d aller demeurer a l autre extremite de paris la difficulte n etait pas de sortir de sa retraite il commencait a marcher et en descendant le soir avec precaution il etait facile de s esquiver sans etre vu mais il n osait pas abandonner marthe dans l etat de misere ou elle se trouvait aux persecutions d un proprietaire qu elle ne pouvait pas payer et qui en verifiant l etat des lieux remarquerait certainement l effraction de la fenetre alors ce creancier courrouce livrerait peut etre marthe aux poursuites de la police enfin comme en restant les bras croises il ne detournerait pas ce peril paul se decida a sortir de la maison avant le jour de l echeance et s alla confier a louvet qui sur le champ le mit en fiacre l installa a belleville et alla porter a la vieille voisine l argent necessaire pour tirer marthe d embarras on chercha ensuite un ouvrier devoue a la cause republicaine ce ne fut pas difficile a trouver on lui fit reparer sans bruit la lucarne et louvet amena marthe l enfant et la voisine qui ne voulait plus les quitter dans le pauvre local ou il avait etabli arsene sous son propre nom en lui pretant son passe port ce louvet etait un excellent jeune homme le plus pauvre et par consequent le plus genereux de tous ceux qu arsene avait connus dans l intimite de laraviniere paul souffrait de ne pouvoir immediatement lui rembourser les avances qu il lui faisait avec tant d empressement mais a cause de marthe il etait force de les accepter louvet ne lui avait pas donne le temps de les solliciter en route il lui promit le secret sur toutes choses et il le garda si religieusement que ce changement de situation me laissa dans la meme ignorance ou j etais sur le compte de marthe et d arsene a peine etabli a belleville paul chercha de l ouvrage mais il etait encore si faible qu il ne put supporter la fatigue et fut renvoye il se reposa deux ou trois jours reprit courage et s offrit pour journalier a un maitre paveur arsene n avait pas de temps a perdre et pas de choix a faire le pain commencait a manquer il n entendait rien a la besogne qui lui etait confiee on le renvoya encore il fut tour a tour garcon chez un marchand de vins batteur de platre commissionnaire machiniste au theatre de belleville ouvrier cordonnier terrassier brasseur gache gindre et je ne sais quoi encore partout il offrit ses bras et ses sueurs la ou il trouva a gagner un morceau de pain il ne put rester nulle part parce que sa sante n etait pas retablie et que malgre son zele il faisait moins de besogne que le premier venu la misere devenait chaque jour plus horrible les vetements s en allaient par lambeaux la voisine avait beau tricoter elle ne gagnait presque rien marthe ne pouvait trouver d ouvrage sa paleur ses haillons et son etat de nourrice lui nuisaient partout elle alla faire des menages a six francs par mois et puis elle reussit a etre couturiere des comparses du theatre de belleville et comme elle n etait pas souvent payee par ces dames elle se decida a solliciter a ce theatre l emploi d ouvreuse de loges on lui prouva que c etait trop d ambition que la place etait importante mais par pitie on lui accorda celle d habilleuse et les grandes coquettes furent contentes de son adresse et de sa promptitude ce fut alors que paul qui dans son court emploi de machiniste avait ecoute les pieces et observe les acteurs avec attention songea a s essayer sur le theatre il avait une memoire prodigieuse il lui suffisait d entendre deux repetitions pour savoir tous les roles par coeur on l examina on trouva qu il ne manquait pas de dispositions pour le genre serieux mais tous les emplois de ce genre etaient envahis et il n y avait de vacant qu un emploi de comique ou il debuta par le role d un valet fripon et battu arsene se traina sur les planches la mort dans l ame les genoux tremblants de honte et de repugnance l estomac affame les dents serres de colere de fievre et d emotion il joua tristement froidement et fut outrageusement siffle il supporta cet affront avec une indifference stoique il n avait pas ete braver ce public pour satisfaire un sot amour propre c etait une tentative desesperee entre vingt autres pour nourrir sa femme et son enfant car il avait epouse marthe dans son coeur et adopte le fils d horace devant dieu le directeur en homme habitue a ces sortes de desastres rit de la mesaventure de son debutant et l engagea a ne pas se risquer davantage mais il remarqua le sang froid et la presence d esprit dont il avait fait preuve au milieu de l orage sa prononciation nette sa diction pure sa memoire infaillible et son entente du dialogue il concut des esperances sur son avenir et pour lui fournir les moyens de se former sans irriter le public de belleville il lui donna l emploi de souffleur dont il s acquitta parfaitement en peu de temps arsene montra qu il s entendait aussi aux costumes et aux decors qu il croquait vite et bien qu il avait du gout et de la science ce qu il avait vu et copie chez m dusommerard lui servit en cette occasion la modestie de ses pretentions sa probite son activite son esprit d ordre et d administration acheverent de le rendre precieux et il devint enfin apres plusieurs mois de desespoir d anxietes de souffrances et d expedients une sorte de factotum au theatre avec des honoraires de quelques centaines de francs assures et bien servis de son cote tout en habillant les actrices et en assistant dans la coulisse aux representations marthe s etait familiarisee avec la scene sa vive intelligence avait saisi les cotes faibles et forts du metier elle retenait comme malgre elle des scenes entieres et rentree dans son grenier elle en causait avec arsene analysait la piece avec superiorite critiquait l execution avec justesse et apres avoir contrefait avec malice et enjouement la mechante maniere des actrices elle disait leur role comme elle le sentait avec naturel avec distinction et avec une emotion touchante qui plusieurs fois humecta les paupieres d arsene et fit sangloter la vieille voisine tandis que l enfant etonne des gestes et des inflexions de voix de sa mere se rejetait en criant dans le sein de la vieille olympe un jour arsene s ecria marthe si tu voulais tu serais une grande actrice j essaierais repondit elle si j etais sure de conserver ton estime et pourquoi la perdrais tu repondit il ne suis je pas moi un ex mauvais acteur marthe protegee par la grande coquette qui voulait faire piece a une ingenue sa rivale et son ennemie debuta dans un premier role et elle eut un succes eclatant elle fut engagee quinze jours apres avec cinq cent francs d appointements non compris les costumes et trois mois de conge c etait une fortune l aisance et la securite vinrent donc relever ce pauvre menage la mere olympe fut associee au bien etre et tout enflee de la brillante condition de ses jeunes amis elle promenait l enfant dans les rues pittoresques de belleville d un air de triomphe cherchant des promeneurs ou des commeres a qui elle put dire en l elevant dans ses bras c est le fils de madame arsene tout en portant le nom de son ami tout en habitant sous le meme toit tout en laissant croire autour d elle qu elle etait unie a lui marthe n etait cependant ni la femme ni la maitresse de paul arsene il y a des conditions ou un pareil mensonge est un acte d impudence ou d hypocrisie dans celle ou se trouvait marthe c etait un acte de prudence et de dignite sans lequel elle n eut pas echappe aux malignes investigations et aux pretentions insultantes de son entourage le couple modeste et resigne avait reconnu l impossibilite ou il etait de se soutenir dans la dure mais honorable classe des travailleurs certes il ne repugnait ni a l un ni a l autre de perseverer dans la voie peniblement tracee par ses peres certes ni l un ni l autre ne se sentait porte par gout et par ambition vers la vocation vagabonde de l artiste bohemien mais il est certain que le domaine de l art etait le seul ou ils pussent trouver un refuge pour leur existence materielle un milieu pour le developpement de leur vie intellectuelle dans la hierarchie sociale toutes les positions s acquierent encore par droit d heredite celles qui s enlevent par droit de conquete sont exceptionnelles dans le proletariat comme dans les autres classes elles exigent certains talents particuliers qu arsene n avait pas et ne pouvait pas avoir oublieux de son propre avenir et occupe seulement de procurer quelque bien etre aux objets de son affection il n avait pas songe a se perfectionner dans une specialite quelconque il eut fait volontiers quelque dur et patient apprentissage s il eut ete seul au monde mais toujours charge d une famille il avait ete au plus presse acceptant toute besogne pourvu qu elle fut assez lucrative pour remplir le but genereux qu il s etait propose par surcroit de malheur la force physique lui avait manque au moment ou elle lui eut ete plus necessaire il fallait donc qu il allat grossir le nombre enorme deja des enfants perdus de cette civilisation egoiste qui a oublie de trouver l emploi des pauvres maladifs et intelligents a ceux la le theatre la litterature les arts dans tous leurs details brillants ou miserables offrent du moins une carriere ou par malheur beaucoup se precipitent par mollesse par vanite ou par amour du desordre mais ou en general le talent et le zele ont des chances d avenir arsene avait de l aptitude et l on peut meme dire du genie pour toutes choses mais toutes choses lui etaient interdites parce qu il n avait ni argent ni credit pour etre peintre il fallait de trop longues etudes et il ne pouvait pas s y consacrer pour etre administrateur il fallait de grandes protections et il n en avait pas la moindre place de bureaucrate est convoitee par cinquante aspirants celui qui remportera ne le devra ni a l estime de son merite ni a l interet qu inspireront ses besoins mais a la faveur du nepotisme arsene ne pouvait donc frapper qu a cette porte dont le hasard et la fantaisie ont les clefs et qui s ouvre devant l audace et le talent la porte du theatre c est parfois le refuge de ce que la societe aurait de plus grand si elle ne le forcait pas a etre souvent ce qu il y a plus de vil c est la que vont les plus belles et les plus intelligentes femmes c est la que vont des hommes qui avaient peut etre recu d en haut le don de la predication mais l homme qui aurait pu dans un siecle de foi faire les miracles de la parole mais la femme qui dans une societe religieuse et poetique devrait etre pretresse et initiatrice s il faut qu ils descendent au role d histrion pour amuser un auditoire souvent grossier et injuste parfois impie et obscene quelle grandeur quelle conscience quelle elevation d idees et de sentiments peut on exiger d eux chasses qu ils sont de leur voie et fausses dans leur impulsion et cependant a mesure que l horreur du prejuge s efface et ne vient plus ajouter le decouragement la revolte et l isolement a ces causes de demoralisation deja si puissantes on voit par de nombreux exemples que si l honneur et la dignite ne sont pas faciles ils sont du moins possibles dans cette classe d artistes je ne parle pas seulement des grandes celebrites existences qui sont passees au rang de sommite sociale mais parmi les plus humbles et les plus obscures il en est de chastes de laborieuses et de respectables celle de marthe en fut une nouvelle preuve delicate de corps et d esprit portee a l enthousiasme douee d une intelligence plutot saisissante que creatrice trop peu instruite pour tirer des oeuvres d art de son propre fonds mais capable de comprendre les sentiments les plus eleves et prompte a les bien exprimer ayant dans sa personne un charme extreme une beaute accompagnee de grace et de distinction innee elle ne pouvait pas sans souffrir concentrer toutes ces facultes aneantir toute cette puissance elle le faisait pourtant sans amertume et sans regret depuis qu elle etait au monde elle ignorait meme la cause de ces langueurs et de ces exaltations soudaines de ces accablements profonds et de ce continuel besoin d enthousiasme et d admiration qu elle ressentait son amour pour horace avait ete la consequence de ces dispositions excitees et non satisfaites par la lecture et la reverie le theatre lui ouvrit une carriere de fatigues necessaires d etudes suivies et d emotions vivifiantes arsene comprit qu a cette ame tendre et agitee il fallait un aliment et il encouragea ses tentatives il ne se dissimula pas certains dangers et il ne les craignit guere il sentait qu un grand calme etait descendu dans le coeur de marthe et qu une grande force avait ranime le sien propre depuis que l un et l autre avaient un but indique celui de marthe etait d assurer a son enfant par son travail les bienfaits de l education celui d arsene etait de l aider a atteindre ce resultat sans entraver son independance et sans compromettre sa dignite c est que jusque la en effet la dignite de marthe avait souffert de cette position d obligee et de protegee qui fait de la plupart des femmes les inferieures de leurs maris ou de leurs amants depuis qu au lieu de subir l assistance d autrui elle se sentait mere et protectrice efficace et active a son tour d un etre plus faible qu elle elle eprouvait un doux orgueil et relevait sa tete longtemps courbee et humiliee sous la domination de l homme ce bien etre nouveau eloigna ce que l idee d etre encore une fois protegee avait eu pour elle de penible au commencement de son union avec arsene elle s habitua a ne plus s effrayer de son devouement et a l accepter sans remords maintenant qu elle pouvait s en passer elle ne vit plus en lui le mari qu elle devait accepter pour soutien de son enfant l amant qu elle devait ecouter pour payer la dette de la reconnaissance arsene fut a ses yeux un frere qui s associait par pure affection et non plus par pitie genereuse a son sort et a celui de son fils elle comprit que ce n etait pas un bienfaiteur qui venait lui pardonner le passe mais un ami qui lui demandait comme une grace le bonheur de vivre aupres d elle cette situation imprevue soulagea son coeur craintif et satisfit sa juste fierte elle le sentit d autant mieux qu arsene ne lui avait pas adresse un seul mot d amour depuis la rencontre miraculeuse du juin chaque jour elle avait attendu avec crainte l explosion de cette tendresse longtemps comprimee et cependant au lieu d y ceder arsene semblait l avoir vaincue car il etait calme respectueux dans sa familiarite enjoue dans sa melancolie il n y avait eu d autre explication entre eux que la demande reiteree de la part d arsene de ne pas etre exile d aupres d elle durant les mauvais jours quand la prosperite fut assuree de part et d autre arsene parla enfin mais avec tant de noblesse de force et de simplicite que pour toute reponse marthe se jeta dans ses bras en s ecriant a toi a toi tout entiere et pour toujours j y suis resolue depuis longtemps et je craignais que tu n y eusses renonce mon dieu tu as eu enfin pitie de moi dit arsene avec effusion en levant ses bras vers le ciel mais mon enfant ajouta marthe en se jetant sur le berceau de son fils songe arsene qu il faut aimer mon enfant comme moi meme ton enfant et toi c est la meme chose repondit arsene comment pourrais je vous separer dans mon coeur et dans ma pensee a ce propos ecoute marthe j ai une question importante a te faire il faut te resigner a prononcer un nom qui n a pas seulement effleure nos levres depuis longtemps maintenant que tu vas etre a moi et moi a toi il faut que cet enfant soit a nous deux et il ne faut pas qu un autre ait des droits sur ce que nous aurons de plus cher au monde depuis que tu t es separee d horace as tu eu quelque relation avec lui aucune repondit marthe j ai toujours ignore ou il etait a quoi il songeait j ai desire quelquefois le savoir je te l avoue et bien que je n aie plus pour lui aucun sentiment d affection j ai eprouve malgre moi des mouvements de pitie et d interet mais je les ai toujours etouffes et j ai resiste au desir de t adresser une seule question sur son compte que veux tu faire quelle conduite as tu resolu de tenir a son egard je n ai rien resolu j ai desire de ne jamais le revoir et j espere que cela n arrivera pas mais s il venait un jour te reclamer son enfant que lui repondrais tu son enfant son enfant s ecria marthe epouvantee un enfant qu il ne connait pas dont il ignore meme l existence un enfant qu il n a pas desire qu il a engendre dans mon sein malgre lui et dont il a deteste en moi l esperance un enfant qu il m aurait defendu de mettre au monde si cela eut ete en notre pouvoir non ce n est pas son enfant et ce ne le sera jamais ah paul comment n as tu pas compris que je pouvais pardonner a horace de m humilier de me briser de me hair mais que pour avoir hai et maudit l enfant de mes entrailles il ne lui serait jamais pardonne non non cet enfant est a nous arsene et non pas a horace c est l amour le devouement et les soins qui constituent la vraie paternite dans ce monde affreux ou il est permis a un homme d abandonner le fruit de son amour sans passer pour un monstre les liens du sang ne sont presque rien et quant a moi j ai profite a cet egard de la faculte que me donnait la loi pour rompre entierement le lien qui eut uni mon fils a horace la mere olympe l a porte a la mairie sous mon nom et a la place de celui de son pere on a ecrit celui d inconnu c est toute la vengeance que j ai tiree d horace elle serait sanglante s il avait assez de coeur pour la sentir mon amie reprit arsene parlons sans amertume et sans ressentiment d un homme plus faible que mauvais et plus malheureux que coupable ta vengeance a ete bien severe et il pourrait arriver que tu en eusses regret par la suite horace n est qu un enfant il le sera peut etre encore pendant plusieurs annees mais enfin il deviendra un homme et il abjurera peut etre les erreurs de son coeur et de son esprit il se repentira du mal qu il a fait sans le comprendre et tu seras dans sa vie un remords cuisant s il revoit un jour ce bel enfant qui grace a toi sera sans doute adorable et si tu lui refuses le droit de le serrer sur son coeur arsene ta generosite t abuse interrompit marthe avec une energie douloureuse horace n aimera jamais son enfant il n a pas senti cet amour a l age ou le coeur est dans toute sa puissance comment l eprouverait il dans l age de l egoisme et de l interet personnel si son fils avait de quoi le rendre vain il s en amuserait peut etre pendant quelques jours mais sois sur qu il ne lui donnerait pas des preceptes et des exemples selon mon coeur je ne veux donc pas qu il lui appartienne oh jamais en aucune facon eh bien dit arsene es tu bien decidee a cela et veux tu t arreter sans retour a cette determination je le veux repondit marthe en ce cas reprit il il y a un moyen bien simple cet enfant passe pour etre mon fils parce que personne dans notre entourage actuel ne sait nos relations passees ou presentes on nous croit epoux ou amants il n entre guere dans les moeurs du theatre de demander a un couple quelconque la preuve legale de son association nous avons laisse cette opinion se former nous l avons jugee necessaire a notre securite il n y a que la mere olympe qui pourrait dire que cet enfant ne m appartient pas et elle est trop discrete et trop devouee pour trahir nos intentions jusqu ici rien de plus simple il ne s agit que de laisser subsister un fait deja etabli mais quand nous retrouverons nos anciens amis car lors meme que nous les eviterions il nous serait impossible de ne pas en rencontrer quelqu un un jour ou l autre cela doit arriver dis moi marthe que leur dirons nous marthe interdite et comme affligee reflechit un instant puis prenant son parti elle repondit avec beaucoup de fermete nous leur dirons ce que nous avons dit aux autres que cet enfant est le tien songes tu aux consequences de ce mensonge ma pauvre marthe souviens toi que la jalousie d horace etait bien connue de ses amis tous ne te connaissaient pas assez pour etre surs qu elle n etait pas fondee ils croiront donc que tu le trompais et cette accusation injuste que tu n as pu supporter dans la bouche d horace elle sera donc dans la bouche de tout le monde meme dans celle des amis qui n avaient jamais doute de toi comme theophile eugenie et quelques autres marthe palit cela me fera souffrir beaucoup repondit elle j ai ete si fiere j ai montre tant d indignation d etre soupconnee l on pensera maintenant que j ai ete impudente et que j ai menti avec effronterie mais apres tout qu importe on ne pourra m accuser que de sottise et de vaine gloire car on saura bien que je n ai pas presente cet enfant a horace comme le sien et que je me suis eloignee de lui au moment de devenir mere on dira qu il t a chassee que tu as essaye de le tromper mais qu il s est apercu de ton infidelite et il sera completement justifie aux yeux des autres et aux siens propres aux siens propres s ecria marthe frappee d une idee qui ne lui etait pas encore venue oh cela est bien vrai ce serait lui epargner la punition que lui reserve la justice de dieu ce serait lui oter la honte qu il doit eprouver en voyant comment tu as rempli a sa place les devoirs qu il a meconnus non je ne veux pas qu il ignore ta grandeur et la purete de ton amour je veux qu il en soit humilie jusqu au fond de son ame et qu il soit force de se dire marthe a eu bien raison de se refugier dans le sein d arsene ceci importe peu reprit arsene mais ce qui m importe a moi c est que cet homme aveugle et violent ne s arroge pas le droit de te mepriser et d aller crier chez tes veritables amis vous voyez j avais bien raison de me mefier de marthe elle etait la maitresse d arsene en meme temps que la mienne j avais bien raison de maudire sa grossesse l enfant qu elle voulait me donner a eu deux peres et je ne sais auquel des deux il appartient tu as raison repondit marthe eh bien nous ne mentirons pas a nos anciens amis et si jamais j ai le malheur de rencontrer horace j aurai le courage de lui dire a lui meme vous n avez pas voulu de votre enfant un autre est fier de s en charger et par la il a merite d etre mon epoux mon amant mon frere a jamais marthe en parlant ainsi se precipita dans les bras d arsene et couvrit son visage de baisers et de larmes puis elle prit l enfant dans son berceau et le lui donna solennellement paul l eleva dans ses mains prit dieu temoin et consacra a la face du ciel cette adoption plus sainte et plus certaine qu aucune de celles que les lois ratifient a la face des hommes a la fin de l ete la vicomtesse avait hate son depart de la campagne sous pretexte d affaires pressantes mais en realite pour fuir horace qu elle n aimait plus et que meme elle commencait a detester pour se debarrasser de cet amant dangereux elle avait ecrit a son vieux ami le marquis de vernes et lui avait demande conseil comme elle avait coutume de le faire lorsqu elle avait besoin de lui elle lui avait avoue en meme temps et son gout pour horace et le degout qui l avait suivi le mepris et le ressentiment que lui avaient cause ses indiscretions et la crainte qu elle eprouvait qu il n en commit de nouvelles elle lui avait raconte comment ayant essaye de le traiter d un peu haut pour l habituer au respect ce moyen avait echoue horace avait voulu faire sentir ses droits et pour se faire craindre sans se rendre odieux il avait parle de jalousie et de vengeance comme un heros de calderon leonie epouvantee demandait en grace au marquis de venir a son secours pour la delivrer de ce forcene j avais bien prevu ce qui arrive avait repondu le marquis ce jeune homme m a plu et a vous encore d avantage il a les qualites du talent et les travers de l homme de rien il vous aime et il va bientot vous hair parce que vous ne pouvez ni le hair ni l aimer comme il l entend sa haine ou son amour vous seront egalement funestes il n y a qu un moyen de vous en preserver c est de travailler a le rendre indifferent pour cela il faut bien vous garder de lui temoigner de l indifference ce serait ranimer ses desirs eveiller son depit et le pousser aux dernieres extremites soyez passionnee au contraire rencherissez sur ses jalousies sur ses injustices sur ses menaces effrayez le fatiguez le d emotions tachez de l ennuyer a force d exigences faites l amante espagnole a votre tour et rendez le si malheureux qu il desire vous quitter tachez qu il fasse le premier pas vers une rupture et qu il le fasse violemment alors vous serez sauvee il aura eu les premiers torts votre empressement a en profiter pour l abandonner sera de la fierte legitime la dignite d un grand caractere la colere implacable d un grand amour je vous reponds du reste je m emparerai de lui quand l occasion sera venue j ecouterai ses plaintes je lui prouverai qu il est le seul coupable et tout en vous haissant il sera force de vous respecter il vous importunera peut etre il fera des folies pour arriver jusqu a vous soyez sans pitie peut etre se brulera t il la cervelle mais seulement un peu il a trop d esprit pour vouloir renoncer aux beaux romans dont son avenir est gros toutes les extravagances qu il pourra faire alors pour vous loin de vous compromettre tourneront au triomphe de votre fierte tout le monde saura peut etre que ce jeune homme vous adore mais on saura aussi que vous le reduisez au desespoir et s il lui arrive de se vanter du passe dans sa colere on le regardera comme un fat ou comme un fou de tout ceci ma belle amie il resultera pour vous un surcroit de gloire votre puissance sera plus enviee que jamais par les femmes et les hommes viendront se prosterner par centaines a vos genoux la vicomtesse suivit fidelement le conseil de son mentor elle joua si bien la passion qu horace eu fut epouvante des qu elle le vit reculer elle avanca et ne craignit pas d exiger de lui qu il l enlevat cette idee sourit d abord a horace a cause du retentissement qu aurait une pareille aventure et de l honneur que lui ferait dans la province et meme dans le monde la passion echevelee d une dame de ce rang et de cet esprit la vicomtesse fremit en le voyant irresolu mais au bout de vingt quatre heures horace s effraya de l idee de vivre avec une maitresse aussi jalouse et aussi imperieuse il songea a la souffrance qu il eprouverait lorsque les curieux se precipitant sur ses pas pour le voir passer avec sa conquete l un dirait tiens elle n est pas plus belle que cela l autre elle n est pardieu pas jeune et tout bien considere il refusa le sacrifice qu elle lui offrait sous pretexte qu il etait pauvre et qu il ne pouvait se resoudre a faire partager sa misere a une femme comme elle bercee dans l opulence ce pretexte etait d ailleurs assez bien fonde la vicomtesse feignit de n en tenir compte de dedaigner les richesses de vouloir braver le monde qu elle pretendait hair et mepriser mais des qu elle se fut bien assuree de la repugnance sincere d horace a prendre ce parti elle l accusa de ne point l aimer elle feignit d etre jalouse d eugenie elle inventa je ne sais quels sujets absurdes de soupcon et de ressentiment elle pleura meme et s arracha quelques faux cheveux puis tout a coup elle chassa horace de son boudoir fit ses apprets de depart refusa de recevoir ses excuses et ses adieux et s en retourna a paris bien fatiguee du drame qu elle venait de jouer bien satisfaite d etre enfin delivree du sujet de ses terreurs de ce moment ainsi que l avait predit le marquis sa victoire fut assuree et horace tout en la plaignant de sa pretendue douleur tout en se rejouissant de n avoir plus a en subir les violences se sentit le plus faible parce qu il se crut le plus froid les jeunes gens nobles du pays qui avaient compose la cour ordinaire de leonie resterent dans leurs chateaux pour s y adonner au plaisir de la chasse durant l automne et l un d eux qui avait pris horace en amitie et qui le tenait serieusement pour un grand homme l invita a venir achever la saison dans ses terres horace accepta cette offre avec plaisir son hote etait riche et garcon il avait peu d esprit aucune instruction un bon coeur et de bonnes manieres c etait l homme qu horace pouvait eblouir de son erudition et charmer par le brillant de son esprit en meme temps qu il trouvait a profiter dans son commerce pour se former aux habitudes aristocratiques dont il etait alors plus que jamais infatue son premier besoin fut d oublier les semaines d agitation penible qu il venait de subir et la maison de louis de meran lui fut un lieu de delices avoir de beaux chevaux a monter un tilbury a sa disposition des armes magnifiques et des chiens excellents pour la chasse une bonne table de gais convives voire quelques autres distractions dont il ne se vanta pas a moi apres tout le mepris qu il avait temoigne pour ce genre de plaisir mais auxquelles il s abandonna en voyant ses modeles les dandys vanter et cultiver la debauche c en fut assez pour l etourdir et l enivrer jusqu aux approches de l hiver comme il etait reellement superieur par son intelligence a tous ses nouveaux amis il rachetait a force d esprit le defaut de naissance de fortune et d usage dont au reste on ne lui eut fait un tort que s il en eut fait parade mais il s en garda bien il craignit tellement de voir l orgueil de ces jeunes gens s elever au dessus du sien qu il leur laissa croire qu il etait d une bonne famille de robe et jouissait d une honnete aisance l exiguite de sa valise donnait bien un dementi a ses gasconnades mais il etait en voyage c etait par hasard qu il s etait arrete dans ce pays ou il etait venu seulement avec l intention de passer quelques jours et pour rendre excusable aux yeux de louis de meran la legerete de sa bourse qui etait par trop evidente il feignit plusieurs fois de vouloir partir afin disait il d aller chercher au moins chez son banquier l argent qui lui manquait qu a cela ne tienne lui dit son hote qui avait le malheur de s ennuyer lorsqu il etait seul dans son chateau et pour qui horace etait une societe agreable ma bourse est a votre disposition combien vous faut il voulez vous une centaine de louis il ne me faut rien qu une centaine de francs s ecria horace a qui une offre aussi magnifique fit ouvrir de grands yeux et qui jusque la ne s etait tourmente que de la maniere dont il donnerait le pourboire aux laquais de la maison en s en allant vous n y songez pas lui dit son ami nous allons avoir une grande reunion de jeunes gens a l occasion d une sorte de fete villageoise ou nous allons tous et ou nous passons quelquefois huit jours en parties de plaisir on y joue un jeu d enfer il faudra que vous puissiez jeter quelques poignees d or sur la table si vous ne voulez vous inconnu dans la province passer pour une espece bien qu horace sut parfaitement qu il ne pourrait jamais rendre cet argent a moins d etre heureux au jeu il n eut pas plus tot entrevu cette chance de succes qu il s y confia aveuglement et accepta les offres de son ami il n avait jamais joue de sa vie parce qu il n avait jamais ete a meme de le faire et il ignorait tous les jeux excepte le billard ou il etait de premiere force ce qui lui avait valu l estime de plusieurs des graves personnages au milieu desquels il s etait lance il eut bientot compris la bouillotte en les voyant s y exercer et le jour de la fete il debuta avec passion dans cette nouvelle carriere d emotions et de perils il eut pour son malheur a venir un bonheur insolent ce jour la avec cent louis il en gagna mille il se hata de restituer la somme premiere a louis de meran mit de cote quatre cents louis et continua a jouer les jours suivants avec les cinq cents autres il perdit regagna et apres plusieurs fluctuations de la fortune retourna enfin au chateau de meran avec dix sept mille francs en or et en billets de banque dans sa valise pour un jeune homme qui avait de grands besoins d argent et qui n avait jamais connu qu un sort precaire c etait une fortune il en pensa devenir fou de joie et je crois bien qu a partir de la il le devint reellement un peu il vint nous voir pour nous faire part de son bonheur et ne songea pas a me restituer cent cinquante louis qu il me devait je n osai le lui rappeler quoique je fusse assez gene je regardais comme impossible qu il l oubliat cependant il ne s en souvint jamais et je le lui pardonne de tout mon coeur certain que sa volonte n y fut pour rien l empressement avec lequel il vint m annoncer sa richesse en est la meilleure preuve son premier soin fut d envoyer cent louis a sa mere mais il n osa pas lui dire que c etait l argent du jeu la bonne femme s en fut effrayee plus que rejouie il lui manda que c etait le prix de travaux litteraires auxquels il se livrait dans mon ermitage et qu il envoyait a paris a un editeur je pretends me dit il en riant la reconcilier avec la profession d homme de lettres qu elle avait tant de regret a me voir embrasser et qu elle va desormais regarder comme tres honorable dans quelques mois je lui enverrai encore un millier de francs ainsi de suite tant que j aurai de l argent que ne puis je lui faire passer des aujourd hui la somme entiere je serais si heureux de pouvoir m acquitter en un instant des sacrifices qu elle fait pour moi depuis que j existe mais elle comprendrait si peu ce qui m arrive qu elle me demanderait des explications impossibles et les gens de ma province qui sont aussi judicieux que charitables voyant la mere dumontet remonter sa vaisselle et acheter des robes a sa fille en concluraient certainement que pour procurer a ma famille une telle opulence il faut que j aie assassine quelqu un il est vrai que mon bon pere qui se pique un peu de belles lettres voudra lire de ma prose imprimee je lui dirai que j ecris sous un pseudonyme et je couperai dans un volume de quelque poete mystique allemand nouvellement traduit une centaine de pages que je lui enverrai en lui disant qu elles sont de moi il n y verra que du feu et il les montrera a tous les beaux esprits de sa petite ville qui n y comprenant goutte reconnaitront enfin que je suis un homme superieur en disant ces folies horace qui se moquait parfois de lui meme de fort bonne grace eclata de rire c etait la verite qu il eut envoye tout son argent a sa mere s il eut pu le faire a l instant meme sans l effrayer son coeur etait genereux et s il se rejouissait tant d etre riche ce n etait pas tant a cause de la possession qu a cause de l espece de victoire remportee sur ce qu il appelait son mauvais destin malheureusement il ne songea plus a ses resolutions le lendemain sa mere ne recut plus rien de lui et tous ses creanciers de paris furent egalement oublies il ne lui resta de cet instant de devouement enthousiaste qu une sorte d orgueil insense et bizarre qui consistait a croire a son etoile en fait de succes d argent comme napoleon croyait a la sienne en fait de gloire militaire cette confiance absurde en une providence occupee a favoriser ses caprices et en un dieu dispose a intervenir dans toutes ses entreprises le rendit vain et temeraire il commenca a mener le train d un jeune homme pour qui quinze mille francs auraient ete le semestre d une pension de trente mille il acheta un cheval sema les pieces d or a tous les valets de son hote ecrivit a paris a son tailleur qu il avait fait un heritage et qu il eut a lui envoyer les modes les plus nouvelles quinze jours apres il se montra equipe le plus ridiculement du monde ses amis se moquerent de cet accoutrement de mauvais gout et lui conseillerent de destituer son tailleur du quartier latin pour une celebrite de la fashion il distribua aussitot sa nouvelle garde robe aux piqueurs de ces messieurs et en commanda une autre a humann qui habillait louis de meran recommande par ce jeune homme elegant et riche il eut chez ce prince des tailleurs un credit ouvert dont il ne s inquieta pas et qui creusa sous lui comme un gouffre invisible les joyeux compagnons qui l entouraient des qu ils le virent insolemment prodigue et revetu d un costume de dandy qui deguisait incroyablement son origine plebeienne l adopterent tout a l ait et firent de lui le plus grand cas ce n est plus le temps c est l argent qui est un grand maitre horace n etant plus retenu et contriste par la misere se livra a tous les elans de sa brillante gaiete et de son audacieuse imagination l argent fit en lui des miracles car il lui rendit avec la confiance en l avenir et les jouissances du present l aptitude au travail qu il semblait avoir a jamais perdue il retrouva toutes ses facultes emoussees par les chagrins et les soucis de l hiver precedent son humeur redevint egale et enjouee ses idees sans devenir plus justes se coordonnerent et s etendirent son style se forma tout a coup il ecrivit un petit roman fort remarquable dont la triste marthe fut l heroine et ses amours le sujet il s y donna un plus beau role qu il ne l avait eu dans la realite mais il y motiva et y poetisa ses fautes d une maniere tres habile l on peut dire que son livre s il eut eu plus de retentissement eut ete un des plus pernicieux de l epoque romantique c etait non pas seulement l apologie mais l apotheose de l egoisme certainement horace valait mieux que son livre mais il y mit assez de talent pour donner a cet ouvrage une valeur reelle comme il etait riche alors il trouva facilement un editeur et le roman imprime a ses frais et publie peu du temps apres son retour a paris eut une sorte de succes surtout dans le monde elegant cette vie de luxe melee de travail intellectuel et d activite physique etait l ideal et l element veritable d horace je remarquai que sa parole et ses manieres d abord ridicules lorsqu il avait voulu les transformer de bourgeoises en patriciennes devinrent gracieuses et dignes lorsque fort de son propre merite et riche de son propre argent il ne chercha plus en se reformant a imiter personne a paris ses nouveaux amis le presenterent dans diverses maisons riches ou nobles ou il vit l ancienne bonne compagnie et le nouveau grand monde il vit les fetes des banquiers israelites et les soirees moins somptueuses et plus epurees de quelques duchesses il entra partout avec aplomb certain de n etre deplace nulle part apres avoir ete l amant et l eleve de la precieuse vicomtesse de chailly au bout de deux mois d une telle vie horace fut completement transfigure il vint nous voir un matin dans son tilbury avec son groom pour tenir son beau cheval il monta nos cinq etages comme s il n eut fait autre chose de sa vie et eut le bon gout de ne pas paraitre essouffle sa mise etait irreprochable sa chevelure inculte avait enfin ete domptee par boucherot successeur de michalon il avait la main blanche comme celle d une femme les ongles tailles en biseau des bottes vernies et une canne verdier mais ce qu il y avait de plus extraordinaire c est qu il avait pris un ton parfaitement naturel et qu il etait impossible de deviner que tout cela fut le resultat d une etude la seule chose qui trahit la nouveaute de sa metamorphose c etait l espece de joie triomphante qui eclairait son front comme une aureole eugenie a qui il baisa la main en arrivant pour la premiere fois de sa vie eut un peu de peine d abord a tenir son serieux et finit par s etonner autant que moi de la facilite avec laquelle ce jeune papillon avait depouille sa chrysalide il avait ete a si bonne ecole qu il avait appris non seulement a se bien tenir mais encore a bien causer il ne parlait plus de lui il nous questionnait sur tout ce qui pouvait nous interesser personnellement et il avait l air de s y interesser lui meme nous avions vu ses premiers efforts pour atteindre au type qu il possedait enfin et nous etions emerveilles qu il eut deja perdu l enflure et l arrogance du parvenu parle moi donc de toi un peu lui dis je tes affaires me paraissent florissantes j espere que ta nouvelle fortune ne repose pas entierement sur les cartes mais bien sur la litterature ou tu as fait un si joli debut l argent du jeu tire a sa fin me repondit il naivement j espere bien le renouveler en puisant a la meme source et jusqu ici mes essais ne sont pas malheureux mais comme il faut etre en mesure de perdre j ai songe a la litterature comme a un fonds plus solide mon editeur m a verse ces jours ci trois mille francs pour un petit volume que je lui ferai en une quinzaine de jours et si le public recoit celui la avec autant d indulgence que l autre j espere que je ne me trouverai plus a court d argent trois mille francs un petit volume pensai je c est un peu cher mais tout depend des arrangements il faut lui dis je que je te parle de ce roman que tu viens de publier oh je t en prie s ecria t il ne m en parle pas c est si mauvais que je voudrais bien n en entendre jamais parler ce n est pas mauvais le moins du monde repris je on peut meme dire au point de vue de l art que c est une paraphrase tres remarquable d adolphe ce petit chef d oeuvre litteraire de benjamin constant que tu sembles avoir pris pour modele ce compliment ne plut pas beaucoup a horace sa figure changea tout d un coup tu trouves me dit il en s efforcant de garder son air indifferent que mon livre est un pastiche c est bien possible mais je n y ai pas songe d autant plus que je n ai jamais lu adolphe je te l ai prete cependant l annee derniere tu crois j en suis certain ah je ne m en souviens pas alors mon livre est une reminiscence il est impossible repris je que le premier ouvrage d un auteur de vingt ans soit autre chose mais comme le tien est bien fait bien ecrit et interessant personne ne s en plaint cependant au risque d etre pedant je veux te gronder un peu quant au sujet tu as fait ce me semble la rehabilitation de l egoisme ah mon cher laissons cela je t en prie dit horace avec un peu d ironie tu parles comme un journaliste je te vois venir tu vas me dire que mon livre est une mauvaise action j ai lu au moins ce mois ci quinze feuilletons qui finissaient de meme j insistai je lui fis un peu la guerre je combattis ses theories de l art pour l art avec une sorte d obstination dont je me faisais un devoir d amitie envers lui mais contre laquelle ne tint pas longtemps le vernis de modestie enjouee que l elude du gout lui avait donne il s impatienta se defendit avec humeur attaqua mes idees avec amertume et perdant peu a peu toutes ses graces et tout son calme d emprunt pour revenir a ses anciennes declamations a ses eclats de voix a ses gestes de theatre meme a quelques unes de ces locutions de cafe billard du quartier latin il laissa le vieil homme sortir du sepulcre mal blanchi ou il avait pretendu l enfermer quand il s apercut de ce qui lui arrivait il en fut si honteux et si courrouce interieurement qu il devint tout a coup sombre et taciturne mais ceci n etait pas plus nouveau pour nous que sa colere bruyante nous l avions si souvent vu passer de la declamation a la bouderie tenez horace lui dit eugenie en lui posant familierement ses deux mains sur les epaules tout charmant que vous etiez au commencement de votre visite et tout maussade que vous voila maintenant je vous aime encore mieux ainsi au moins c est vous avec tous vos defauts que nous savons par coeur et qui ne nous empechent pas de vous aimer au lieu que quand vous voulez etre accompli nous ne vous reconnaissons plus et nous ne savons que penser grand merci ma belle dit horace en cherchant a l embrasser cavalierement pour la punir de son impertinence mais elle s en preserva en le menacant d une petite balafre de son aiguille au visage ce qui l eut empeche de paraitre le soir dans le monde et il ne s y exposa point il essaya de reprendre son air aise et ses manieres distinguees avant de nous quitter mais il n en put venir a bout et se sentant gauche et guinde il abregea sa visite je crains que nous ne l ayons fache et qu il ne revienne pas de si tot dis je a eugenie lorsqu il fut parti nous le reverrons quand il aura gagne encore de l argent et qu il aura un coupe a deux chevaux a nous faire voir repondit elle pendant un quart d heure je l ai cru corrige de tous ses defauts repris je et je m en rejouissais et moi je m en affligeais dit eugenie car il me semblait etre arrive a l impudence qui est le pire de tous les vices heureusement voyez vous il ne pourra jamais s empecher d etre ridicule parce qu en depit de toutes ses affectations il a un fonds de naivete qui l emporte ce meme jour nous fumes surpris et bouleverses par une visite autrement agreable comme nous etions encore penches sur le balcon pour suivre de l oeil le rapide tilbury d horace nous remarquames qu il faillit au detour du pont ecraser un homme et une femme qui venaient a sa rencontre en se donnant le bras et en causant la tete baissee sans faire attention a ce qui se passait autour d eux horace cria gare donc d une voix retentissante qui monta jusqu a nous par dessus tous les bruits du dehors et nous le vimes fouetter son cheval fougueux avec quelque intention d effrayer ces gens malappris qui l avaient force de s arreter une seconde nos yeux suivirent involontairement ce couple modeste qui venait toujours de notre cote et qui semblait n avoir remarque ni le dandy ni son equipage ils marchaient appuyes l un sur l autre et plus lentement que tous les gens affaires qui suivaient le trottoir as tu jamais observe me dit eugenie qu on peut deviner a l allure de deux personnes de sexe different qui se donnent le bras le sentiment qu elles ont l une pour l autre voici un couple qui s adore je le parierais ils sont jeunes tous deux je lu vois a leur taille et a leur demarche la femme doit etre jolie du moins elle a une tournure charmante et a la maniere dont elle s appuie sur le bras de ce jeune mari ou de ce nouvel amant je vois qu elle est heureuse de lui appartenir voila tout un roman dont ces deux passants ne se doutent peut etre guere repondis je mais vois donc eugenie a mesure que cet homme s approche il me semble le reconnaitre il a fait un geste comme arsene il leve la tete vers notre balcon mon dieu si c etait lui je ne vois pas ses traits de si haut dit eugenie mais quelle serait donc cette femme qu il accompagne a coup sur ce n est ni suzanne ni louison c est marthe m ecriai je j ai de bons yeux elle nous a regardes elle entre ici oui eugenie c est marthe avec paul arsene ne me fais pas de pareils contes dit eugenie tout emue en s arrachant du balcon ce sont de fausses joies que tu me donnes j etais si sur de mon fait que je m elancai sur l escalier a la rencontre de ces deux revenants qui un instant apres pressaient eugenie dans leurs bras entrelaces eugenie qui les avait crus morts l un et l autre et qui les avait amerement pleures faillit s evanouir en les retrouvant et ne reprit la force de les embrasser qu en les arrosant de larmes cet accueil les toucha vivement et ils passerent plusieurs heures avec nous durant lesquelles ils nous informerent complaisamment des moindres details de leur histoire et de leur vie presente quand eugenie sut que son amie etait actrice elle la regarda avec surprise et me dit en la montrant vois donc comme elle est toujours la meme elle a embelli elle est mise avec plus d elegance mais sa voix son ton ses manieres rien n a change tout cela est aussi simple aussi vrai aussi aimable que par le passe ce n est pas comme et elle s arreta pour ne pas prononcer un nom que marthe dans son recit avait repete cependant plusieurs fois sans emotion penible mais a chaque instant eugenie en regardant paul et marthe et en poursuivant interieurement son parallele avec horace ne pouvait s empecher de s ecrier mais ce sont eux ils n ont pas change il me semble que je les ai quittes hier marthe voulut avoir l explication de ces reticences et je jugeai qu il valait mieux lui parler ouvertement et naturellement d horace que de la forcer a nous interroger sur son compte je lui racontai la visite qu il venait de nous faire et tout ce qui devait expliquer cette opulence soudaine je lui parlai meme de ses relations avec la vicomtesse de chailly je crus devoir le faire pour mettre la derniere main s il en etait besoin a la guerison de cette ame sauvee elle en sourit de pitie fremit legerement et se jetant dans le sein de son epoux elle lui dit avec un sourire doux et triste tu vois que je connaissais bien horace ils furent forces de nous quitter a quatre heures marthe jouait le soir meme nous allames l entendre et nous revinmes tout emus et tout bouleverses de son talent joyeux jusqu aux larmes d avoir retrouve ces deux etres cheris unis enfin et heureux l un par l autre horace lance dans le monde avec une belle figure une bonne tenue beaucoup d esprit de conversation un commencement de renommee litteraire les apparences d une certaine fortune et un nom qu il signait du montet ne pouvait manquer d etre remarque et il y eut un moment ou sans trop d illusions il put se flatter d etre appele aux plus grands succes aupres de ces belles poupees de salon qu on appelle femmes a la mode deux ou trois coquettes sur le retour l eussent mis en vogue s il eut voulu se laisser proner par elles mais il visa plus haut et cela le perdit il se mit dans l esprit que ces passageres amours etaient trop faciles et qu il pouvait aspirer a un brillant mariage depuis qu il avait tate de la richesse il lui semblait qu il n y avait que cela de reel et de desirable il ne regardait plus le talent et la gloire que comme des moyens de parvenir a la fortune et il comptait sur les dons qu il avait recus de la nature pour captiver le coeur de quelque riche heritiere avec de l habilete du temps et de la prudence qui sait si son reve ne se serait pas realise mais il ne sut pas menager les ressources de sa position et son trop de confiance l egara prompt a s abuser sur les sentiments qu il inspirait il entama une intrigue avec la fille d un banquier pensionnaire romanesque qui repondit a ses billets lui donna des rendez vous et concerta avec lui un enlevement et un mariage a gretna green malheureusement horace n avait pas assez d argent pour faire cette equipee les deux ou trois mille francs du second roman avaient ete manges avant d etre touches et il commencait a devenir aussi malheureux au jeu qu il se flattait d etre heureux en amour il brusqua les choses demanda la demoiselle a ses parents d un ton assez imperatif se vanta aupres d eux de la passion qu elle avait pour lui et leur donna meme a entendre qu il n etait plus temps de la lui refuser ce dernier point etait une ruse d amour dont il esperait rendre la jeune personne complice car il avait ete malgre lui plus delicat qu il ne voulait l avouer il avait respecte l imprudente petite heroine de son roman et meme leurs relations avaient ete si chastes qu elle n avait cru courir aucun danger aupres de lui les parents fins et prudents comme des gens qui ont fait leur fortune eux memes eurent bientot penetre la verite ils prirent l enfant par la douceur lui peignirent horace comme un fat un homme sans coeur pret a la compromettre pour s enrichir en l epousant ils parlementerent suspendirent la correspondance et les rendez vous mysterieux gagnerent du temps parlerent d accorder la main et de retenir la dot et en peu de jours surent si bien degouter ces deux amants l un de l autre qu horace se retira furieux contre sa belle qui le repoussait de son cote avec mepris et aversion cette triste aventure fut tenue secrete on ne fut tente de s en vanter de part ni d autre et horace par depit s adressa precipitamment a une veuve de bonne maison qui jouissait d une vingtaine de mille livres de rentes et qui etait encore jeune et belle comme elle etait devote sentimentale et coquette il s imagina qu elle ne lui appartiendrait que par le mariage et il se trompa soit que la veuve ne voulut faire de lui qu un cavalier servant en tout bien tout honneur soit qu elle fut moins scrupuleuse et voulut aimer sans perdre sa liberte il fut accueilli avec grace agace avec art et commenca a se sentir amoureux avant de savoir a quoi s en tenir j ignore si malgre son extreme jeunesse qu il dissimulait dans sa barbe epaisse son nom roturier qu il avait arrange sur ses cartes de visite et sa misere qu il pouvait encore cacher sous des habits neufs pendant quelque temps il eut satisfait son amour et son ambition l esperance d etre un jour homme politique lui etait revenue avec celle de devenir eligible par contrat de mariage il se nourrissait des plus doux projets et attendait pour avouer sa veritable situation qu il eut inspire un amour assez violent pour la faire accepter mais il avait une ennemie qui devait lui barrer le chemin c etait la vicomtesse de chailly quoiqu elle n eut plus d amour pour lui elle avait espere le voir ramper devant elle conformement aux predictions du marquis de vernes aussitot qu elle l aurait abandonne mais le marquis en jugeant horace orgueilleux en amour s etait trompe horace n etait que vain et son inconstance jointe a sa bonte naturelle l empechait de concevoir un depit serieux il vit bien que la vicomtesse etait retournee au comte de meilleraie mais comme elle le recevait avec une apparente bienveillance et l admettait au rang de ses amis il se tint pour satisfait et continua a la voir sans amertume et sans pretention c eut ete pour tous deux le meilleur etat de choses mais horace ne pouvait passer une semaine sans commettre une faute grave il aimait a se griser pour etouffer peut etre quelques secrets remords a la suite d un dejeuner au cafe de paris il s enivra devint expansif vantard et se laissa arracher l aveu de ses succes aupres de la vicomtesse un de ceux qui l aiderent perfidement a cette confession haissait leonie et voyait intimement le comte de meilleraie des le lendemain ce dernier fut informe de l infidelite de sa maitresse il lui fit non pas une scene il ne l aimait pas assez pour s emporter mais de piquants reproches qui la blesserent profondement des lors horace fut l objet de la haine implacable de cette femme elle connaissait assez particulierement la veuve qu il courtisait et deja elle s etait apercue de la tournure que prenait cette liaison elle lui temoigna de l amitie gagna sa confiance et la degouta d horace en lui disant ce simple mot c est un homme qui parle horace fut econduit brusquement il lutta et sa defaite n en fut que plus honteusement consommee cette mortification cruelle ne pouvait arriver dans un plus facheux moment son second roman venait de paraitre et il n etait pas bon horace avait epuise dans le premier la petite somme de talent qu il avait amassee parce qu il y avait depense la petite somme d emotion qu il avait recue il eut fallu pour produire un nouvel ouvrage que sa vie interieure fut renouvelee assez rapidement pour rechauffer et l inspirer une seconde fois il avait force son cerveau a un enfantement qui avortait en essayant de peindre leonie et son amour pour elle il avait ete froid et faux comme son modele et comme son propre sentiment il eut pu avoir neanmoins un certain succes dans un certain monde avec ce mauvais ouvrage s il eut designe clairement la vicomtesse a la mechancete du public des salons et s il eut fourni a ses elegants lecteurs l appat d un petit scandale mais horace avait un trop noble coeur pour chercher ce genre de vogue il avait tellement poetise son heroine qu elle n etait pas vraie et que personne ne pouvait la reconnaitre incapable de garder un secret d amour il etait egalement incapable de le proclamer froidement et par vengeance le meme jour ou il fut congedie par la prudente veuve il perdit au jeu ses derniers louis et rentra chez lui dans une disposition d esprit assez tragique il trouva sur sa cheminee une lettre de son editeur en reponse a un billet qu il lui avait ecrit la veille pour lui demander de nouvelles avances en retour de la promesse d un nouveau roman odieux metier s ecria t il en decachetant la lettre il faudra donc ecrire encore ecrire toujours quelle que soit ma disposition d esprit etre leger de style avec une cervelle appesantie de fatigue tendre de sentiments avec une ame dessechee de colere frais et fleuri de metaphores avec une imagination fletrie par le degout il brisa convulsivement le cachet et a sa grande surprise lut un refus tres net en style d editeur mecontent qui appelle un chat un chat et un succes manque un bouillon le digne homme en etait pour ses frais depuis quinze jours que l ouvrage etait publie il ne s en etait pas vendu trente exemplaires et puis il etait si court le volume etait plat les libraires ne prenaient cette galette qu au rabais si horace avait voulu le croire il aurait allonge le denoument deux feuilles de plus et son livre gagnait cinquante centimes par exemplaire et puis le titre n etait pas assez ronflant la donnee n etait pas morale il y avait trop de reflexions et mille autres causes de non succes qui firent sauter au plancher le pauvre auteur outre de colere et rempli de desespoir quand on n a pour toute fortune que de belles paroles des bottes percees et un habit rape on ne se decourage pas pour un refus d editeur on se met en campagne et de rebuffades en rebuffades on finit par en trouver un plus confiant ou plus riche mais courir en tilbury et suivi de son groom de porte en porte pour demander l aumone ce n est pas aussi facile horace l essaya pourtant des le lendemain partout il fut recu avec beaucoup de politesse mais avec un sourire d incredulite pour son avenir litteraire son premier roman avait eu un succes d estime plutot qu un succes d argent le second avait fait un fiasco complet l un lui demandait une preface d eugene sue l autre une lettre de recommandation de m de lamartine un troisieme exigeait qu on lui assurat un feuilleton de jules janin tous s accordaient pour ne point faire les frais de l edition et aucun n entendait debourser la moindre avance de fonds horace les envoya tous au diable petits et gros et revint chez lui la mort dans l ame le lendemain il vendit son cheval pour payer et congedier son domestique le surlendemain il vendit sa montre pour avoir quelques pieces d or et pouvoir jouer encore un jour le role d un homme riche il alla voir louis de meran qui jouait au whist avec ses amis horace gagna quelques louis les perdit les regagna et se retira vers trois heures du matin endette de cinq cents francs que selon les lois de ce monde la il devait payer dans un delai de trois jours a un de ses meilleurs amis riche de trente mille livres de rente sous peine d etre meprise et taxe de gueuserie apres s etre en vain mis en quatre pour se les procurer chez un editeur le soir du troisieme jour il se decida a les emprunter a louis de meran non sans un trouble mortel car il savait qu a moins d un nouveau bonheur au jeu il ne pourrait pas les rendre et l insouciance qu il avait eue naguere s etait changee en mefiance et en terreur depuis qu il avait connu les apres jouissances de la possession et les soucis amers de la ruine cette souffrance fut d autant plus grande qu il lui sembla voir dans le regard et dans tout l exterieur de son ami quelque chose de froid et de contraint qui contrastait avec son empressement et sa confiance habituels jusque la ce jeune homme avait paru en lui pretant de l argent le remercier plutot que l obliger et il est certain que jusque la horace le lui avait scrupuleusement restitue depuis qu il se faisait passer pour riche il payait exactement non ses anciennes dettes mais celles qu il contractait dans son nouvel entourage ce jour la il lui sembla que louis de meran lui faisait l aumone avec un deplaisir contenu par la politesse aurait il devine que ce jour la pour la premiere fois horace n avait pas le moyen de s acquitter mais comment eut il pu le deviner horace avait reforme son equipage et quitte le joli appartement garni qu il occupait sous pretexte d un prochain voyage en italie annonce depuis longtemps projet a la faveur duquel il s etait dispense d acheter des meubles et de s installer conformement a sa pretendue aisance il feignit d etre encore retenu pour quelques jours par des affaires imprevues esperant que durant ce peu de jours la fortune du jeu et meme celle de l amour changeraient en sa faveur et lui permettraient de reculer indefiniment son voyage neanmoins ce froid visage de son noble ami et une sorte d affectation qu il crut remarquer en lui de ne pas l accompagner a l opera lui causerent une profonde inquietude il craignit d avoir laisse soupconner sa position facheuse par l air soucieux qu il avait depuis quelques jours et resolut d effacer ces doutes en se montrant le soir en public avec son dandysme accoutume il alla trouver au fond de la cite un brocanteur auquel il avait eu affaire autrefois et il lui vendit a grande perte son epingle en brillants mais il eut une centaine de francs dans sa poche loua une remise mit le meilleur habit qui lui restat passa une rose magnifique dans sa boutonniere et alla s installer a l avant scene de l opera dans une de ces loges en evidence qu on appelle aujourd hui je crois cages aux lions a cette epoque la les elegants du cafe de paris ne portaient pas encore ce nom bizarre mais je crois bien que c etait la meme espece de dandys ou peu s en faut horace etait enrole dans cette variete de l espece humaine et faisait profession de se montrer il avait ses entrees dans cette loge ou louis de meran payait une part de location et l emmenait une ou deux fois par semaine il y etait toujours accueilli par les autres occupants avec cordialite car on l aimait et son esprit animait ce groupe flaneur et ennuye mais ce soir la on tourna a peine la tete lorsqu il entra et personne ne se derangea pour lui faire place il est vrai que nourrit chantait avec madame damoreau le duo de guillaume tell o mathilde idole de ma vie etc probablement on ecoutait dans ce moment avec plus d attention horace un instant effraye se rassura et bientot il reprit tout son aplomb lorsqu a la fin de l acte un de ces messieurs l engagea a venir souper chez lui avec les autres apres le spectacle il s efforca d etre enjoue et il vint a bout d avoir enormement d esprit cependant de temps a autre il lui semblait remarquer un sourire de mepris echange autour de lui un nuage alors passait devant ses yeux ses oreilles bourdonnaient il n entendait plus l orchestre il ne voyait plus flotter dans la salle qu une assemblee de fantomes qui le regardaient le montraient au doigt ricanaient affreusement et des spectres de femmes qui se disaient les uns aux autres des mots etranges derriere leur eventail aventurier aventurier hableur fanfaron homme de rien homme de rien alors il etait pret a s evanouir et quand revenu a lui meme il s assurait que ce n etait qu une hallucination il faisait de violents efforts pour cacher son angoisse une fois un de ses compagnons lui demanda pourquoi il etait si pale horace encore plus trouble par cette remarque repondit qu il etait souffrant peut etre avez vous faim lui dit un antre horace perdit tout a fait contenance il crut voir dans ce mot insignifiant une atroce epigramme il songea a se retirer a se cacher a ne jamais reparaitre et puis il se dit qu il ne fallait pas abandonner ainsi la partie qu il devait aborder une explication affronter l attaque afin de se defendre avec audace et de savoir a tout prix s il etait victime d une secrete persecution ou en proie a un mauvais reve il suivit la bande joyeuse chez l amphitryon de la nuit tour a tour glace ou rassure par l air froid ou bienveillant des convives la dame du logis etait une fille entretenue fort belle fort intelligente fort railleuse et mechante a l exces horace l avait toujours haie et redoutee quoiqu elle lui eut fait des avances elle avait ce jour la une robe de satin ecarlate ses cheveux blonds flottants et un certain air plus impertinent que de coutume ses yeux brillaient d un eclat diabolique c etait la vraie fille de lucifer elle accueillit horace avec des graces de chat le placa aupres d elle a table et lui versa de sa belle main les vins du rhin les plus capiteux on s egaya beaucoup on traita horace aussi bien que de coutume on lui fit reciter des vers on l applaudit on le flatta et on parvint a l enivrer non pas jusqu a perdre la raison mais jusqu a reprendre confiance en lui meme alors un des convives lui dit a propos de femmes apprenez nous donc mon cher pourquoi la vicomtesse de chailly vous en veut si fort est il vrai qu a un dejeuner au cafe de paris avec b et a vous l ayez compromise le diable m emporte si je m en souviens repondit horace mais je ne crois pas l avoir fait alors vous devriez vous justifier aupres d elle car on lui a dit que vous vous etiez vante de ce dont un homme d honneur ne se vante jamais a jeun reprit un autre mais in vino veritas n est ce pas horace en ce cas repondit horace quelque gris que j aie pu etre je n ai du me vanter de rien il veut dire par la observa proserpine c est ainsi qu horace appelait ce soir la la maitresse de son hote qu il n y aurait pas de quoi se vanter et c est mon avis votre vicomtesse est seche reluisante et anguleuse comme un coquillage elle a beaucoup d esprit reprit on avouez horace que vous en avez ete amoureux pourquoi non mais si je l ai ete je ne m en souviens pas davantage on dit pourtant que vous vous en etes souvenu au point de raconter des choses etranges sur votre sejour a la campagne l ete dernier que signifient toutes ces questions dit horace en levant la tete suis je devant un jury oh non dit proserpine c est tout au plus de la police correctionnelle allons mon beau poete vous allez nous dire cela entre amis la vicomtesse ne vous hairait pas tant si elle ne vous avait pas tant aime et depuis quand m honore t elle de sa haine depuis que vous lui avez ete infidele bel inconstant si je ne l ai pas ete c est votre faute belle inhumaine repondit horace du meme ton moqueur vous avouez donc reprit elle que vous lui aviez jure fidelite jusqu au tombeau cela va t il durer longtemps de la sorte dit horace en riant il est certain dit quelqu un que vous causez un violent depit a la vicomtesse et qu elle dit beaucoup de mal de vous et quel mal peut elle dire de moi s il vous plait tenez vous a le savoir un peu eh bien elle pretend que vous etes pauvre et que vous vous faites passer pour riche que vous etes un enfant et que vous faites semblant d etre un homme que vous etes econduit par toutes les femmes et que vous jouez le role de vainqueur nous y voila pensa horace le moment est venu de braver l orage si la vicomtesse se plait a debiter de pareilles impertinences repondit il avec fermete comme je ne sais pas le moyen de me venger d une femme je me bornerai a dire qu elle se trompe mais si un homme me le repetait avec le moindre doute sur ma loyaute je lui repondrais qu il en a menti l interlocuteur a qui s adressait cette reponse fit un mouvement de colere son voisin le retint et se hata de dire d un ton assez equivoque personne ne doute ici de votre loyaute si vous avez trahi le secret de vos amours avec une femme dans un de ces apres boire ou vraiment la verite nous echappe sans que nous en ayons conscience la vicomtesse pousse trop loin sa vengeance en vous calomniant mais si vous l aviez calomniee vous si par depit de ses refus vous aviez menti il faudrait l excuser d user de represailles mais vous meme monsieur dit horace vous paraissez incertain je desirerais savoir votre opinion sur mon compte mon opinion c est que vous avez ete son amant que vous l avez conte a quelqu un dans les fumees du champagne et que vous avez fait la une grave imprudence que vous en semble dit proserpine en remplissant le verre d horace prononcez messieurs du tribunal cela merite tout au plus deux jours d emprisonnement au secret dans l oratoire de madame de ici on nomma la belle veuve qu horace avait espere d epouser ah est ce qu il y a aussi un acte d accusation par rapport a celle la dit proserpine en regardant horace d un air de reproche a lui donner des vertiges de vanite quoique horace fut un peu anime il comprit qu il avait besoin de toute sa tete et il s abstint de vider son verre il chercha a deviner dans les regards des convives si cette petite guerre etait un piege perfide ou une taquinerie amicale il crut n y rien trouver de malveillant et il soutint toutes les interrogations avec enjouement tout ce qu on lui disait l eclairait sur un point jusqu alors mysterieux pour lui c est que la vicomtesse l avait desservi aupres de la veuve il voyait en outre qu elle avait tache de le desservir dans l opinion de ses amis et la maniere dont on presentait les choses donnait a penser que cette guerre cruelle etait le resultat de l amour offense il trouvait tout le monde dispose a le juger ainsi et a l absoudre dans ce cas des doutes injurieux eleves contre lui par une femme irritee et jalouse il ne pouvait se justifier qu en avouant son intimite avec elle mais il ne pouvait l avouer sans encourir le reproche de fatuite qu il repoussait depuis un quart d heure il n avait qu un parti a prendre c etait de se griser tout a fait et il le fit de son mieux afin d etre autorise a parler comme malgre lui mais par une de ces bizarreries de la raison humaine qui ne nous quitte que lorsque nous voulons la retenir et qui s obstine a nous rester fidele lorsque nous la voulons ecarter plus il buvait moins il se sentait gris il avait la migraine sa paupiere etait lourde sa langue embarrassee mais jamais son cerveau n avait ete plus lucide cependant il fallait deraisonner helas et horace deraisonna il me l a confesse depuis presse par un severe interrogatoire il joua l ivresse n etant pas ivre et feignant d avoir perdu la raison il donna avec beaucoup de discernement des preuves irrecusables de la verite il le fit avec une certaine jouissance de ressentiment contre la mechante creature qui avait voulu le deshonorer et il crut avoir savoure le plaisir funeste de la vengeance car il vit son auditoire convaincu applaudir a ses aveux et les enregistrer comme pour demasquer la prudence de son ennemie mais tout a coup son hote se levant pour recevoir les adieux de la compagnie qui se retirait lui dit ces paroles cyniques avec une froideur meprisante allez vous coucher horace car bien que vous ne soyez pas plus gris que moi vous etes soul comme un horace n entendit pas le dernier mot et je me garderai bien de le repeter il eut comme un eblouissement et ses jambes ne pouvant plus le soutenir sa langue ne pouvant plus articuler un mot on l entraina et on le jeta plutot qu on ne le deposa a la porte de louis de meran chez lequel depuis le jour ou il avait quitte son logement il avait accepte un gite provisoire ce qu il souffrit lorsqu il se trouva seul ne saurait etre apprecie que par ceux qui auraient d aussi miserables fautes a se reprocher en proie a d horribles douleurs physiques et ne pouvant se trainer jusqu a son lit il passa le reste de la nuit sur un fauteuil a mesurer l horreur de sa position car pour son supplice sa raison etait parfaitement eclaircie et il ne se faisait plus illusion sur le blame la mefiance et le mepris de ces hommes qu il avait voulu eblouir et tromper et qui malgre la superiorite de son esprit venaient de le faire tomber dans un piege grossier maintenant il comprenait l epreuve a laquelle on l avait soumis et la conduite qu il eut du tenir pour en sortir justifie s il eut affronte dignement les imputations de leonie en persistant a respecter le secret de sa faiblesse et en acceptant le soupcon au lieu de l ecarter au moyen d une lache vengeance quoique ses juges ne fussent ni tres eclaires ni tres delicats sur de telles matieres ils auraient eu assez d instinct genereux dans l ame pour lui tout pardonner ils auraient estime la noblesse et la bonte de son coeur tout en blamant la vanite de son caractere ces jeunes gens frivoles qui ne valaient pas mieux que lui a beaucoup d egards avaient du moins recu du grand monde une sorte d education chevaleresque qui les eut rendus magnanimes si horace eut su leur en donner l exemple faute d avoir pris son role de haut il retombait plus bas qu il ne meritait d etre il n en pouvait plus douter en le ramenant dans leur voiture quatre ou cinq jeunes gens feignant de le croire endormi comme il feignait de l etre avaient fait entendre a ses oreilles des paroles terribles de secheresse et d ironie il avait ete condamne a ne pas les relever parce qu il s etait condamne a ne pas paraitre les entendre il avait eu envie de crier des convulsions furieuses avaient passe par tous ses membres et pour la premiere fois de sa vie au lieu de ceder a son exasperation nerveuse il avait eu la force de la reprimer parce qu il voyait qu on n y croirait pas et qu on serait impitoyable pour son delire vraiment c etait un chatiment trop rude pour un jeune homme qui n etait que vain leger et maladroit au grand jour louis de meran entra dans sa chambre avec un visage si severe qu horace ne pouvant soutenir cet accueil inusite cacha sa tete dans ses deux mains pour cacher ses larmes louis desarme par sa douleur prit une chaise s assit a cote de lui et s emparant de ses mains avec une bonte grave lui parla avec plus de raison et d elevation d idees qu il ne paraissait susceptible d en montrer c etait un jeune homme assez ignorant eleve en enfant gate mais foncierement bon la delicatesse du coeur eleve l intelligence quand besoin est horace lui dit il je sais ce qui s est passe cette nuit a ce souper ou je n ai pas voulu me trouver pour ne pas etre temoin des humiliations qu on vous y menageait j aurais malgre moi pris parti pour vous et je me serais fait quelque grave affaire avec des gens que par droit d anciennete et par suite d un long echange de services je suis force de preferer a vous j ai fait mon possible pour vous engager a rester chez vous hier vous n avez pas voulu me comprendre enfin vous vous etes livre et vous avez empire votre situation vous avez commis des fautes que dans la justice de ma conscience je trouve assez pardonnables mais pour lesquelles vous ne trouverez aucune indulgence dans ce monde hautain et froid que vous avez voulu affronter sans le connaitre vous avez une ennemie implacable a qui vous pouvez rendre blessure pour blessure outrage pour outrage c est une mechante femme dont j ai appris a mes depens a me preserver mais elle est du monde mais vous n en etes pas les rieurs seront pour vous les influents seront pour elle elle vous fera chasser de partout comme elle vous a fait congedier par madame de croyez moi quittez paris voyagez eloignez vous faites vous oublier et si vous voulez reparaitre absolument dans ce qu on appelle tres arbitrairement sans doute la bonne compagnie ne revenez qu avec une existence assuree et un nom honorable dans les lettres vous avez eu un tort grave c est de vouloir nous tromper a quoi bon aucun de nous ne vous eut jamais fait un crime d etre pauvre et d une naissance obscure avec votre esprit et vos qualites vous vous seriez fait accepter de nous un peu plus lentement peut etre mais d une maniere plus solide vous avez voulu partant d une condition precaire jouir tout d un coup des avantages de fortune et de consideration que votre travail et votre attitude fiere et discrete vis a vis de nous eussent pu seuls vous faire conquerir si j avais su qu au lieu de vingt cinq ans vous n en aviez que vingt je vous aurais guide un peu mieux si j avais su que vous etiez le fils d un petit fonctionnaire de province et non le petit fils d un conseiller au parlement je vous aurais detourne de l idee puerile de falsifier votre nom enfin si j avais su que vous ne possediez absolument rien je ne vous aurais pas lance dans un train de vie ou vous ne pouviez que compromettre votre honneur le mal est fait laissez au temps qui efface les medisances et a mon amitie qui vous restera fidele le soin de le reparer vous avez du talent et de l instruction vous pouvez avec de l esprit de conduite marcher un jour de pair avec ces personnages brillants dont l air degage vous a seduit et que vous regarderez peut etre alors en pitie vous allez partir promettez le moi et sans chercher par aucun coup de tete a vous venger des soupcons qu on a concus contre vous vous auriez dix duels que vous ne prouveriez pas que vous avez dit la verite et vous donneriez a votre aventure un eclat qu elle n a pas encore vous avez besoin d argent pour voyager en voici trop peu a la verite pour mener en pays etranger le train d un fils de famille mais assez pour attendre modestement le resultat de votre travail vous me le rendrez quand vous pourrez ne vous en tourmentez guere j ai de la fortune et je vous proteste horace que je n ai jamais eu autant de plaisir a vous obliger que je le fais en cet instant horace penetre de repentir et de reconnaissance pressa fortement la main de louis refusa obstinement le portefeuille qu il lui presentait le remercia de ses bons conseils avec une grande douceur lui promit de les suivre et quitta precipitamment sa maison louis de meran m ecrivit aussitot pour me mettre au courant de toutes ces choses et pour m engager a faire accepter en mon nom a horace les avances qu il n avait pas voulu recevoir de lui et qui lui etaient necessaires pour se mettre en voyage malheureusement le devouement de cet excellent jeune homme ne put etre aussi promptement efficace qu il le souhaitait horace ne vint pas me voir et je le cherchai rendant plusieurs jours sans pouvoir decouvrir sa retraite il passa donc trois ou quatre jours dans la solitude en proie aux angoisses de la honte et de la misere ne sachant ou fuir l une et comment arreter les progres de l autre son ame avait recu la plus douloureuse atteinte qu elle fut disposee a ressentir les chagrins de l amour les tourments du remords les soucis meme de la pauvrete ne l avaient jamais serieusement ebranle mais une profonde blessure portee a sa vanite etait plus qu il ne fallait pour le punir malheureusement ce n etait pas assez pour le corriger horace etait sans force et sans espoir de reaction contre l arret qui venait de le frapper enferme dans un grenier errant la nuit seul par les rues il se tordait les mains et versait des larmes comme un enfant le monde c est a dire la vie d apparat et de dissipation cet elysee de ses reves ce refuge contre tous les reproches de sa conscience lui etait donc ferme pour jamais les consolations que louis de meran avait essaye de lui donner lui paraissaient illusoires il savait bien que les gens qui vivent de pretentions selon eux legitimes sont sans pitie pour les pretentions mal fondees d autrui il avait assez de fierte pour ne vouloir pas rentrer en grace en cherchant a justifier sa conduite et lors meme qu il eut ete assure de sortir vainqueur aux yeux du monde d une lutte contre la vicomtesse la seule pensee d affronter des humiliations comme celles qu il venait de subir le faisait fremir de douleur et de degout il avait fait tant d etalage de sa courte prosperite tant aupres de ses anciens amis que dans sa correspondance avec ses parents qu il n osait plus dans sa detresse s adresser a personne et a vrai dire il ne pouvait s arreter a aucun projet il sentait bien que le plus court et le plus sage etait de retourner dans son pays et d y travailler a une oeuvre litteraire afin de payer ses dernieres dettes et d amasser de quoi se mettre en route a pied pour l italie mais il n avait pas ce courage il savait que ses parents abuses sur ses succes litteraires n avaient pas manque de les proclamer sur tous les toits de leur petite ville et il craignait qu un beau jour une medisance recueillie par hasard au loin n y vint changer en mepris la consideration qu il s etait faite six mois plus tot il eut emprunte gaiement et insoucieusement un louis par semaine a differents camarades d etudes dans ce monde la nul ne rougit d etre pauvre et l on se conte l un a l autre en riant qu on n a pas dine la veille faute de neuf sous pour payer son ecot chez rousseau mais quand on a frequente les salons fermes aux necessiteux quand on a eclabousse de son equipage les amis qui vont a pied on cache son indigence comme un vice et sa faim comme un opprobre cependant un soir horace se decida a monter chez moi non sans etre revenu sur ses pas dix fois au moins son aspect etait dechirant a voir sa figure etait fletrie ses joues creusees ses yeux eteints sa chevelure en desordre portait encore les traces de la frisure et cherchant a reprendre son attitude naturelle se dressait par meches raides et contournees autour de son front le courage de dissimuler sa misere sous un essai de proprete lui avait manque on voyait dans toute sa personne negligee et debraillee le decouragement profond ou il s etait laisse tomber sa chemise fine et plissee avec recherche etait sale et chiffonnee son habit d une coupe elegante avait plusieurs boutons emportes ou brises et l on voyait que depuis plusieurs jours il n avait pas songe a le brosser ses bottes etaient couvertes d une boue seche il n avait pas de gants et il portait en guise de canne un gros baton plombe comme s il eut ete sans cesse en garde contre quelque guet apens heureusement nous etions prevenus eugenie et moi et nous ne fimes paraitre aucune surprise de le voir ainsi metamorphose nous feignimes de ne pas nous en apercevoir et sans lui faire de questions nous lui proposames bien vite de diner avec nous nous avions deja dine pourtant mais eugenie en moins d un quart d heure nous organisa un nouveau repas auquel nous fimes semblant de toucher et dont horace avait trop besoin pour s apercevoir de la supercherie il etait si affame qu il eprouva un accablement extraordinaire aussitot qu il se fut assouvi et tomba endormi sur sa chaise avant que la nappe fut enlevee l appartement que marthe avait occupe a cote du notre se trouvait par hasard vacant nous y portames a la hate un lit de sangle et quelques chaises puis s approchant d horace avec douceur eugenie lui dit vous etes fort souffrant mon cher horace et vous feriez bien de vous jeter sur un lit que nous avons pu offrir ces jours derniers a un ami de province et qui est encore la tout pret profitez en jusqu a ce que vous vous sentiez mieux il est vrai que je me sens tout a fait malade repondit horace et si je ne suis pas indiscret j accepte l hospitalite jusqu a demain il se laissa conduire dans la chambre de marthe et ne parut frappe d aucun souvenir penible il etait comme abruti et cet etat si contraire a son animation naturelle avait quelque chose d effrayant il dormait encore le lendemain matin lorsque paul arsene entra chez nous portant l enfant de marthe dans ses bras je vous apporte votre filleul dit il a eugenie qui avait pris ce gros garcon en affection et qui lui avait donne le nom d eugene sa mere est accablee de travail aujourd hui et moi par consequent elle debute ce soir au gymnase ou je suis recu caissier comme vous savez la mere olympe est un peu malade et perd la tete nous craignons que notre tresor ne soit mal soigne il faut que vous veniez a notre secours et que vous le gardiez toute la journee si vous pouvez le faire sans trop vous gener donnez moi bien vite le tresor s ecria eugenie en s emparant avec joie du marmot que dans sa tendresse naive et grande arsene n appelait plus autrement le tresor est adorable lui dis je mais songez vous a l entrevue qui est inevitable tout a l heure arsene dit eugenie prends ton courage et ton sang froid a deux mains horace est ici arsene palit n importe dit il d apres ce que vous m aviez confie je devais bien m attendre a l y rencontrer un de ces jours le nom de l enfant n est point ecrit sur son front et d ailleurs grace a lui le tresor est anonyme pauvre ange ajouta t il en embrassant le fils d horace je vous le confie eugenie ne le rendez pas a son possesseur legitime il ne vous le disputera pas soyez tranquille repondit elle avec un soupir vous avertissez votre femme afin qu elle ne vienne pas ici durant quelques jours horace ne peut pas rester a paris et il est facile d eviter cette rencontre je le desire beaucoup dit arsene il me semble que cet homme ne peut seulement pas la regarder sans lui faire du mal cependant si elle desire le voir que sa volonte soit faite jusqu ici elle dit qu elle ne le veut pas adieu je reviendrai chercher mon enfant ce soir ah vous avez un enfant dit horace avec indifference lorsqu il entra chez nous vers dix heures pour dejeuner oui nous avons un enfant repondit eugenie avec un sentiment secret de malice austere comment le trouvez vous horace le regarda il ne vous ressemble pas dit il avec la meme indifference il est vrai que ces poupons la ne ressemblent a rien ou plutot ils se ressemblent tous je n ai jamais compris qu on put distinguer un petit enfant d un autre enfant du meme age combien a celui la un mois deux mois on voit bien que vous n en avez jamais regarde un seul dit eugenie celui ci a huit mois et il est superbe pour son age vous ne trouvez pas que ce soit un bel enfant je ne m y connais pas du tout je le trouverai delirant si cela vous fait plaisir mais j y songe il est impossible que vous soyez sa mere je vous ai vue il y a huit mois allons donc cet enfant n est pas a vous non dit eugenie brusquement je me moquais de vous c est l enfant de mon portier c est mon filleul et cela vous amuse de le porter sur vos bras tout en faisant votre menage voulez vous le tenir un peu dit elle en le lui presentant pendant que je servirai le dejeuner si cela nous fait dejeuner un peu plus vite je le veux bien mais je vous assure que je ne sais comment toucher a cela et que s il lui prend fantaisie de crier je ne saurai pas faire autre chose que de le poser par terre fi puisque vous n etes pas sa mere je puis bien vous dire eugenie que je le trouve fort laid avec ses grosses joues et ses yeux ronds il est plus beau que vous s ecria eugenie avec une colere ingenue et vous n etes pas digne d y toucher tenez le voila qui piaille dit horace permettez moi de le reporter dans la loge de ses chers parents l enfant effraye de la grosse barbe noire d horace s etait rejete en criant dans le sein d eugenie et moi dit elle en le caressant pour l apaiser moi qui serais si heureuse d avoir un enfant comme toi mon pauvre tresor horace sourit dedaigneusement et s enfoncant dans un fauteuil il devint reveur le passe sembla enfin se reveiller dans sa memoire et il me dit avec abattement lorsque eugenie ayant depose l enfant sur mes genoux passa dans la chambre voisine jamais eugenie ne me pardonnera de n avoir pas compris les joies de la paternite vraiment les femmes sont injustes et impitoyables j y ai beaucoup reflechi depuis mon malheur et j ai eu beau chercher comment les delices de la famille pouvaient etre appreciables a un homme de vingt ans je ne l ai pas trouve si un enfant pouvait venir au monde a l age de dix ans au developpement de sa beaute et de son intelligence en supposant gratuitement qu il ne fut ni laid ni roux ni bossu ni idiot je comprendrais jusqu a un certain point qu on put s interesser a lui mais soigner ce petit etre malpropre rechigne stupide et pourtant despotique c est le fait des femmes et dieu leur a donne pour cela des entrailles differentes des notres cela n est vrai que jusqu a un certain point repondis je les femmes les aiment plus delicatement et s entendent mieux a les elever durant les premieres annees mais je n ai jamais compris moi qu en presence de cet etre faible et mysterieux qui porte en lui un passe et un avenir inconnus on put eprouver pour tout sentiment la repugnance les hommes du peuple sont meilleurs que nous horace ils aiment leurs petits avec une admirable naivete n avez vous jamais ete saisi de respect et d attendrissement a la vue d un robuste ouvrier portant le soir dans ses bras nus encore tout noircis par le travail son marmot sur le seuil de la porte pour l egayer et soulager sa mere ce sont des vertus inconciliables avec la proprete repondit horace sur un ton de persiflage dedaigneux et sans songer que dans ce moment la il etait fort malpropre lui meme puis passant la main sur son front comme pour rassembler ses idees je vous remercie de m avoir heberge cette nuit dit il mais je ne sais si c est pour reveiller en moi un remords salutaire que vous m avez mis dans cette chambre fatale j y ai fait des reves affreux et il faut puisque me voila decidement dans la position d esprit la plus sinistre que je vous fasse une question penible et delicate avez vous jamais su theophile ce qu etait devenue l infortunee dont j ai si affreusement brise le coeur par un crime vraiment etrange pour n avoir pas ete enchante de l idee d etre pere a vingt ans et lorsque j etais dans l indigence horace lui dis je ne faites vous cette question avec le sentiment que vous avez en ce moment sur le visage c est a dire avec une curiosite assez indolente ou avec celui que vous devez avoir dans le coeur mon visage est petrifie mon pauvre theophile repondit il avec un accent qui redevenait peu a peu declamatoire et j ignore si je pourrai jamais pleurer ou sourire desormais ne m en demandez pas la cause c est mon secret quant a mon coeur c est sa destinee d etre meconnu mais vous qui avez toujours ete meilleur et plus indulgent pour moi que tous les autres comment pouvez vous l outrager a ce point d ignorer qu il saignera eternellement par cette blessure si j etais sur que marthe vecut et qu elle se fut consolee je serais peut etre soulage aujourd hui d une des montagnes qui oppressent tout le passe de ma vie tout mon avenir peut etre en ce cas lui dis je je vous repondrai la verite marthe n est pas morte marthe n est pas malheureuse et vous pouvez l oublier horace ne recut pas cette nouvelle avec l emotion que j en attendais il eut plutot l air d un homme qui respire en jetant bas son fardeau que d un coupable qui rentre en grace avec le ciel dieu soit loue dit il sans penser a dieu le moins du monde et il retomba dans sa reverie sans ajouter une seule question cependant il y revint dans la journee et voulut savoir ou elle etait et comment elle vivait je ne suis autorise a vous donner aucune espece d explication a cet egard lui repondis je et je vous conseille pour votre repos et pour le sien de n en point chercher il serait trop tard pour reparer vos fautes et il doit vous suffire d apprendre qu elles n ont aucun besoin de reparation horace me repondit avec amertume du moment que marthe m a quitte sans regrets et sans les projets de suicide dont je m effrayais du moment qu elle n a point ete malheureuse et qu elle s est debarrassee de son amour par lassitude ou par inconstance je ne vois pas que mes fautes soient si graves et que ni elle ni personne ait le droit de me les rappeler brisons la dessus lui dis je le moment de s en expliquer est tres inopportun il prit de l humeur et sortit cependant il revint a l heure du diner eugenie n avait pas ose l inviter dans la crainte de paraitre informee de sa situation je ne voulais pas lui dire que je la connaissais et j attendais qu il m en fit l aveu il n y paraissait pas encore dispose et il me dit en rentrant c est encore moi nous nous sommes quittes tantot assez froidement theophile et je ne puis rester ainsi avec toi il me tendit la main c est bien lui dis je mais pour me prouver que tu ne m en veux pas tu vas diner avec nous a la bonne heure repondit il s il ne faut que cela pour effacer mon tort nous nous mimes a table et nous y etions encore lorsque la mere olympe vint chercher l enfant pour le mener coucher au milieu des occupations multipliees de ce jour arsene et marthe avaient oublie de prevoir que la bonne femme pourrait rencontrer horace chez nous et jaser devant lui elle aimait malheureusement a parler elle etait tout coeur et tout feu comme elle disait elle meme pour ses jeunes amis et ce jour la plus que de coutume exaltee par la splendeur de leur position nouvelle a un theatre en vogue elle eprouvait le besoin imperieux de s emouvoir en parlant d eux eugenie fit de vains efforts pour la renvoyer au plus vite avec son tresor pour l emmener a la cuisine pour lui faire baisser la voix la mere olympe ne comprenant rien a ces precautions exhala sa joie et son attendrissement en longs discours en sonores exclamations et prononca plusieurs fois les noms de monsieur et de madame arsene si bien qu horace qui d abord la prenant pour la portiere n avait pas daigne preter l oreille a ses paroles la regarda l observa et nous interrogea avidement des qu elle fut partie de quel arsene parlait elle le masaccio etait il donc epoux et pere le pretendu enfant du portier etait donc le sien et pourquoi ne le lui avait on pas dit tout de suite j aurais du le deviner au reste ajouta t il son poupard est deja aussi laid et aussi camus que lui tout ce denigrement superbe impatientait eugenie jusqu a l indignation elle cassa deux assiettes et je crois que malgre sa douceur et la dignite habituelle de ses manieres elle eut grande envie de jeter la troisieme a la tete d horace je la soulageai infiniment en prenant le parti de dire tout de suite la verite puisque aussi bien horace devait l apprendre tot ou tard il valait mieux qu il l apprit de nous et dans un moment ou nous pouvions en surveiller l effet sur lui arsene m avait autorise depuis plusieurs jours et pour son compte et de la part de marthe a agir comme je le jugerais utile en cette circonstance comment se fait il horace lui dis je que vous n ayez pas devine deja que la femme de paul arsene est une personne tres connue de vous et qui nous est infiniment chere il reflechit une minute en nous regardant alternativement avec des yeux troubles puis prenant tout a coup une attitude degagee imitee du marquis de vernes au fait dit il ce ne peut etre qu elle et je suis un grand sot de n avoir pas compris pourquoi vous etiez si embarrasses tout a l heure devant la vieille fee qui emportait l enfant mais l enfant ah l enfant j y suis la vieille a tres nettement dit son pere en parlant d arsene l enfant de huit mois car il a huit mois vous me l avez dit ce matin eugenie et il y a neuf mois que marthe m a quitte si j ai bonne memoire vive dieu voila un denoument sublime et dont je ne m etais pas avise dans mon roman ici horace se renversa sur une chaise avec un rire eclatant tellement force tellement apre qu il nous fit mal comme le rale d un homme a l agonie ah finissez de rire s ecria eugenie en se levant d un air courrouce qui la rendait vraiment belle et imposante cet enfant que paul arsene eleve et cherit comme le sien c est le votre puisque vous voulez le savoir vous l avez trouve laid parce que selon vous il lui ressemble et lui le trouve beau quoiqu il ressemble le pauvre innocent a l homme le plus egoiste et le plus ingrat qui soit au monde cet elan de sainte colere epuisa eugenie elle retomba sur sa chaise suffoquee et les joues ruisselantes de larmes horace irrite de cette sorte de malediction jetee sur lui avec tant de vehemence s etait leve aussi mais il retomba aussi sur sa chaise comme foudroye par le cri de sa conscience et cacha son visage dans ses deux mains il resta ainsi plus d une heure eugenie essuyant ses yeux avait repris ses travaux de menage et j attendais en silence l issue du combat que l orgueil le doute le repentir la honte se livraient dans le coeur d horace enfin il sortit de cette orageuse meditation en se levant et en marchant dans la chambre a grands pas et avec de grands gestes eugenie theophile s ecria t il en nous saisissant le bras a tous deux et en nous regardant fixement ne vous jouez pas de moi ceci est une crise decisive dans ma vie c est ma porte ou mon salut que vous tenez dans vos mains il s agit de savoir si je suis le plus ridicule ou le plus lache des hommes j aimerais encore mieux etre le plus ridicule je vous en donne ma parole d honneur je le crois bien repondit eugenie avec mepris eugenie dis je a ma fiere compagne ayez de l indulgence et de la douceur avec horace je vous en supplie il est fort a plaindre parce qu il est fort coupable vous avez cede a l impetuosite de votre coeur en l accablant tout a l heure d un reproche bien grave mais ce n est pas ainsi qu on doit traiter les infirmites de l ame laissez moi lui parler et fiez vous a mon respect a mon affection a ma veneration pour vos amis absents respect veneration reprit horace rien que cela c est peu ne sauriez vous inventer quelque terme d idolatrie plus digne du grand du divin paul arsene moi je veux bien repondre amen a vos litanies mais pas avant que vous m ayez prouve d une maniere irrecusable que je suis bien le pere le pere unique entendez vous de cet enfant qu on veut maintenant me mettre sur le corps on a des intention tres differentes lui dis je avec une froide severite on desire que vous ne vous occupiez jamais de votre fils on ne vous l a jamais presente comme tel on ne vous en a jamais parle et si la fantaisie vous venait de le reclamer un jour comme la loi ne vous donne aucun droit sur lui on saurait le soustraire a une protection tardive et usurpatrice ainsi n outragez pas la noblesse et le devouement que vous ne pouvez pas comprendre ce serait vous avilir a tous les yeux et meme aux votres lorsque le voile grossier qui les couvre sera tombe au reste il ne s agit pas d autre chose dans ce moment de crise decisive comme vous l appelez avec raison que de secouer ce voile funeste il faut que vous remportiez la victoire sur des sentiments indignes de vous et que vous ayez un repentir profond il faut que vous sortiez d ici plein de respect pour la mere de votre fils et de reconnaissance pour son pere adoptif entendez vous bien il faut que vous me disiez que vous vous etes conduit comme un enfant comme un fou ou bien que vous emportiez a tout jamais mon antipathie et mon degout pour votre caractere fort bien repondit il en essayant de lutter encore contre mon arret il faut que je fasse amende honorable parce que l on m a rendu pere d un enfant dont je n ai jamais entendu parler et qui se trouve devoir etre le mien quelle epreuve dois je subir pour prouver combien je suis repentant quelle penitence publique dois je faire pour laver mon crime aucune toute cette histoire est un secret entre quatre personnes et vous etes la cinquieme mais si vous aviez la folie et le malheur de la publier de la raconter a votre maniere je serais force de dire la verite et d apprendre a tous ceux qui vous connaissent que vous en avez menti vous demandez des preuves materielles qui soient irrecusables comme si l on pouvait en fournir comme s il y en avait d autres que des preuves morales c est comme si vous declariez que vous avez l esprit trop epais et l ame trop basse pour croire a autre chose qu au temoignage direct de vos sens dans cette hypothese il n y a pas un homme sur la terre qui ne put meconnaitre et repousser ses enfants sous pretexte qu il n a pas ete temoin de tous les instants de l existence de sa femme qu exigez vous donc de moi reprit il avec une fureur concentree que j apprenne mon secret a tout le monde et que je proclame la vertu de marthe aux depens de mon honneur c est un duel a mort entre la reputation de cette femme et la mienne que vous me proposez nullement horace nous ne sommes pas ici dans le monde que vous venez de quitter vingt salons n ont pas les yeux ouverts sur le secret de votre vie domestique et l honneur de marthe n a pas besoin comme celui d une certaine vicomtesse que le votre soit compromis le milieu ou ces evenements se sont accomplis est bien restreint et bien obscur tout au plus quatre ou cinq anciens amis vous demanderont compte de vos amours avec elle si vous leur repondez qu elle a ete une amante sans foi et sans dignite ce bruit pourra se repandre davantage et l atteindre dans la position plus evidente et plus enviee qu elle est en train de se faire mais vous pouvez garder votre dignite et la sienne qui ne sont point ici en lutte le moins du monde si vous ne comprenez pas la conduite que vous devez tenir en cette circonstance je vais vous la dire vous refuserez d entrer dans aucune explication vous ne parlerez jamais de l enfant qu arsene reconnait et declare par un pieux mensonge etre le sien vous direz du ton ferme et bref qui convient a un homme serieux que vous avez pour marthe l estime et le respect qu elle merite et croyez moi cette declaration vous fera honneur meme aux yeux de ceux qui soupconneraient la verite cela seul pourra leur faire excuser et taire vos egarements si vous aviez agi ainsi meme a l egard d une autre femme qui en est moins digne vous seriez peut etre rehabilite aujourd hui dans l estime de juges plus pointilleux et plus exigeants que ne le seront vos anciens camarades cette insinuation eleva un autre sujet d explication et horace consterne recut mes admonestations avec le silence de l abattement mais en ce qui concernait marthe il se debattit longtemps et pendant deux heures j eus a lutter non contre son incredulite elle etait feinte mais contre son obstination et son depit malgre sa resistance je voyais pourtant bien qu il etait ebranle et que je gagnais du terrain a neuf heures du soir il sortit en me disant qu il avait besoin d etre seul de respirer l air et de reflechir en marchant je reviendrai avant minuit me dit il et je vous avouerai franchement le resultat de mon examen de conscience nous causerons encore de tout cela si vous n etes pas horriblement las de moi il rentra vers une heure du matin avec un visage anime bien que fort pale encore et avec des manieres affectueuses et communicatives eh bien lui dis je en secouant la main qu il me tendait eh bien me repondit il j ai remporte la victoire ou plutot c est marthe et vous qui m avez vaincu et desormais vous ferez tous de moi ce que vous voudrez j etais un fou un malheureux tourmente de mille doutes poignants mais vous autres vous etes des etres forts calmes et sages vous m aidez a retrouver la face de la verite quand elle se brouille dans les nuages de mon imagination ecoutez ce qui m est arrive je veux tout vous dire en vous quittant j ai ete au gymnase je voulais voir marthe travestie en comedienne sur cette scene mesquine debiter en minaudant les gravelures sentimentales de nos petits drames bourgeois oui je voulais la voir ainsi pour me guerir a jamais du depit qu elle m avait laisse dans l ame pour la mepriser interieurement et me mepriser moi meme de l avoir aimee je n etais pas assis depuis cinq minutes que je vois paraitre un ange de beaute et que j entends une voix pure et touchante comme celle de mademoiselle mars c etait bien la beaute c etait bien la voix de ma pauvre marthe mais combien poetisees combien idealisees par la culture de l esprit et par le travail serieux de la seduction je vous le disais autrefois une femme qui n est pas occupee avant tout du soin de plaire n est pas une femme et dans ce temps la marthe en depit de tous ses dons naturels avait une indolence melancolique une reserve humble et triste qui lui faisaient perdre la plupart du temps tous ses avantages mais quelle metamorphose grand dieu s est operee en elle quel luxe de beaute quelle distinction de manieres quelle elegance de diction quel aplomb quelle grace aisee et tout cela sans perdre cet air simple chaste et doux qui jadis me faisait rentrer en moi meme et tomber a genoux au milieu de mes soupcons et de mes emportements elle a eu ce soir je vous l assure un succes non pas eclatant mais bien reel et bien merite son role etait mauvais faux ridicule meme elle a su le rendre vrai noble et saisissant sans grands effets sans moyens temeraires on applaudissait peu on ne disait pas c est sublime c est delirant mais chacun regardait son voisin et disait voila qui est bien comme c est bien oui bien est le mot qui convient j ai appris dans le monde ou l on apprend quelques bonnes choses au milieu d un grand nombre de mauvaises que le bien est plus difficile a atteindre que le beau ou pour mieux dire le bien est une face du beau plus raffinee plus chatiee que toutes les autres ah vraiment je serai fort aise que toutes ces impertinentes eventees qu on appelle femmes du monde voient comme cette pauvre grisette sait marcher s asseoir tenir son bouquet causer sourire avec plus de convenance et de charme qu elles toutes mais ou donc marthe a t elle appris tout cela oh que l intelligence est une force rapide et penetrante sur mon honneur je ne me serais jamais doute que marthe en eut autant et cette pensee m a fait ouvrir les yeux combien je l ai meconnue me disais je en la regardant je l ai crue si souvent bornee ou extravagante et la voila qui me donne un dementi et qui semble se venger de mon erreur en se montrant accomplie et triomphante devant moi a tout ce public a tout paris car tout paris va bientot parler d elle et se disputer le plaisir de la voir et de l applaudir j ai beaucoup rougi de moi je vous l avoue et des que la piece ou elle jouait a ete finie j ai couru a la porte des acteurs j ai force toutes les consignes j ai mis en fureur tous les portiers et tous les gardiens de cet etrange sanctuaire j ai cherche j ai trouve sa loge j ai pousse la porte apres avoir frappe et sans attendre qu on vint selon l usage parlementer avec moi j ai ose penetrer jusqu a elle elle etait encore dans son elegant costume mais elle avait essuye son fard ses cheveux dont elle avait ote les fleurs tombaient plus longs plus noirs et plus beaux que jamais sur ses epaules de reine elle etait encore plus belle que sur la scene et je me suis jete a ses pieds j ai presse ses genoux contre ma poitrine au grand scandale de sa soubrette qui m a paru une villageoise bien naive pour une habilleuse de theatre je savais que je ne trouverais pas arsene aupres d elle je me souvenais bien qu il est caissier qu il est occupe a la regie pendant que sa femme fait sa toilette mes amis vous me direz tout ce que vous voudrez elle est mariee elle cherit son mari elle le respecte elle l estime tout cela est bel et bon mais elle m aime oui marthe m aime encore elle m aime toujours et bien qu elle m ait dit tout le contraire je n en puis pas douter elle est devenue en me voyant pale comme la mort elle a chancele elle serait tombee evanouie si je ne l eusse retenue dans mes bras et assise sur sa causeuse elle a ete cinq minutes sans pouvoir me dire un mot et comme egaree et enfin lorsqu elle m a parle pour me vanter son bonheur son repos son mariage ses yeux humides et son sein haletant me disaient tout autre chose et moi n entendant que vaguement avec mes oreilles les paroles de sa bouche je comprenais avec tout mon etre la voix de son coeur qui parlait bien plus haut et plus eloquemment elle voulait que j attendisse dans sa loge l arrivee d arsene je crois qu elle craignait ses soupcons si elle eut semble me recevoir comme en cachette de lui mais m arsene m a bien assez inquiete et tourmente pendant un an pour que je ne me fasse pas grand scrupule de lui rendre la pareille pendant une soiree d ailleurs je ne me sentais pas du tout dispose a voir cet etre vulgaire et prosaique tutoyer embrasser et emmener celle que je ne puis me deshabituer tout d un coup de regarder comme ma maitresse et ma compagne je me suis esquive en lui promettant de ne la revoir que quand elle voudrait et devant qui elle voudrait mais au moins pendant une heure j ai ete agite emu et puisqu il faut tout vous dire epris comme je ne l ai ete de longtemps je vous l ai dit vingt fois au milieu de toutes mes folies souvenez vous en theophile je n ai jamais aime que marthe et je sens bien que je n aimerai jamais qu elle en depit de tout en depit d elle et de moi meme mais pourquoi froncez vous le sourcil pourquoi eugenie hausse t elle les epaules d un air chagrin et inquiet je suis un honnete homme et comme marthe est une femme fiere et juste comme elle ne voudra plus me revoir certainement qu en presence de son mari comme si son mari y consent ce sera pour moi un engagement tacite de respecter sa confiance et son honneur vous l avez guere a craindre ce me semble que je trouble la serenite de ce menage oh ne vous inquietez pas je vous en prie je n ai pas le moindre desir de lui enlever sa femme quoiqu il m ait enleve ma maitresse il s est admirablement conduit envers elle et envers mon fils puisque c est mon fils marthe ne m a pas dit un mot de l enfant ni moi non plus comme vous pouvez croire mais enfin il est bien certain qu un lien sacre indissoluble m unit a elle et que si jamais je fais fortune je n oublierai pas que j ai un heritier je saurai donc recompenser indirectement arsene des soins qu il lui aura donnes et puisque c est leur volonte de me retirer mes droits de pere je n exercerai ma paternite que d une facon mysterieuse et pour ainsi dire providentielle vous voyez mes bons amis que je n ai l intention d etre ni si lache ni si pervers que vous le pensiez ce matin que loin d etre l ennemi et le calomniateur de marthe je reste son admirateur son serviteur et son ami je ne pense pas qu arsene puisse le trouver mauvais en s attachant a la femme qui m avait appartenu il a bien du prevoir que je ne pouvais pas etre mort pour elle ni elle pour moi c est un homme sage et froid qui ne la tyrannisera pas puisqu il me connait quant a moi je me sens releve console et comme ressuscite par les evenements de cette journee j ai ete absurde et maussade ce matin oubliez cela et regardez moi desormais comme l ancien horace que vous avez aime estime et que le monde n a pu ni avilir ni corrompre laissez moi vous dire que j aime marthe plus que jamais que je l aimerai toute ma vie car je vous reponds qu elle n aura plus jamais a trembler ni a souffrir de mon amour de meme que vous n aurez plus jamais rien a reprimer ni a condamner dans ma conduite envers elle tandis qu horace au milieu de mille vanteries de mille projets et de mille esperances qui se contredisaient les unes les autres nous faisait les plus hardies promesses de vertu et de raison marthe rentree chez elle avec son mari lui racontait avec la plus grande franchise l entrevue qu elle avait eue avec lui arsene eprouva un grand effroi et un grand dechirement de coeur a cette nouvelle mais il n en fit rien paraitre et il approuva d avance tout ce que sa femme pouvait projeter es tu donc d avis lui dit elle que je le revoie encore et que je lui temoigne de l amitie je n ai pas d avis la dessus marthe repondit il tu ne lui dois rien cependant si tu te decides a le voir tu es forcee de le traiter doucement et amicalement d abord tu n aurais peut etre pas la force d etre severe et froide avec lui et si tu l avais a quoi servirait de le manifester a moins qu il ne t y contraignit par de nouvelles pretentions tu me dis qu il n en a pas qu il n en peut plus avoir qu il te demande seulement le pardon du passe et un peu de pitie genereuse pour son repentir si tu as lieu d etre satisfaite de sa maniere d etre aujourd hui avec toi et de ne rien craindre de lui a l avenir paul dit marthe en l interrompant tandis que tu me parles ainsi ta figure est pale et ta voix troublee tu as de l inquietude au fond de l ame arsene hesita un instant puis il lui repondit je le jure devant dieu ma bien aimee que si tu n en as pas toi meme si tu te sens aussi calme et aussi heureuse que tu l etais ce matin je suis moi meme heureux et tranquille paul s ecria t elle ce n est pas a vous que je cheris plus que tout au monde que je voudrais faire un mensonge je ne me sens pas dans la meme situation que ce matin je me trouve d autant plus heureuse d etre a vous que j ai revu l homme qui m a fait un mal affreux mais je ne me suis pas sentie calme en sa presence et a l heure qu il est je suis encore agitee et bouleversee comme si j avais vu la foudre tomber pres de moi arsene garda le silence pendant quelques instants et quand il se sentit la force de parler il pria marthe de ne lui rien cacher et de lui expliquer le genre d emotion qu elle eprouvait sans craindre de l affliger ou de l inquieter il me serait tout a fait impossible de le definir repondit elle car depuis une heure je cherche en vain a le faire vis a vis de moi meme il me semble que c est un sentiment de terreur douloureuse un frisson comme celui qu on eprouverait en regardant les instruments d une torture qu on aurait subie ce que je peux te dire avec certitude c est que tout dans cette emotion est penible affreux meme qu il s y mele de la honte du remords de t avoir si longtemps meconnu le regret d avoir tant souffert pour un homme si peu serieux une sorte de degout et de haine contre moi meme enfin cela me fait mal sans le plus petit melange de satisfaction et d attendrissement tout ce que dit cet homme semble affecte vain et faux il me fait pitie mais quelle pitie amere et humiliante pour lui et pour moi il me semble que quand tu le reverras tel qu il est maintenant elegant et malpropre humble et pretentieux fletri et pueril tu ne pourras pas t empecher de me mepriser pour t avoir prefere ce comedien plus mauvais helas que tous ceux avec lesquels j ai eu le malheur de jouer des scenes d amour a belleville marthe disait sincerement ce qu elle pensait et ne faisait aucun effort hypocrite pour rassurer son epoux cependant elle ne put dormir de la nuit l agitation que son debut lui avait causee ajoutait a celle qu horace etait venu lui imposer elle fit des reves fatigants durant lesquels elle s imagina a plusieurs reprises etre retombee sous sa domination funeste et ou les scenes cruelles du passe se representerent a son imagination plus violentes et plus horribles encore que dans la realite elle se jeta plusieurs fois dans le sein d arsene avec des cris etouffes comme pour y chercher un refuge contre son ennemi et arsene en la rassurant et en la benissant de cet instinct de confiance et de tendresse se sentit beaucoup plus malheureux que s il l eut trouvee indifferente au souvenir d horace a son lever marthe ayant pris son enfant dans ses bras pour oublier en le caressant toutes les angoisses de la nuit la mere olympe lui remit une lettre qu horace avait passe cette meme nuit a lui ecrire il me l avait montree avant de la lui faire porter c etait vraiment un chef d oeuvre non seulement de style et d eloquence mais de sentiments et d idees jamais il n avait ete mieux inspire pour s exprimer et jamais il n avait semble rempli d instincts plus nobles plus purs plus tendres et plus genereux il etait impossible de n etre pas subjugue par la grandeur de son mouvement et de ne pas ajouter foi a ses promesses il demandait ardemment le pardon l amitie la confiance de marthe et de paul il s accusait avec une entiere franchise il parlait d arsene avec un enthousiasme bien senti il implorait comme une grace de voir son fils en leur presence el de le remettre lui meme humblement et courageusement entre les bras de celui qui l avait adopte et qui etait plus digne que lui d en etre le pere paul trouva sa femme lisant cette lettre avec des yeux pleins de larmes tiens lui dit elle en la lui remettant c est une lettre d horace et tu vois elle me fait pleurer et cependant quelque chose me dit que ce ne sont la encore que des paroles comme il en sait dire arsene lut la lettre attentivement et la rendant a sa femme avec une emotion grave il est impossible lui dit il que ce ne soit pas la l expression d un sentiment vrai et d une resolution genereuse cette lettre est belle et cet homme est bon malgre ses vices il m est impossible de ne pas le croire meilleur qu il ne sait le prouver par sa conduite on ne parle pas ainsi pour se divertir il a pleure en t ecrivant je t assure que tu ne dois pas rougir de l avoir cru plus fort et plus sage qu il ne l est il avait toutes les intentions des vertus qu il n avait pas tu lui dois le pardon et l amitie qu il demande et si je t en detournais je te donnerais un conseil egoiste et lache eh bien je le verrai mais en ta presence repondit marthe la seule chose qui me fasse souffrir c est de penser qu il verra eugene qu il l embrassera devant nous qu il l appellera son fils et qu il verra en moi la mere de son enfant non je n aurais pas voulu reveiller et reconstituer ainsi en quelque sorte le passe je m etais habituee a regarder cet enfant comme le tien je ne me rappelais plus que bien rarement qu il ne l est pas et maintenant on va nous l oter en quelque sorte en nous volant une de ses caresses cette idee m est plus cruelle qu a toi ma pauvre marthe reprit arsene mais c est un devoir auquel il faut se soumettre j ai reflechi toute la nuit a ces choses la et je m en suis dit une bien serieuse et que tu vas comprendre au dessus de nos desirs de notre choix et notre volonte il y a le dessein le choix et la volonte de dieu dieu ne fait rien qui ne soit necessaire et ses intentions mysterieuses nous doivent etre sacrees il a voulu qu horace fut pere bien qu horace repoussat les joies et les peines de la famille il a voulu qu horace le revit et sentit le desir d embrasser son fils bien qu il ait jusqu ici abjure les douceurs et les devoirs de la paternite dieu seul sait quelle influence cachee et puissante cet enfant peut avoir sur l avenir d horace c est un lien entre le ciel et lui qu il n est au pouvoir de personne de briser ce serait une impiete un crime de le tenter lui ravir la faculte de connaitre et d aimer son fils dut il le connaitre et l aimer faiblement serait une sorte de rapt et comme un dommage irreparable que nous causerions a son etre moral il nous faut donc loin d accaparer notre tresor a son prejudice l admettre a en jouir parce que dieu l appelle a profiter de ce bienfait je ne veux pas croire que la vue de cet enfant ne le rende pas meilleur et n amene pas un changement serieux dans son ame marthe se rendit a de si hautes considerations religieuses et sa veneration pour arsene en augmenta un dejeuner fut arrange chez moi pour cette rencontre marthe et arsene amenerent l enfant et cette fois horace redevenu affectueux naif et sensible fut admirable en tous points pour lui pour sa mere et surtout pour arsene dont l attitude noble et sereine le frappa de respect et d attendrissement ce fut le plus beau jour de la vie d horace la vanite avait seule fait eclore ce beau mouvement dans son ame il faut bien le confesser avili et outrage par les gens du monde humilie et blesse par nous il s etait senti enfin dechu et souille a ses propres yeux il avait eprouve violemment le besoin de sortir de cet abaissement et de se rehabiliter vis a vis de nous et de lui meme en attendant qu il put se laver plus tard aux yeux du monde il n avait pas voulu sortir a demi de cette situation et se contenter de se montrer bon et repentant il voulait se montrer grand et changer notre pitie en admiration il y reussit pendant tout un jour son ostentation eut au moins l avantage de lui faire connaitre des joies d amour propre qu il ne connaissait pas encore et qu il reconnut preferables aux mesquines satisfactions d une vanite plus etroite il entra a partir de ce jour dans la phase de l orgueil et son etre sans changer de nature s agrandit au moins dans la voie qui lui etait ouverte le lendemain il se reveilla un peu fatigue de ces emotions nouvelles et de la grande crise qui s etait operee en lui un peu rapidement il pensa a marthe un peu plus qu a arsene et a lui meme un peu plus qu a son fils son amitie enthousiaste pour marthe reprit le caractere d une passion qui se reveille et qui n abandonne pas tout a coup de chimeriques et coupables esperances enfin selon l expression d eugenie qui avait retenu quelques mots de science son etoile eut une defaillance de lumiere il etait temps qu horace partit et n eut pas l occasion de revenir sur ses nobles resolutions je l y forcai en quelque sorte non sans peine ni sans lutte car bien que charme de l idee de voyager il voulait gagner quelques jours mais j y mis une fermete excessive sentant bien que de sa conduite avec marthe en cette circonstance dependait tout son avenir moral je lui fis accepter comme venant de moi la somme que louis de meran m avait envoyee pour lui et je fixai le jour de son depart pour l italie sans lui permettre de revoir personne la joie de se voir possesseur d une nouvelle petite fortune et celle de realiser un de ses plus doux projets enivra si vivement horace dans les derniers jours que je m effrayai des dispositions folles dans lesquelles je le vis se preparer a son voyage il se forgeait sur toutes choses des illusions qui me faisaient craindre de grandes imprudences ou d amers desenchantements apres la semaine d abattement et de spleen profond que lui avait cause son fiasco dans le beau monde il avait eu une semaine d enthousiasme d expansion delirante et d orgueil sublime toutes ces emotions avaient brise son corps appauvri par la vie de plaisir qu il avait menee durant tout l hiver et je le voyais en proie a une fievre d autant plus reelle qu il ne s en plaignait pas et ne s en apercevait pas craignant qu il ne tombat malade en route je resolus de le conduire jusqu a lyon afin de l y faire reposer et de l y soigner si les premiers jours de mouvement au lieu de faire une heureuse diversion venaient a hater l invasion d une maladie nous fimes donc ensemble nos apprets de depart et je le gardai a vue pour qu il ne fit pas echouer nos projets par quelque subite extravagance j avais le pressentiment d une crise imminente il y avait du desordre dans ses idees des preoccupations etranges dans ses moindres actions et sur sa figure quelque chose de voile et de bizarre qui frappait egalement eugenie je ne sais pas pourquoi je ne peux plus le regarder me disait elle sans m imaginer qu il est condamne a mourir fou il n y a pas jusqu aux grands sentiments qu il montre depuis quelques jours qui ne me semblent provenir d un secret derangement dans tout son etre car enfin ces sentiments ne sont plus joues je le vois bien et pourtant ils ne lui sont pas naturels et on n abjure pas ainsi d un jour a l autre l habitude de toute une vie je grondais eugenie de douter ainsi de l action divine sur une ame humaine mais au fond de la mienne je n etais pas eloigne de partager ses craintes la verite est qu horace pour la premiere et pour la derniere fois de sa vie n etait pas maitre de lui meme il ne se rendait pas compte des mouvements impetueux que jusque la il avait provoques en lui et comme caresses avec amour l affront qu il avait vecu dans le monde lui avait laisse un secret mais cuisant chagrin il reussissait a s en distraire et a le chasser en s exaltant a ses propres yeux dans une nouvelle carriere d emotions mais ce cauchemar le poursuivait et venait le faire palir jusqu au milieu de ses joies les plus pures plus il croyait en triompher en se raidissant contre cet amer souvenir et en cherchant a se grandir a ses propres yeux par d interieures declamations et moins il reussissait a atteindre ce calme stoique ce mepris des laches attaques et des sots propos dont il se vantait pour le resumer et le definir une derniere fois au moment de clore le recit de cette periode de sa vie je dirai que c etait un cerveau tres bien organise tres intelligent et tres solide qui pouvait cependant se troubler et se deteriorer en un instant comme une belle machine dont on briserait le moteur principal le grand ressort du cerveau d horace c etait cette faculte que spurzheim fondateur d une nouvelle langue psychologique a par un neologisme ingenieux qualifiee d approbativite et l approbativite d horace avait recu un choc terrible la nuit du souper chez proserpine malgre l appareil que les douces effusions du dejeuner chez moi avec marthe avaient pose sur cette blessure le trouble et la confusion regnaient dans les profondeurs de la pensee d horace le matin du mai notre place etait retenue aux diligences laffitte et caillard pour le soir meme horace voyant tous ses preparatifs termines et se sentant excede de ma surveillance m echappa adroitement et courut chez marthe il eprouvait un desir insurmontable de la revoir seule et de lui faire ses adieux peut etre la maniere calme et douce avec laquelle elle avait pris conge de lui a notre derniere reunion lui avait elle laisse un secret mecontentement il voulait bien la quitter et renoncer a elle pour jamais par un effort magnanime mais il entendait faire par la un admirable sacrifice de ses droits et de sa puissance sur l ame de cette femme tandis qu elle comprenant son role autrement croyait en lui laissant presser sa main et embrasser son fils lui accorder une sorte d absolution religieuse horace en acceptant cette position ne se trouvait pas assez haut dans l opinion de marthe a qui il voulait laisser des regrets dans celle d arsene a qui il voulait inspirer de la reconnaissance et dans la notre qu il voulait eblouir de toutes manieres le jour du dejeuner je ne crois pas qu il eut eu aucune arriere pensee mais il en avait eu le lendemain et en nous trouvant tous resolus a ne pas renouveler cette scene delicate il avait ete mecontent de nous tous et de l attitude qu il avait ete force de garder vis a vis de nous il voulait en un mot emporter quelques baisers et quelques larmes de marthe afin de pouvoir faire son entree en italie en triomphateur genereux d une femme et non en victime de l abandon de trois ou quatre disons bien vite pour l excuser un peu que ces pensees n etaient pas formulees dans son esprit et que ce n etait pas le froid disciple du marquis de vernes qui allait chercher sa revanche aupres de marthe mais le veritable horace trouble par la fievre de sa vanite blessee allant comme malgre lui et sans aucun plan arrete chercher un soulagement quelconque ne fut ce qu un regard et un mot a cette souffrance insupportable il entra dans un cafe a trois portes de la maison que marthe habitait non loin du gymnase il y traca au crayon quelques mots sans suite qu il fit porter par un voyou l enfant revint au bout d un quart d heure avec cette reponse je ne demande pas mieux que de vous dire un dernier adieu nous irons arsene et moi avec eugene dans nos bras vous voir monter en diligence dans ce moment ci il me serait impossible de vous recevoir horace sourit amerement froissa le billet dans ses mains le jeta par terre le ramassa le relut demanda du cafe a plusieurs reprises pour eclaircir ses idees qui s egaraient de plus en plus et s arreta enfin a cette hypothese ou elle est enfermee avec un nouvel amant et en ce cas elle est la derniere des femmes ou son mari est absent et elle n ose pas se trouver seule avec moi et alors elle est la plus adorable des amantes et la plus vertueuse des epouses dans ce dernier cas je veux la presser sur mon coeur une derniere fois dans l autre je veux m assurer de son impudence afin d etre a jamais delivre de son souvenir il remit le billet dans sa poche rajusta sa coiffure devant une glace et se trouva si pale et si tremblant qu il demanda de l extrait d absinthe croyant arriver a la force de l esprit grace a ces excitants qui produisaient en lui l effet tout contraire enfin il franchit le seuil de cette maison inconnue monte cinq etages sonne feint de ne pas entendre le refus positif de la vieille olympe la repousse aisement franchit deux petites pieces et penetre dans un boudoir des plus simples et des plus chastes ou il trouve marthe seule etudiant un role avec son enfant endormi a ses cotes sur le sofa en le voyant marthe fit un cri et la peur se peignit dans tous ses traits elle se leva et se plaignit d une voix seche quoique tremblante de l obstination d horace mais il se jeta a ses pieds versa des larmes et lui peignit son amour insense avec toute l ardeur que savait lui preter son eloquence naturelle marthe accueillit d abord ce langage avec une froideur amere puis elle essaya par des discours presque evangeliques et tout empreints de la bonte pieuse qu arsene avait su lui inspirer de ramener horace aux sentiments nobles qu il lui avait temoignes naguere mais plus elle se montrait grande forte pleine de coeur et d intelligence plus horace sentait le prix du tresor qu il avait perdu par sa faute et une sorte de desespoir d orgueil sombre et violent comme celui d un veritable amour s emparait de lui il s y livra avec une energie extraordinaire et marthe effrayee allait appeler olympe pour qu elle courut chercher son mari au theatre lorsque horace tirant de son sein un poignard veritable la menaca de s en frapper si elle ne consentait a l entendre jusqu au bout alors il lui fit a sa maniere le recit de la vie solitaire et affreuse qu il avait menee loin d elle des efforts furieux qu il avait tentes pour chasser son souvenir dans les bras d autres femmes des brillantes conquetes qu il avait faites et dont aucune n avait pu l etourdir un instant il lui annonca qu il partait pour rome avec l intention de se noyer dans le tibre s il ne pouvait se guerir de son amour et apres de longues tirades si belles qu il aurait du les garder pour son editeur il lui fit les offres les plus folles il la supplia de fuir ou de se suicider avec lui marthe l ecoula avec cette incredulite radicale qu on acquiert en amour a ses depens elle trouva sa conduite absurde et ses intentions coupables et laches cependant quoique son coeur lui fut ferme sans retour elle sentit avec terreur que l ancien magnetisme exerce sur elle par cet homme si funeste a son repos etait pres de se ranimer et qu une influence mysterieuse satanique en quelque sorte et dont elle avait horreur commencait a penetrer dans ses veines comme le froid de la mort son coeur se serrait un tremblement convulsif agitait ses mains qu horace retenait de force dans les siennes et lorsqu il se jetait a genoux devant son fils endormi lorsqu au nom de cette innocente creature qui les unissait pour jamais l un a l autre en depit du sort et des hommes il lui demandait un peu de pitie elle sentait se reveiller pour celui qui l avait rendue mere une sorte de tendresse fatale melee de compassion de mepris et de sollicitude horace vit ses yeux se remplir de larmes et son sein se gonfler de sanglots il l entoura de ses bras avec energie en s ecriant tu m aimes ah tu m aimes je le vois je le sais mais elle se degagea avec une force superieure et prenant tout a coup une resolution desesperee pour se delivrer a jamais de son mauvais genie horace lui dit elle votre passion est mal placee et vous devez vous en guerir au plus vite je ne saurais plus longtemps conserver votre estime au prix de votre repos et de votre dignite je ne merite pas les eloges dont vous m accablez je vous ai manque de foi vos soupcons n ont ete que trop fondes cet enfant n est pas de vous c est bien veritablement le fils de paul arsene dont j etais la maitresse en meme temps que la votre marthe en proferant ce mensonge faisait un veritable acte de fanatisme c etait comme un exorcisme pour chasser les demons au nom du prince des demons horace etait si hagard qu il ne songea pas a l invraisemblance d une telle assertion apres la conduite d arsene envers lui il n hesita pas a accuser cet homme vertueux de complicite avec une femme impudente pour lui faire accepter la paternite d un enfant il oublia qu il etait sans nom sans fortune et sans position et que par consequent arsene ne pouvait avoir aucun interet a le tromper si grossierement il crut seulement a cet instant de remords que marthe venait dejouer pour se debarrasser de lui et transporte d une fureur subite saisi d un acces de veritable demence il s elanca vers elle en s ecriant meurs donc prostituee et ton fils et moi avec toi il avait son poignard a la main et quoiqu il n eut certainement d intention bien nette que celle de l effrayer elle recut en se jetant au devant de son fils non pas le coup de la mort mais helas puisqu il faut le dire au risque de denouer platement la seule tragedie un peu serieuse qu horace eut jouee dans sa vie une legere egratignure a la vue d une goutte de sang qui vint rougir le beau bras de marthe horace convaincu qu il l avait assassinee essaya de se poignarder lui meme j ignore s il aurait pousse jusque la son desespoir mais a peine avait il effleure son gilet qu un homme ou plutot un spectre qui lui parut sortir de la muraille s elanca sur lui le desarma et le poussant par les epaules le precipita dans les escaliers en lui criant avec un rire amer courez mon cher oreste debuter aux funambules et surtout allez vous faire pendre ailleurs horace chancela heurta la muraille se rattrapa a la rampe et entendant le pas d arsene qui montait et venait a sa rencontre il se hata de fuir la tete baissee le chapeau enfonce sur les yeux et se disant bien certainement je suis fou tout ce qui vient de se passer est un reve une hallucination surtout cette vision que je viens d avoir de jean laraviniere tue l an dernier au cloitre saint mery sous les yeux et dans les bras de paul arsene il se jeta dans un cabriolet de place et se fit conduire aussi vite que la rosse put courir a bourg la reine ou il profita du passage de la premiere diligence se croyant sur le point d etre poursuivi pour meurtre et impatient de fuir paris au plus vite je l attendis en vain toute la soiree je perdis les arrhes que j avais donnees pour nos places mais ne supposai point qu il etait parti sans moi sans ses effets et sans son argent quand j eus vu s eloigner la voiture qui devait nous emporter je courus chez marthe et la j appris en deux mots ce qui s etait passe il ne m aurait pas tuee dit marthe avec un sourire de mepris mais il se serait fait peut etre un peu de mal si je n eusse ete delivree par un revenant que voulez vous dire lui demandai je etes vous folle aussi ma chere marthe tachez de ne pas le devenir vous meme me repondit elle car il va vraiment de quoi le devenir de joie et d etonnement voyons etes vous prepare a l evenement le plus inoui et le plus heureux qui puisse nous arriver pas tant de preambule dit jean sortant du boudoir de marthe j avais voulu lui laisser le temps de vous preparer a embrasser un mort mais je ne puis tenir a l impatience d embrasser les vivants que j aime c etait bien le president des bousingots en chair et en os en esprit et en verite que je pressais dans mes bras jete parmi les morts dans l eglise saint mery le jour du massacre il s etait senti encore tenir a la vie par un fil et se trainant sur ces dalles ensanglantees il etait parvenu a se blottir dans un confessionnal ou un bon pretre l avait trouve recueilli et secouru le lendemain ce digne chretien l avait cache et soigne pendant plusieurs mois qu il avait passes chez lui toujours entre la vie et la mort mais comme c etait un homme timide et craintif il lui avait beaucoup exagere le resultat des persecutions essayees contre les victimes du juin et l avait empeche de faire connaitre son sort a ses amis affirmant qu il etait impossible de le faire sans les compromettre et sans l exposer lui meme aux rigueurs de la justice j avais alors l esprit et le corps si affaibli dit laraviniere en nous racontant son histoire que je me laissai diriger comme le voulait mon bienfaiteur et la peur de cet homme admirable d ailleurs etait si grande qu il n attendit pas que je fusse transportable pour me conduire dans sa province il m y laissa chez de bons paysans auvergnats ses pere et mere qui m ont tenu jusqu a present cache au fond de leurs montagnes me soignant de leur mieux me nourrissant fort mal et me tourmentant beaucoup pour me faire confesser car ils sont fort devots et mon etat d agonie continuelle leur donnait tous les jours a penser que le moment de rendre mes comptes etait venu ce moment n est pas eloigne il ne faut pas vous faire illusion mes chers amis parce que vous me voyez sur mes jambes et assez fort pour donner la chasse a m horace dumontet je suis frappe a fond et sur toutes les coutures j ai deux balles dans la poitrine et une vingtaine d autres horions qui ne pardonnent pas mais j ai voulu venir mourir sous le ciel gris de mon paris bien aime dans les bras de mes amis et de ma soeur marthe me voila bien content habitue a souffrir resolu a ne plus me soigner enchante d avoir echappe a la confession et tranquille pour le peu de temps qui me reste a vivre puisque l acte d accusation des patriotes du juin n a pas fait mention de ma laide figure ah dame je ne suis pas embelli ma pauvre marthe et vous ne devez plus craindre de tomber amoureuse de ce jean que vous avez connu si beau avec un teint si uni une barbe si epaisse et de si grands yeux noirs jean plaisanta ainsi toute la soiree et arsene qui l avait deja embrasse mais a qui on avait cache l algarade d horace etant rentre nous soupames tous ensemble et la gaiete heroique du revenant ne se dementit pas en le voyant si heureux et si enjoue marthe ne pouvait se persuader qu il fut incurable moi meme en observant ce qui restait de force et d animation a ce corps extenue je ne voulais point renoncer a l esperance mais craignant de me faire illusion je le soumis a un long et minutieux examen quelle fut ma joie lorsque je trouvai intacts les organes que laraviniere avait crus attaques et lorsque je me convainquis de la possibilite d appliquer un traitement efficace ce fut pendant plusieurs mois mon occupation la plus constante et grace a la bonne constitution et a l admirable patience de mon malade nous le vimes reprendre a la vie et retrouver la sante rapidement les tendres soins de marthe et d arsene y contribuerent aussi il s associa desormais a ce jeune menage dont il vit avec joie l heureuse et noble union vois tu me disait il un jour je me suis autrefois imagine que j etais amoureux de cette femme lorsque je la voyais malheureuse avec horace c etait une illusion de l amitie ardente que je lui porte depuis qu elle est relevee purifiee et recompensee par un autre je sens a la joie de mon ame que je l aime comme ma soeur et pas autrement je ne vous dirai point le reste de l histoire de laraviniere la suite de sa vie fournirait trop de choses et amenerait des reflexions qu il faudrait developper a part et lentement tout ce que je puis vous en apprendre c est que persistant dans son incorrigible et sauvage heroisme il a peri et cette fois helas tout de bon dans la rue et le fusil a la main a cote de barbes heureux d echapper au moins aux tortures du mont saint michel quant a horace quelques jours apres son brusque depart je recus de lui une lettre datee d issoudun ou il m avouait la verite temoignait sa honte et son repentir et me priait de lui envoyer son portefeuille et sa malle je fus touche de sa tristesse et vivement afflige de la position miserable qu il s etait faite lorsqu il lui eut ete si facile d en avoir une fort belle j eus un reste de crainte pour lui et songeai encore a l aller rejoindre pour le sermonner et le consoler jusqu a la frontiere mais comme sa lettre etait fort raisonnable je me bornai a lui envoyer ses effets et ses valeurs en lui promettant de la part de marthe et de nous tous le pardon l oubli et le secret l editeur de cette histoire engage chaque lecteur a vouloir bien lui faire la meme promesse d autant plus que le dernier acces de folie d horace ne compromit en rien le bonheur de marthe et qu horace est devenu lui meme un excellent jeune homme range studieux inoffensif encore un peu declamatoire dans sa conversation et ampoule dans son style mais prudent et reserve dans sa conduite il a vu l italie il a envoye aux journaux et aux revues des descriptions assez remarquables et tres poetiques auxquelles personne n a fait attention aujourd hui le talent est partout il a ete precepteur chez un riche seigneur napolitain et je le soupconne d en etre sorti avant d avoir mene ses eleves en quatrieme pour avoir fait la cour a leur mere il a compose ensuite un drame flamboyant qui a ete siffle a l ambigu il a refait trois romans sur ses amours avec marthe et deux sur ses amours avec la vicomtesse il a ecrit des premiers paris d une politique assez sage dans plusieurs journaux de l opposition enfin ayant moins de succes en litterature que de talent et de besoins il a pris le parti d achever courageusement son droit et maintenant il travaille a se faire une clientele dans sa province dont il sera bientot j espere l avocat le plus brillant